mercredi 17 juin 2015

Gilles, Gilles, Gilles...

Je fais partie de ceux et celles qui se grattent la tête depuis une semaine. À quoi rime ce soudain retour en arrière ? Tu nous avais pourtant habitués, Gilles, à la pondération et aux idées claires. Quelle idée de reprendre un flambeau qui n’éclaire plus grand-chose ! De faire table rase des cinq dernières années et de penser que tout peut redevenir comme avant. On dirait un homme en peine d’amour. Comme l’amant éconduit qui supplie « ne me quitte pas », tu nous incites à tout oublier, à croire en un Bloc ragaillardi et en un temps nouveau. « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre… »

Tu invoques un « nouveau cycle politique » en oubliant que c’est à Ottawa, pas à Québec, que le renouveau s’est implanté. Personnellement, c’est ce qui m’irrite le plus de ta décision : tu surévalues le phénomène Péladeau tout en sous-estimant le phénomène Harper. Malgré l’austérité, les libéraux sont toujours confortablement en tête au Québec, il n’y a pas d’effet PKP sur l’ensemble de la population, et les jeunes font toujours cruellement défaut au sein du mouvement indépendantiste. François Legault, qui croyait pouvoir nous entraîner dans une « troisième voie », est forcé de conclure à l’échec. Au Québec, rien n’a beaucoup changé. Rien, outre la mort du grand Jacques Parizeau, ne nous laisse croire, pour l’instant, que nous avons « tourné une page ».

Au Canada, par contre, c’est une véritable révolution qui se trame depuis 2003. L’arrivée de Stephen Harper a précipité la fin des grands partis centristes de coalition, la fin également du Parti libéral comme le pont/bridge entre le Canada français et anglais. La création d’un nouveau Parti conservateur, véritablement à droite celui-là, a forcé les électeurs à se positionner selon l’idéologie gauche-droite. Du jamais-vu. C’est également ce qui se passe aux États-Unis, souligne Konrad Yakabuski dans le Globe and Mail, où les démocrates se positionnent de plus en plus à gauche et les républicains, de plus en plus à droite.

Au Canada, les grands gagnants de ce réalignement politique ont été les troupes conservatrices qui ont réussi, contre toute attente, à se maintenir au pouvoir depuis neuf ans. L’appui d’une base conservatrice indéfectible, que Harper traite d’ailleurs aux petits oignons, et la division du vote entre désormais trois grands partis ont certainement aidé. Mais après plus d’une décennie en poste, l’usure, voire les ravages du gouvernement Harper, se font sentir. Les Canadiens, généralement plus à gauche, en ont soupé. Le parti qui risque de profiter de ce ras-le-bol, le seul qui constitue une véritable option face au conservatisme abouti de Stephen Harper, est le Nouveau Parti démocratique. Du jamais-vu, là aussi. Après la vague orange au Québec, à l’effet Notley en Alberta et, il faut le dire, au travail minutieux de Thomas Mulcair à la Chambre des communes, le NPD pourrait, pour la première fois, prendre le pouvoir. Mais encore faut-il que les Québécois votent, comme en 2011, selon l’axe gauche-droite plutôt que souverainiste-fédéraliste.

Le gouvernement Harper, à tous égards, a été une véritable catastrophe. Il y a urgence de lui botter le cul, pas seulement lui faire les pieds de nez auxquels le Bloc nous a habitués. Que ce soit la culture, la science, l’environnement, les droits de la personne, les institutions et le processus démocratique, tout a été piétiné depuis neuf ans. Le gouvernement Harper a autorisé la torture, suspendu illégalement le Parlement, triché durant les élections, mis la clé dans l’accès à l’information, mis la hache dans le recensement national et le registre des armes à feu, contrôlé la fonction publique jusqu’à l’étouffement, fermé les organismes qui voient à la protection de l’environnement, des aliments, de l’eau, empêché les scientifiques de parler, quand le congédiement ne les attendait pas tout bonnement. L’irresponsabilité de ce gouvernement en ce qui concerne seulement l’environnement, le défi de l’heure, est suffisante pour nous inculquer le devoir moral de s’en débarrasser.

Alors, que vient faire le Bloc « duceppesisé » dans cette galère ? Arracher quelques sièges au NPD au nom d’un « match de la revanche », ce qui ne peut qu’avantager les conservateurs ? C’est ça ta défense du Québec ? Toi, l’homme de gauche, qui, avec Jacques Parizeau, a le mieux résisté aux tentations identitaires et autres idées réactionnaires des dernières années, c’est ça ton idée du progrès ? Te voilà à ton tour prêt à mettre en suspens toutes les choses qui importent aujourd’hui (voir nomenclature ci-dessus) au nom de l’hypothétique grand soir ?

Désolée, Gilles, mais il y a toujours bien une limite à prendre des vessies pour des lanternes.

mercredi 10 juin 2015

Les invasions barbares

La Montréalaise Jaela Bernstien est la dernière victime d’une mode qui a assez duré. Il s’agit du commentaire obscène, toujours le même (« Fuck her right in the pussy »), lancé à des femmes journalistes en pleine rue. Journaliste à CBC Montréal, Mme Bernstien menait un vox pop sur la mort de Jacques Parizeau, vendredi dernier, quand des hommes lui crièrent le fameux « FHRITP ». Inspirée par la réaction d’une collègue torontoise, Shauna Hunt, quelques semaines plus tôt, la jeune femme tourna ensuite sa caméra sur ses assaillants. « Vous vous trouvez drôles, je suppose. » Disant faire du « commentaire », nos jeunes Wisigoths ripostèrent en lançant : « Tu ne connais pas la blague ? »

Dernière coutume sortie des profondeurs abyssales des réseaux sociaux, ladite farce fait sensation depuis qu’un vidéaste américain, John Cain, a lancé un canular en janvier 2014. Prétendant être un reporter de Fox News, Cain simule une conversation, vraisemblablement avec son cameraman, où il confie vouloir sauter une jeune femme disparue. « Peut-être c’est ce que je vais faire quand ils vont la trouver, je vais la fourrer. Drette dans la chatte ! » dit-il.

Publiée sur YouTube sous la rubrique « reporter congédié après commentaires en direct sur femme disparue », la vidéo s’est répandue comme une traînée de poudre, appuyée quelques mois plus tard d’une deuxième vidéo où un homme, plus âgé cette fois, arrache le micro à une femme journaliste et crie « FHRITP » à la caméra. Le dénommé Fred a répété l’exploit de nombreuses fois et est vu par certains aujourd’hui comme un « artiste Internet » et un maître de la subversion. Des tasses et des t-shirts à l’effigie de l’homme à la moustache grise, sous-titrés « FHRITP », sont disponibles sur le site de John Cain et FHRITP.com. Et des douzaines d’exemples de journalistes — hommes et femmes mais à majorité des femmes — au Canada, aux États-Unis et ailleurs, se faisant bousculer et coiffer du célèbre juron, pullulent sur les réseaux sociaux.

On peut toujours dire qu’il ne s’agit pas vraiment de sexisme. Qu’il s’agit d’ados attardés, d’une mauvaise blague, de vandalisme en direct, de la revanche des réseaux sociaux sur les médias traditionnels, ou même, de journalisme « citoyen » sur l’état du monde. À la suite du congédiement d’un employé d’Hydro One à Toronto, pris en flagrant délit dans l’altercation concernant Shauna Hunt (« tu devrais te compter chanceuse qu’on t’ait pas planté un vibrateur dans l’oreille », lui dit-il), beaucoup se sont d’ailleurs offusqués de sanctions aussi sévères. « Au Canada, il y en a qui se font virer à cause de FHRITP ! » twittent les fans, comme si le sens de l’humour et du « cool » étaient décidément morts dans les steppes nordiques.

Mais, comme dit une femme journaliste interviewée à la CBC, ce genre de blague« n’arrive pas par hasard ». Une étude britannique (Demos, 2014) démontre d’ailleurs que les femmes sont davantage soumises à de l’intimidation, aux menaces et au langage haineux que les hommes sur Internet. « Des comptes aux noms de femmes ont reçu en moyenne 100 messages menaçants ou sexuellement explicites par jour alors que les noms d’hommes n’en récoltaient que 3,7. » Les hommes connus, par contre, sont plus susceptibles de recevoir des messages négatifs que leurs vis-à-vis féminines, sauf dans une catégorie : les femmes journalistes. « Je n’ai jamais connu un moment dans ma carrière où les obscénités ne faisaient pas partie de mon travail », dira une autre panéliste à CBC. « Ça commence souvent par des choses assez anodines comme “ marie-moi ”, jusqu’au jour où vous avez un gars qui tente de vous embrasser directement en ondes. » Ou encore, qui vous crie « je vais te sodomiser, ça va être ta fête ! » dira une quatrième journaliste en pleurs.

Et si les femmes journalistes sont particulièrement ciblées, c’est aussi la « fête » pour les femmes dans les forces armées, comme nous le rappelle le rapport « accablant »de l’ex-juge Marie Deschamps, ainsi que des femmes en politique. La députée néodémocrate Megan Leslie, lors d’une conférence à l’Institut Broadbent en avril, divulguait la panoplie de commentaires parfois haineux, souvent sexuels, toujours abusifs que reçoivent les femmes parlementaires, tous partis confondus. Tout se passe comme si les femmes qui osent s’aventurer du côté du pouvoir avec un grand P ne demandaient qu’à être remises à leur place.

L’allusion au viol, loin d’être anodine, est ici l’arme par excellence. C’est comme si on criait à un homme noir dans la rue « pendez-le à un arbre ! », une expression qui rappelle les conditions exactes d’une oppression pas si lointaine. Les Wisigoths de ce monde devront trouver mieux s’ils s’entêtent à nous faire rire.

mercredi 3 juin 2015

Un grand Monsieur

Je me souviens de Jacques Parizeau qui prépare une salade pour le dîner, sa manière un peu solennelle de faire les choses, et de ses mains qui tremblent. C’était en 2003. Nous étions dans sa maison de campagne, une belle vieille ferme dans l’Estrie, à tourner un documentaire sur lui. Il y avait là un homme que peu de gens connaissent. Un homme en manches de chemise, avide de se promener en quatre roues, fier de nous montrer son érablière. Et, malgré son culte pour ses « jardins secrets », un homme prêt à se laisser scruter — du moins, extérieurement — même si ça ne l’avantageait pas tellement.

Il aurait pu très bien dire : « Arrêtez la caméra. Dieu sait ce que les gens vont dire d’un homme qui tremble. » Il ne l’a pas fait. Jacques Parizeau s’était engagé, après d’assez longues négociations, à faire ce documentaire et, comme tout ce qu’il avait décidé dans sa vie, il irait jusqu’au bout. Quelques mois plus tard, au moment d’enregistrer l’entrevue sur le référendum crève-coeur de 1995, l’entrevue qu’il ne voulait pas faire, il fera preuve de la même loyauté. Même si visiblement en colère de devoir revenir sur un épisode peu glorieux — « condamné urbi et orbi par toute la société québécoise », dira-t-il, — il jouera le jeu jusqu’au bout, tout en indiquant son déplaisir de devoir rejouer dans ce film-là.

Comme bien des journalistes, j’ai toujours eu un peu peur de celui qu’on appelait « Monsieur ». D’abord, il était aux antipodes du Québécois moyen, avec son langage bien à lui, ses manières d’aristocrate, son quant-à-soi britannique. Tout ce que nous aimions chez René Lévesque — l’humilité, le doute, la simplicité — lui faisait en fait défaut. Il était par conséquent plus difficile à aborder, voire à aimer. La réalisation de ce documentaire m’a fait comprendre qu’il en souffrait. J’ai commencé à aimer Jacques Parizeau à partir de ce jour-là, à partir de cette main qui tremblait et qu’il tentait ni de dissimuler ni d’expliquer. J’ai compris qu’il ne traînait pas seulement la blessure du référendum, il traînait cette autre blessure plus personnelle, celle du mal-aimé. Il s’agit d’un des secrets qu’il aura sans doute emportés avec lui dans la tombe.

Je pense qu’il y avait une tendresse chez cet homme, pas toujours évidente, c’est vrai, qu’il a surtout réservée pour les femmes de sa vie, qui ajoutait à la solitude déjà manifeste d’un homme à part, pas comme les autres, très au-dessus de la moyenne. Mais aussi incompris, dont de lui-même. Comme bien des hommes de sa génération, l’introspection n’était pas sa tasse de thé. Quand je lui ai demandé « qu’est-ce qu’on ne connaît pas de vous ? », il a aussitôt plaidé l’ignorance, invoquant la « sacrée carapace » qu’il avait dû se construire comme homme public.

Outre sa solitude, j’apprendrai quand même deux choses peu connues. « Si je n’avais pas été économiste, j’aurais été musicien », dit-il. L’homme à la sensibilité à fleur de peau, dont la main ou la lèvre supérieure pouvaient parfois trembler, aurait voulu être un artiste. Plus révélateur encore, Jacques Parizeau dit avoir eu la piqûre du nationalisme, non pas au contact de l’équipe du tonnerre de Jean Lesage, ou encore de René Lévesque, mais grâce à sa première femme, Alice Poznanska. Une fière Polonaise qui a fait partie de la Résistance durant la guerre, c’est elle qui lui fera découvrir « ce que c’est que l’appartenance ». À travers l’amour d’une femme, Jacques Parizeau aura donc découvert l’amour du Québec — à défaut de l’amour de la politique, ce « grand concert d’orteils », à laquelle il s’astreindra par devoir. À partir de ce moment-là, il ne cessera d’ailleurs de vanter les mérites de ce pays et de ses habitants.

Le Québec est en deuil aujourd’hui pas seulement parce qu’il « n’y en a plus beaucoup comme lui », mais parce qu’il n’y en a jamais eu beaucoup comme lui. Jacques Parizeau est une espèce de brillante anomalie dans l’histoire du Québec, une étrange comète venue éclairer notre trajectoire. Si René Lévesque nous a légué un sentiment de fierté, Jacques Parizeau, lui, nous a donné le sens du devoir, la rigueur dans l’engagement, la loyauté aux principes. Il nous a fait l’énorme cadeau de démontrer ce que c’est que d’être fidèle à ses amours.

S’il n’est pas parvenu à mettre le Québec « debout », il nous a aidés, tous, à nous tenir plus droits. Puisse son exemple nous inspirer longtemps.