mercredi 23 mai 2018

La princesse au petit pois

La famille royale a rarement été aussi épiée, applaudie ou admirée que depuis qu’elle compte dans ses rangs une princesse sortie tout droit d’un conte de Disney, cette splendeur de femme métissée, fière de ses origines comme d’ailleurs de son féminisme, Meghan Markle, la désormais duchesse de Sussex. Ça nous change du temps où les princesses se couchaient sur un petit pois afin de prouver leur pedigree, leur peau de lait, leur talent inné à détecter le moindre corps étranger, des femmes à conserver sous cloche de verre, de préférence, ou, mieux, dans un donjon.
Les temps changent et, nonobstant les chapeaux d’Élisabeth II, la monarchie aussi. Et puis, disons-le, tant qu’à épouser le protocole, la porcelaine anglaise et les bonnes oeuvres pour toujours, aussi bien le faire pendue au bras du bad boy of the bunch, le prince Harry. « J’ai terriblement hâte de passer le reste de mes jours avec toi », lui aurait déclaré le coquin, le soir des noces. Comment résister à une telle histoire d’amour, à ce qui a toutes les allures d’un véritable conte de fées ?
La monarchie ne sert plus à grand-chose de nos jours, si ce n’est à fournir de belles parades ou de formidables histoires de couples. (Le prince Charles et son ineffable Camilla… c’était pas mal non plus.) L’idée d’une certaine noblesse également. Pas celle reliée à l’aristocratie, encore moins à l’impérialisme, mais plutôt celle qui se rattache à la notion de dignité et de beaux sentiments comme preuves indubitables d’une caste à part. Certains possèdent ce comportement princier d’instinct (Barack Obama, par exemple) alors que d’autres sont relégués au statut de voyous toute leur vie (en l’occurrence, Donald Trump).
Tout le monde rêve de se voir beau, et fier, et heureux comme Meghan et Harry. Mais, bon.
Qu’en sera-t-il dans 5, 10 ou 20 ans ? Quand les caméras et les touristes ne seront pas toujours au rendez-vous et la vie conjugale, plus du tout aussi palpitante? Harry marchera-t-il alors le dos courbé, deux mètres devant sa douce, comme le fait immanquablement la reine devant le prince Philip ? Protocole oblige. (Le dos courbé, c’est selon.) Lui montrera-t-il encore de l’affection ? L’effusion n’étant pas très prisée au sein de la famille royale, pas plus d’ailleurs que de manger de l’ail.
Et Meghan, elle ? Le courage qu’il lui a fallu pour tout balancer, son pays, sa carrière, son vieux chien et bien sûr sa précieuse liberté… reviendra-t-il un jour la hanter ? Comment une femme qui, dès l’âge de 11 ans, dénonçait la publicité sexiste d’une marque de savon s’accommodera-t-elle de tout ce qu’elle ne pourra ni dire ni faire ? Sachez qu’à partir de maintenant la duchesse n’a plus le droit de voter ou d’exprimer d’opinions politiques, de sortir seule, de croiser les jambes au genou (du moins, en public), de signer des autographes ou de prendre des selfies, ou encore de se coucher avant la reine lorsqu’en présence de Sa Majesté. La liste des interdits est évidemment plus vaste encore.
Comme devant Alexandre Taillefer qui rêve tout à coup de prendre la tête du château libéral, on a envie de dire : êtes-vous bien sûr ?…
L’ironie, en ce qui concerne Meghan, c’est que le vent d’ouverture que sa présence insuffle à la royauté comporte pour elle un coût terriblement élevé. En forçant la monarchie britannique à moins de snobisme et d’exclusion, Meghan — comme sa belle-soeur Kate Middleton, femme de William et simple roturière elle aussi — se retrouve, par le fait même, avec beaucoup moins de liberté, d’autonomie et d’indépendance à elle. L’exact contraire de ce que veut le féminisme, faut-il le souligner.
Petite anecdote à propos : dans les années 1980, le souhait féminin par excellence, celui murmuré la première fois par Blanche-Neige en 1937, « un jour, mon prince viendra », avait été reformulé au sein du mouvement des femmes pour dire : « Mon prince, un jour viendra… » Question de signifier qu’à partir de maintenant, une femme n’avait plus à attendre la main de Dieu, la cuisse de Jupiter ou une autre présence masculine, fût-elle princière, pour enfin devenir quelqu’un.
Alors, souhaitons-lui bonne chance ? Souhaitons-lui, malgré les courbettes et les formules obligées, malgré la cage dorée, de toujours croire en la liberté.

mercredi 16 mai 2018

La politique à la carte

Pour Marguerite Blais, les aînés, pour Michelle Blanc, le numérique, pour Michel Gauthier, les intérêts du Québec et pour l’homme d’affaires Alexandre Taillefer, ce sont les valeurs progressistes qui l’appellent. La politique étant un milieu difficile, ingrat même, il vaut mieux être porté par dedans, c’est sûr, avant de se jeter dans la gueule du loup. La surprise n’est pas là. Mais quel set carré de convictions disparates quand même, quelle macédoine de recrues et de partis drôlement assortis. Et swingue la baquaisse..

Après les questions posées par l’apparition de Vincent Marissal à Québec solidaire le mois dernier, interrogeons-nous à nouveau sur les véritables raisons de ces mariages à la va-vite. Que vient faire une femme « de gauche » (Marguerite Blais) à la Coalition avenir Québec ? Un « progressiste » (Alexandre Taillefer) à la direction de campagne d’un parti qu’il a lui-même critiqué pour ses politiques néolibérales ? Un pilier du Bloc québécois (Michel Gauthier) au Parti résolument conservateur du Canada ? Une spécialiste du numérique (Michelle Blanc) — qui visait en fait la CAQ, mais qui est prête à se laisser consoler par un autre —au PQ?

Je veux bien croire que la gauche et la droite sont des notions un peu galvaudées, qu’elles ne sont pas parfaitement étanches, qu’il faut toutes sortes de personnes pour former un parti politique, comme le Bloc et le PQ l’ont d’ailleurs chacun démontré. Mais, de grâce, un peu de suite dans les idées! Un peu de respect pour les partis politiques! Un peu moins d’ambition personnelle...

On met aujourd’hui le pied dans l’étrier non pas à cause de ce que représente le parti, mais malgré ce qu’il représente. Comme si l’important était l’étrier lui-même, l’élévation offerte du fait de se déclarer aspirant jockey. Et au diable le programme du parti. Pourtant, comme le disait Gabriel Nadeau-Dubois cette semaine, «tous les partis politiques veulent exercer le pouvoir». C’est la raison d’être d’une formation politique, sinon on passe à autre chose. En choisissant d’y adhérer, on choisit donc une certaine philosophie, une façon de concevoir le monde, de partager les ressources entre les plus forts et les plus faibles. Les aînés? De la tarte aux pommes. Tout le monde est pour. Idem pour le numérique et les supposés intérêts du Québec. Tous les partis fédéraux vont y aller, ici aussi, d’une génuflexion. C’est la partie facile.

La partie difficile, c’est de savoir comment on concilie sa petite niche à soi avec les intérêts décidément moins gracieux du parti choisi. Marguerite Blais peut-elle ignorer que la CAQ n’annonce rien de bon pour les garderies publiques, pour l’environnement, pour une fiscalité mieux répartie? Michel Gauthier, qu’il se joint à un parti dont la vision socio-économique est l’exact contraire de ce que le Bloc a longtemps représenté? Peut-il ne pas se rendre compte qu’Andrew Scheer, comme Stephen Harper avant lui, n’est vraiment pas Brian Mulroney? Un parti politique est une chapelle. Une fois entré, on peut toujours se tenir debout derrière, mais on ne peut pas faire semblant qu’on n’est pas à l’intérieur des murs. À moins évidemment d’être Donald Trump et, vous me voyez venir, c’est précisément le danger de ce type de pensée en vase clos, de cette politique nombriliste et à la carte.

L’élection de Donald Trump a achevé ce qu’il restait des valeurs et des principes républicains. Le parti d’Abraham Lincoln est aujourd’hui le parti de la compromission et du n’importe quoi. Si le cynisme envers l’establishment politique existait bien avant lui, son ignorance et son regardez-moi-bien-aller, son mépris des gens et des institutions ont fini par totalement dégrader la fonction qu’il incarne. Je ne prétends pas, bien sûr, qu’un Donald Trump se cache parmi les individus ici nommés. Seulement que la dévalorisation de la politique, le cynisme à son endroit, sont directement proportionnels à cette tendance à tourner les coins ronds, à jouer sur les émotions et, surtout, à dire une chose et son contraire.

Tout n’est pas réconciliable. Un parti qui a sabré les écoles et les services de santé ne peut pas décemment prétendre être l’ami des professeurs, des élèves et des malades aujourd’hui. Un parti qui a joué la carte de la division pour mieux rallier les Québécois de souche peut difficilement prétendre être un parti ouvert à tous. Que ce soit celui d’un parti ou celui d’un individu, l’opportunisme a toujours bien mauvais goût.

mercredi 9 mai 2018

Derniers de classe

Tout un choc, quand même. Nous arrivons bons derniers en ce qui concerne les diplômes d’études secondaires, dit une récente étude de l’Institut du Québec. Derrière l’Ontario, on veut bien, on a l’habitude, mais le Nouveau-Brunswick ? Les Territoires du Nord-Ouest ? Le problème n’est donc pas seulement financier, ni seulement celui des garçons non plus. Le Québec n’aurait que des filles au secondaire que nous traînerions toujours derrière : l’écart pour les diplômes entre les adolescentes de l’Ontario et celles du Québec était de 16 % aux dernières nouvelles.
Il y a donc une question plus large, une question qui, contrairement à celle des garçons, n’a pas encore été beaucoup discutée, d’autant plus qu’elle ne cadre pas avec la « démocratisation du savoir » dont nous sommes par ailleurs et à juste titre très fiers.
Le Québec fête cette année 50 ans d’un réseau éducatif unique en Amérique du Nord, le réseau des cégeps, 66 au total, en plus des 10 universités du Québec. Le fait d’avoir tapissé la province d’établissements postsecondaires explique pourquoi c’est ici qu’on compte le plus de diplômés universitaires à travers le pays. En matière d’éducation, il n’y a donc pas que de mauvaises nouvelles. Si on parle aujourd’hui du Canada comme d’une « superpuissance en éducation », c’est beaucoup grâce à cette donnée on ne peut plus québécoise.
Le Québec est aussi responsable de 1 % des publications scientifiques dans le monde, une quantité énorme par rapport à son poids démographique, et atteint des sommets en maths en 1re et 2e secondaire. À noter que ces derniers exploits sont surtout dus au sexe masculin, vu le nombre toujours famélique de femmes dans le domaine des sciences pures. Donc, tout n’est pas noir côté cour non plus. En d’autres mots, en matière de réussite scolaire, qu’il s’agisse des garçons ou de la province en général, le parcours du Québec est en dents de scie : d’un côté, on touche le firmament, de l’autre, les bas-fonds. À mon avis, il s’agit des deux côtés de la même médaille.
La réussite scolaire s’explique de deux façons, en règle générale : parce que c’est « de famille » ou parce que la survie du groupe culturel auquel vous appartenez en dépend. Il faut une certaine prédisposition pour aimer l’école, en d’autres mots. Soit parce que vous êtes tombé dedans étant petit et, donc, peu importe votre sexe, la lecture, la joie d’apprendre est aussi naturelle que celle de jouer. Soit parce que vous avez intégré l’idée que les études sont la seule façon de contrer votre marginalité culturelle ou socioéconomique. C’est la raison pour laquelle les immigrants, les Franco-Ontariens ou encore les anglophones du Québec réussissent très bien. C’est aussi pourquoi les filles pètent aujourd’hui des scores : elles ont besoin de cet avantage pour contrer le désavantage d’être fille. Ce n’est pas seulement parce qu’elles sont sages comme des images.
De la même façon, ce n’est pas d’abord leur incessant besoin de bouger qui coule les garçons. C’est une certaine indifférence vis-à-vis de l’école qui vient en grande partie du fait qu’ils ne sont pas convaincus qu’ils en ont besoin. Or, cette même indifférence se retrouve, et c’est tout aussi inquiétant, dans une certaine partie de la population francophone. Les sondages menés annuellement pour le compte de la Fédération des cégeps révèlent, dit son président, Bernard Tremblay, que de « 20 à 30 % de gens ne se sentent pas concernés par l’éducation postsecondaire ».
Pourtant, s’il y a un peuple qui craint pour sa survie, ce sont bien les Québécois. Pourquoi alors autant de francophones ne conçoivent-ils pas, à l’instar d’autres groupes vulnérables, l’éducation comme une bouée de sauvetage ? Serait-ce que les progrès d’après la Révolution tranquille, dont on vante sans cesse les mérites, le fameux Québec Inc., nous aveuglent face à une certaine carence intellectuelle ? Bernard Tremblay, lui, pense que l’industrie de la construction, une chasse gardée pour Québécois de souche sans beaucoup d’éducation, a pu servir de miroir aux alouettes pour bon nombre de jeunes hommes. « Il y a tout un secteur de l’économie qui a continué à prospérer sans l’apport d’études poussées », dit-il.
La tendance au Québec de se voir comme un petit village gaulois bien organisé, autosuffisant, unique au monde, expliquerait-elle, maintenant, l’indifférence plus large à l’égard de l’éducation ? Nous vivons ici comme dans une bulle, très souvent, bercés par l’illusion que nous avons vaincu l’obscurantisme, la fameuse Grande Noirceur. À tant se féliciter de ce qui a été accompli, a-t-on fini par ne plus voir le reste ?

mercredi 2 mai 2018

La rage de la solitude

Au tour de Toronto de pleurer un carnage insensé, la mort de huit femmes et deux hommes, de regarder dans le blanc des yeux son propre « tueur de masse », Alek Minassian, un homme qui n’est pas sans rappeler Alexandre Bissonnette et peut-être surtout Marc Lépine. Même colère. Même besoin de venger par le sang une aliénation sociale et sentimentale. Et, comme Lépine, même besoin de faire porter l’odieux du crime aux femmes, et plus particulièrement au féminisme.
Trente ans après que Marc Lépine eut déclaré que les féministes lui avaient toujours « gâché la vie », le tueur de la rue Yonge proclamait, quelques minutes avant sa cavalcade meurtrière, le début de « la révolution des incels [célibataires involontaires] ». Un appel au soulèvement des hommes victimes du féminisme, en d’autres mots ceux qui se retrouvent aujourd’hui rejetés par des femmes qui n’attendent plus qu’un homme les choisissent. On oublie que ce renversement des rôles est encore tout récent.
Or, l’importance de ce dernier attentat est de justement jeter un nouvel éclairage sur la rage de ces désespérés des temps modernes. Ce qu’Alek Minassian, son modèle Elliot Rodger, un Américain de 22 ans qui a tué six personnes en 2014, et la communauté virtuelle des incels, ces célibataires forcenés qui tiennent les femmes pour responsables de leur impopularité, nous disent, c’est que ce n’est pas tellement les voleuses de jobs qui les font sortir de leurs gonds, mais les empêcheuses de sexualité. Avant d’abattre ses victimes et de se suicider, Elliot Rodger a enregistré une vidéo pestant contre sa virginité forcée et les femmes qui l’avaient rejeté.
J’ai toujours soupçonné que c’est précisément ce sentiment d’être « embarré dehors » de l’affection des femmes, en commençant par celle de sa propre soeur et de sa mère, qui avait poussé Marc Lépine à tuer 14 femmes à l’École polytechnique. En bon défenseur des vieux codes masculins, sans doute n’était-il pas enthousiaste à l’idée de femmes ingénieures non plus. Mais seule une blessure profondément émotive et personnelle peut justifier un tel massacre. Si pour être un « vrai homme », l’obsession des tueurs de masse, il faut, mieux encore qu’un travail, une femme à ses côtés, alors il y a raison de croire que c’est cette désaffection-là, bien avant l’autre, qui les rend fous.
J’ai toujours pensé d’ailleurs que Marc Lépine réagissait au fait que plus il y aurait de femmes fortes et émancipées, moins des hommes nostalgiques de la vieille époque (comme lui) trouveraient preneuses. Dans son esprit, le féminisme le condamnait à la solitude à vie, à une forme de prison. Et voilà qu’aujourd’hui Alek Minassian, Elliot Rodger et les 40 000 masculinistes qui grognent dans les bambous viennent de le dire en toutes lettres, en appelant à la vengeance et au viol des femmes.
Il y a un parallèle à faire ici avec un autre phénomène qui a aussi mis beaucoup de temps à émerger : le mouvement de dénonciation des agressions sexuelles. On serait tenté d’ajouter les révélations troublantes sur les attouchements sexuels entre jeunes enfants dont parlait Le Devoir en fin de semaine. Car ce n’est certainement pas par hasard si les sujets sociaux de l’heure parlent tous de rapports sexuels, qu’ils soient tordus, inexistants ou carrément violents.
Il est de plus en plus clair que le backlash à la libération des femmes se déroule sur le terrain trouble qu’est la sexualité. Alors que tout ce qui se concrétise au grand jour, les nouvelles lois facilitant l’arrivée des femmes sur le marché du travail, leur présence accrue dans quasi tous les domaines… alors que cette progression-là procède plutôt rondement, sans contestation ouverte et toujours appuyée par de larges consensus, les tiraillements vis-à-vis de l’émancipation des femmes — ce qui passe inévitablement par la déhiérarchisation des hommes — se sont canalisés dans les rapports intimes. Dans ce qui ne se voit pas et qui se légifère encore moins et où tous les coups étaient encore, du moins jusqu’à la déferlante des #MoiAussi, permis.
C’est pourquoi le mouvement de dénonciation des agressions sexuelles est un événement particulièrement significatif pour les femmes. À quoi cela sert-il de conquérir la place publique si, en privé, on est constamment rabaissées, humiliées et violentées ? Si on veut réellement assurer l’égalité, voire l’harmonie hommes-femmes, il faut de toute urgence ouvrir les fenêtres des sous-sols, lever le voile sur les supposés « jardins secrets » et scruter de près ce qui se fait sur le Web. La phase II de l’égalité vient de prendre son envol et elle s’annonce plus délicate encore que la première.