mercredi 29 janvier 2014

Dans les ruines rouges du siècle


Les performeuses les plus hot de la planète, les artistes punk qui nous ont forcés à voir la pataude Russie et ses babouchkas autrement, les dissidentes qui n’ont pas eu peur de dénoncer le Kremlin et l’Église orthodoxe russe d’un même souffle, les judicieusement nommées Pussy Riot sont de retour.
  Juste à temps pour troubler la fête des Jeux d’hiver de Sotchi encore davantage.
  Maria Alyokhina et Nadezhda Tolokonnikova ont été graciées en décembre dernier par un Vladimir Poutine voulant se montrer magnanime à l’aube du grand rendez-vous d’hiver. Avec la même baguette magique, le président russe a également libéré le magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovsky et 28 militants de Greenpeace (dont un Québécois). Les Greenpeace sont rentrés précipitamment chez eux, le milliardaire Khodorkovsky s’est exilé en Allemagne, mais les deux jeunes femmes, elles, sont restées sur place, reprenant leur croisade anti-Poutine, sobrement habillées cette fois, et sans l’ombre (ou presque) d’un juron. Peu de « décâlisse » ou de nudité pour les Pussy Riot d’aujourd’hui.
  Selon la journaliste russo-américaine Masha Gessen, 16 mois dans un camp de travail à geler, à manquer de nourriture et à coudre des uniformes de policier 16 heures par jour ont transformé Maria Alyokhina, 26 ans, et Nadezhda Tolokonnikova, 24 ans, de performeuses punk en dissidentes politiques de taille. Dans un récent article du Globe and Mail, on parle même d’elles comme les nouvelles Soljenitsyne et Sakharov.
  À la manière des samizdats de l’époque soviétique, les écrits de la leader du groupe, Nadezhda Tolokonnikova, décrivant les conditions de détention qu’elle et sa compagne ont dû subir ont circulé à l’extérieur. Du même coup, les Pussy Riot qui ont toujours fait sourciller, même parmi les Russes progressistes, sont devenues la voix de l’opposition dans un pays qui en compte actuellement très peu. Et quelle opposition.
  « Elles sont l’exact contraire de Poutine », dit la propriétaire de galerie d’art qui projetait cette semaine un documentaire (interdit encore récemment) sur les Pussy Riot. « Il est un homme, elles sont des filles. Il est vieux, elles sont jeunes. Il est gris, elles sont colorées. Il est riche, elles sont pauvres. Elles ont démasqué au monde entier comment notre système fonctionne, la justice, les prisons, mais aussi la force de la communauté artistique en Russie. »
  Moi, dans les ruines rouges du siècle, le titre de la magnifique pièce de théâtre d’Olivier Kemeid racontant la vraie histoire d’un ami comédien, Sasha Samar, jeune Ukrainien qui a vécu les derniers soubresauts de l’empire soviétique, pourrait très bien servir ici pour décrire Maria Alyokhina et Nadezhda Tolokonnikova : « Elles, dans les ruines rouges du siècle » — qui, en Russie, n’en finit pas de hoqueter.
  Les Jeux d’hiver de Sotchi sont le tour de passe-passe de Vladimir Poutine pour convaincre le monde entier que la Russie est désormais de ce siècle, moderne, démocratique et florissante par-dessus le marché. Évidemment, il n’a pas fallu attendre la réapparition des Pussy Riot, ou encore l’histoire des toilettes siamoises (voir la délicieuse chronique de Jean-François Nadeau dans Le Devoir du 27 janvier), pour s’apercevoir qu’il n’en est rien. Les Jeux de Sotchi, qui vont coûter plus cher que tous les Jeux d’hiver réunis, qui ont remis le feu aux poudres dans les territoires musulmans environnants et qui, par conséquent, présentent un potentiel terroriste inquiétant, où les travailleurs des installations n’ont souvent pas été payés et où la population locale vit dans la pauvreté, pour ne rien dire du fait que Sotchi est une ville où poussent des palmiers, sont d’une absurdité totale.
  Maria Alyokhina et Nadezhda Tolokonnikova ont fermement l’intention de le souligner. Le 7 février, jour d’ouverture des Jeux, elles seront de retour dans la blafarde Mordovie, « l’archipel du goulag » de la Russie d’aujourd’hui, pour intenter des recours judiciaires au nom des prisonniers politiques toujours incarcérés là-bas. « Tous les Russes doivent réfléchir aux raisons pour lesquelles il faut se débarrasser de Poutine », dit Nadya Tolokonnikova.
  Qu’adviendra-t-il de ces Dames Émeutes une fois les Jeux terminés, les médias étrangers repartis et le président russe et ex-officier du KGB revenu à ses instincts de base ? Qui sait. En attendant de voir, souhaitons-leur un gros merde dans cette courageuse tentative d’ébranler les colonnes du temple.

mercredi 22 janvier 2014

Le privé est politique

Le dernier scandale impliquant un homme politique fait grincer des dents. On se plaint, non pas tant de la relation clandestine du président François Hollande avec sa jeune maîtresse, mais du bruit médiatique causé par cette indiscrétion. « Une inquisition d’un autre âge », dit le chroniqueur et correspondant du Devoir à Paris, Christian Rioux, qui déplore l’abolition des « cloisons entre vie publique et vie privée ».
  S’il est vrai que la vie sexuelle des politiciens fait aujourd’hui davantage la manchette, encore faut-il se demander pourquoi. Mon collègue Christian tient la « pudibonderie anglo-saxonne » pour responsable. Je crois plutôt que cette curiosité médiatique tient à la prolifération des médias à potins (dont les Britanniques, curieusement, détiennent le secret), mais aussi au féminisme.
  C’est grâce au mouvement des femmes, après tout, qu’on a commencé à remettre en question l’étanchéité de la vie privée. Le « privé est politique », le grand slogan des années 70, déclarait que le sexisme était d’abord affaire personnelle et que le lieu privilégié de la domination masculine était justement la vie privée. Pas question, donc, de passe-droit au nom du « c’est privé » puisque là se trouvait le carcan dans lequel les femmes étaient enfermées et qui, par ailleurs, permettait aux hommes d’y faire un peu n’importe quoi.
  Maintenir que toute incursion dans la vie personnelle d’un homme public est sans intérêt, voire de bas étage, revient à lui donner carte blanche dans ses interactions avec son entourage immédiat, en commençant par les femmes. On a beau appeler ça, encore aujourd’hui, du savoir-vivre, il s’agit d’un système de classe qui favorise les puissants, des hommes blancs d’âge mûr dans 90 % des cas.
  Je me souviens d’un prof de littérature — que j’adorais, par ailleurs — grand amoureux des arts et des lettres, qui disait : « Vous n’avez pas à savoir si Balzac se cure le nez ou si Dostoïevski bat sa femme. Vous n’avez qu’à vous préoccuper de ce qui est écrit sur la page. » J’étais très impressionnée par ce genre de discours qui mettait l’art au-dessus de toutes préoccupations bassement quotidiennes. C’est seulement plus tard, une fois politisée, que j’ai compris combien cette façon dite supérieure de penser laissait libre cours à des comportements allant du malséant au carrément odieux.
  Dostoïevski, soit dit en passant, ne battait pas sa femme. Il l’aurait fait que Les frères Karamazov demeurerait un chef-d’oeuvre aujourd’hui. À la rigueur, je peux admettre Voyage au bout de la nuit au palmarès des grands romans malgré le fait que son auteur, Louis-Ferdinand Céline, fut un effroyable antisémite. Il est par contre plus difficile de tracer ce genre de distinction en politique. Non pas que le droit à la vie privée n’existe pas ; il existe tout à fait. On ne se préoccupe pas de fouiller dans la vie personnelle des dirigeants à moins qu’il y ait une raison politique de le faire. Or, l’hypocrisie, le mensonge, la manipulation, le deux poids deux mesures… sont tous des raisons de le faire.

Manque de jugement
  Ce n’est pas le fait d’avoir une maîtresse qui embarrasse François Hollande aujourd’hui ; c’est la façon avec laquelle il s’y est pris. Le coup du casque de Vespa, les croissants livrés par ses gardes du corps, pour ne rien dire de la trahison de sa légitime compagne. Gros manque de jugement de la part d’un homme payé grassement pour en avoir. Comme Bill Clinton avec Monica Lewinsky, ou encore Dominique Strauss-Kahn et ses partouzes, c’est l’espèce de puérilité juvénile qui s’empare de certains grands hommes lorsque la sexualité se conjugue avec clandestinité. La clé de leur manque de jugement semble en effet liée à cette équation toxique : sexualité + clandestinité. Ils se comportent un peu comme les Américains durant la prohibition d’alcool, en perdant les pédales devant la chose interdite.
  On peut d’ailleurs se demander si on n’assiste pas ici à l’effet pervers de vieux stéréotypes sexuels. Le privé ayant longtemps été le domaine des femmes, les hommes, occupés et valorisés ailleurs, n’avaient pas à y réfléchir ni à se poser de questions là-dessus. Ce domaine était un peu de l’ordre de l’inconscient, du pilote automatique. Il n’est pas impensable que cette division millénaire du travail fasse quelques ravages encore aujourd’hui.

mercredi 15 janvier 2014

Appeler un chat un chien

Au cas où vous l’ignoriez, nous avons entamé mardi le 149e jour de débats sur la charte de la laïcité. J’ai compté. Quatre mois et demi d’âpres discussions, mais sans le moindre happy end en vue. Le ministre responsable, Bernard Drainville, toujours aussi insouciant par rapport au climat qui sévit dans les chaumières, répétait encore cette semaine que, malgré la commission parlementaire qui débute, rien ne changerait pour ce qui est des grands principes de son projet de loi. Aussi bien dire : on entame un grand exercice de tournage en rond.
  Malgré l’inconfort de se retrouver à couteaux tirés avec un voisin, un collègue ou un membre de sa famille (je ne peux pas croire que ça ne vous est pas arrivé, vous aussi), plus dure encore est l’attitude du gouvernement Marois dans toute cette histoire. Je veux parler surtout de cette façon d’appeler un chat un chien, de dire le contraire de la réalité, d’affirmer que nous vivons une « crise » alors que tous les intervenants disent le contraire, de prétendre vouloir la « cohésion » alors qu’aucun débat n’a créé autant de divisions, de se dire préoccupé par l’égalité hommes-femmes, « la chose la plus importante au Québec » (mon oeil), alors que, visiblement, la chose qui compte actuellement est de positionner le Québec comme l’adversaire incontesté du multiculturalisme, question de tenir le Canada et tout l’univers anglo-saxon à bout de bras. Lisez la lettre que Jean-François Lisée publiait cette semaine dans le New York Times, très instructif à cet égard.
  Le romancier George Orwell a un nom pour ce genre de sémantique contradictoire : la doublepensée (doublethink). Dire une chose, le plus sincèrement du monde, tout en évoquant son contraire, arme politique redoutable et malaisée s’il en est une. Les manoeuvres du gouvernement Marois sont à ce point cousues de fil blanc que j’ai fini par croire, moi aussi, qu’il n’a pas du tout l’intention, malgré ce qu’il en dit, de passer son projet de loi. Un parti quelque soit peu sérieux à cet égard aurait commencé par fournir des études, aurait proposé une définition de la neutralité d’État, ce qui manque toujours à l’appel, aurait, vu son statut minoritaire, davantage écouté les voix discordantes, mis un peu d’eau dans son vin. Surtout, un parti bien motivé aurait sauté sur l’occasion de saisir le consensus qui se dégage pour en faire un premier projet de loi.

Unité de pensée
  Il existe après tout une extraordinaire unité de pensée sur les deux tiers du projet de loi 60. Nous voulons tous la neutralité de l’État comme principe fondateur, la réaffirmation de l’importance de l’égalité hommes-femmes et, finalement, des balises, plus limpides encore, pour encadrer les accommodements religieux. Devant une situation comme celle qui vient de se produire à l’Université York à Toronto, il faut que ce soit archiclair : personne ne peut invoquer un motif religieux pour éviter le contact avec des femmes, puisqu’il s’agit là d’une censure implicite de la présence des femmes sur la place publique. Personne ne veut ça.
  Il y aurait là un projet de loi que tout le monde s’empresserait de signer, comme le proposait d’ailleurs Québec solidaire en octobre dernier. Il s’agirait d’un véritable acte de cohésion permettant ensuite, à tête un peu plus reposée, de passer à l’étape plus difficile : jusqu’où interdire les signes religieux ? Curieusement, ce n’est pas ce que choisit le gouvernement Marois. Malgré les âpres divisions à ce sujet, malgré une détérioration des rapports sociaux et une augmentation des préjugés à l’égard de communautés culturelles — ce dont fait état un sondage Léger publié cette semaine —, malgré le fait que toutes les grandes universités du Québec, la Ville de Montréal, la Fédération autonome des enseignants, l’Association des médecins, la commission scolaire anglophone de Montréal, l’Hôpital juif de Montréal, pour ne rien dire de la Commission des droits de la personne, malgré le fait que toutes ces institutions clés sont en profond désaccord avec cette partie du projet, et ont l’intention de protester devant les tribunaux s’il le faut, le gouvernement fait la sourde oreille, préférant les quelques points de plus que sa position « sans compromis » récolte dans les sondages.
  À noter que cette hausse dans les sondages veut aussi dire une clientèle plus masculine et moins scolarisée pour le PQ. En plus de semer la pagaille dans les rangs, la charte de la laïcité est en train d’adéquiciser le parti de René Lévesque. De là à voir ce projet comme un pacte avec le diable, il n’y a qu’un pas que, visiblement, le PQ lui-même hésite à franchir. Au moins ça.

mercredi 8 janvier 2014

Rob Ford, le culotté

J’ai développé une fascination pour l’improbable maire de Toronto, Rob Ford. À l’instar des chaînes télévisées américaines, je ne peux plus m’en passer. Pas seulement parce qu’il est plus gros que nature, imprévisible, grotesque par moments, attendrissant par d’autres, mais parce que 70 jours après l’éclatement du scandale le concernant, il est non seulement toujours là, Rob Ford, dépouillé de la majorité de ses fonctions, au moment où l’on se parle, il a l’intention de se présenter à nouveau. Mieux, il a l’intention de gagner.
  « Je suis prête à lui donner une deuxième chance », a dit Peggy Hudson, une des « irréductibles » venus serrer la pince du maire lors de la réception du jour de l’An. C’est une tradition inspirée, dit-on, de Louis XIV qui, lui, recevait ses sujets (mâles seulement) à son chevet, question de se montrer quelque peu disponible le premier et sans doute seul jour de l’année. Pour l’occasion, le maire Ford portait son gros collier plaqué or et tenait une tasse où on pouvait lire : Stay calm and carry on (Gardez votre calme et poursuivez vos activités).
  « On croit qu’il peut se ressaisir, personnellement et professionnellement », ajoutait Mme Hudson. Le lendemain, Rob Ford étonnait tout le monde en soumettant, le premier, sa candidature pour les élections municipales en octobre. Je ne suis sans doute pas la seule qui s’est défait la mâchoire cette journée-là. Comme d’autres, j’étais convaincue que les jours du roi d’Etobicoke étaient comptés. À partir du moment où la police révélait l’existence de la fameuse vidéo le montrant fumant du crack, comment pouvait-il survivre à un tel déshonneur ? Ford avait beau crâner, s’excuser, verser dans le trémolo, ce n’était plus qu’une question de temps.
  Mais c’était sans compter sur les talents de prestidigitateur de Rob Ford. Bien sûr, il suffirait que la police porte des accusations contre lui pour que son château de cartes s’effondre. Ça peut encore arriver, le chef Blair n’a pas dit son dernier mot, mais en attendant, Ford est en train de créer une nouvelle façon d’exercer le pouvoir. Et c’est précisément ce qui me fascine. Après tout, le pouvoir, dans cet hémisphère tout au moins, est exercé par les gens qui savent se tenir, tout le contraire de Rob Ford.
  Jusqu’à récemment, il y avait un mode d’emploi strict pour accéder au pouvoir. Il fallait être 1- homme, 2- Blanc, 3- propriétaire, 4- de profession libérale. Ces quatre conditions assuraient la respectabilité et la crédibilité de l’individu, et souvent son élection. Bien que les temps aient changé, la formule persiste aujourd’hui environ 70 % du temps. Rob Ford, lui, se fait un malin plaisir de montrer qu’il n’est justement pas sorti d’une université ou d’un bureau d’avocats. Il se fout éperdument de suivre les codes de conduite d’usage. Il est l’outsider par excellence, l’hérétique venu venger le « little guy » longtemps méprisé par les élites de tout acabit, le Lone Ranger qui ne fait qu’à sa tête.
  Pied de nez
  Ford n’est pas un homme d’idées ; sa gestion de la ville se limite à ne pas augmenter les taxes et à ajouter des rames de métro. Mais il a compris une chose essentielle : dans la grande région métropolitaine, il y a suffisamment de gens comme lui qui n’en ont rien à cirer, de plans d’urbanisme ou de festival international de films, qui veulent que la ville fonctionne, un point c’est tout, et qui ne demandent rien de mieux que de faire un pied de nez à l’intelligentsia.
  J’ai habité six ans à Toronto. C’était peu de temps avant que Rob Ford prenne le pouvoir. Personne à ce moment-là n’aurait imaginé la Ville reine dirigée par un Gros-Jean comme devant, ayant des accointances avec le monde de la drogue par-dessus le marché. Impensable ! Toronto se distingue par sa propreté et son opulence, mais aussi par ses aspirations d’être « world-class ». Ford, une espèce de Tea Party à lui tout seul, n’est certainement pas dans la même catégorie. Bien que ce qu’il incarne n’est pas nouveau — on voit le même refus des règles et de l’élite chez les membres du Tea Party aux États-Unis —, la façon dont Ford s’y prend l’est tout à fait. Quel élu aura poussé la délinquance, le sans-gêne, la pitrerie aussi loin ?
  En 1863, John A. MacDonald, un des Pères de la Confédération, un homme qui aimait prendre un coup, aurait vomi en plein discours électoral. Ça ne s’oublie pas. Bien qu’un brin éméché par moments, John A. était par ailleurs un homme politique assez convenu pour l’époque. Ce n’est pas le cas de Rob Ford, dont les frasques comportent des démêlés avec la justice, ce qui semble peu affecter la popularité du maire pour l’instant.
  Jusqu’où la revanche des rustres ira-t-elle à Toronto ? Just watch him.