mercredi 27 mars 2019

Le seul compromis possible

À la suite de la décision de la Ville de Montréal de remiser ses crucifix et à quelques heures du dépôt du projet de loi tant attendu sur la laïcité, le compromis serait-il dans l’air ? Parions que le PM, un homme pragmatique s’il en est un, cherchera à mettre un peu d’eau dans son vin. Le crucifix de Duplessis pourrait bien prendre la voie du musée afin de mieux serrer la vis ailleurs : l’interdiction de signes religieux aux enseignant(e)s ainsi qu’aux autres pauvres innocents que le gouvernement Legault semble vouloir maintenant inclure dans la mêlée.
Si le compromis est nécessaire en démocratie, comme l’écrivait mon collègue chroniqueur Christian Rioux, le seul qui est acceptable en matière de laïcité est celui proposé par Bouchard-Taylor : l’interdiction de signes religieux pour les représentants de l’État ayant un pouvoir de coercition (juges, policiers, gardiens de prison et procureurs de la Couronne). Coercition voulant dire ici le pouvoir de vous mettre en prison, point à la ligne. Et, même là, il faut un peu se pincer les narines pour faire passer la pilule. Ce n’est pas ainsi, après tout, que la laïcité se conjugue. Celle-ci consiste d’abord en la séparation de l’Église et de l’État. Disposition qui, ici comme ailleurs, ne pose aucun problème : il y a longtemps que la religion ne mène plus la politique par le bout du nez en terres d’Occident.
La laïcité implique ensuite la neutralité de l’État. C’est là que les malentendus abondent, car ladite neutralité est strictement celle de l’État, de son état d’esprit, si l’on veut, et de ses bâtiments, non de ses représentants. Un état laïque doit n’avoir aucune idée préconçue vis-à-vis de la religion. Or demander à ses employés, incluant les plus redoutables, de cacher leurs signes religieux démontre un parti pris antireligieux. Sans pour autant garantir la neutralité d’esprit tant recherchée. D’une part. C’est également piler sur les droits fondamentaux de ses citoyens et faire fi du troisième grand principe de la laïcité : traitement égal pour tous devant la loi.
En interdisant, depuis 2004, le port de signes religieux tant chez ses enseignantes que chez ses élèves, la France, elle, a trahi l’esprit de sa propre loi (1905). En faisant de la laïcité une « compétence du citoyen » plutôt que celle de l’État, dit un essayiste français, on a « inversé le sens de la laïcité ». Résultat ? L’Hexagone exige un « comportement laïque » aujourd’hui comme jadis l’Église exigeait un comportement « chrétien » de ses fidèles.
La commission Bouchard-Taylor a voulu éviter, et c’est tout à son honneur, de faire de la laïcité une nouvelle religion. On n’a pas voulu transférer le fardeau de la « perfection » sur les épaules des individus. Sauf dans le cas des gardiens de l’ordre public. Pourquoi l’exception ? C’est ici que les narines se décoincent un peu : parce que ces derniers sont les seuls pour lesquels le fameux « bien commun » peut être invoqué. Juges, policiers, gardiens de prison et procureurs de la Couronne travaillent au bien-être collectif. Ce qui n’est absolument pas le cas, n’en déplaise au gouvernement Legault, des enseignantes, des gardiens de sécurité ou du président de l’Assemblée. À ce titre, pourquoi ne pas inclure les vidangeurs, les brigadiers scolaires et les chauffeurs d’autobus ? Tant qu’à piler sur des droits fondamentaux, assurons-nous, au moins, d’une raison valable, d’une raison de droit. C’est ce calcul qui explique le strict compromis Bouchard-Taylor, seule proposition véritablement consensuelle à ce jour, doit-on ajouter.
L’autre raison qui justifie cette mesure d’exception, c’est l’histoire du Québec. La proposition Bouchard-Taylor m’a toujours parue d’abord et avant tout comme un accommodement raisonnable face à la hantise religieuse québécoise. Une façon d’exorciser un mal qui, heureusement, n’atteint plus les plus jeunes mais empoisonne encore l’esprit des plus vieux. C’est ce même besoin d’apaisement qui explique sans doute la charte des valeurs péquiste et les velléités caquistes en matière de laïcité. Mais en voulant calmer cette hantise bien de chez nous, l’un et l’autre partis sont toujours un peu trop prompts à jeter les femmes voilées en pâture. Comment penser qu’on résout un problème en en créant un autre ? Sans parler de l’éléphant dans la pièce : les droits individuels.
La légitimité politique de toute démocratie repose, soulignons-le, sur deux choses : le respect des libertés fondamentales et le suffrage universel. Oui, les droits collectifs comptent aussi, particulièrement dans un pays où la présence de deux peuples fondateurs nous y oblige. Mais droits individuels et collectifs n’ont pas la même valeur démocratique, car seuls les premiers sont immuables et universels. Alors que la définition du bien commun change selon l’époque et les gouvernements, les droits individuels sont au coeur même d’une existence qui vaut la peine d’être vécue. Ils sont les véritables remparts de la liberté, de la dignité et de l’égalité.
Quel gouvernement voudrait en faire l’économie ?

mercredi 20 mars 2019

"Le Québec, c'est moi"

En cette Journée de la francophonie — qui coïncide curieusement avec la Journée mondiale du bonheur et du bien-être —, comment se porte la francisation au Québec ? Le gouvernement Legault, toujours décidé à prendre moins d’immigrants mais à « en prendre soin », réussit-il là où son prédécesseur avait lamentablement échoué ?
On se souvient du rapport dévastateur de la vérificatrice générale en novembre 2017 : non seulement la majorité des immigrants n’atteignent pas le niveau minimal de français déterminé par le MIDI (ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion) pour décrocher un emploi, mais à l’oral, seuls 9 % réussissent à ce niveau.* Et c’est sans parler des griefs des profs de français du même ministère qui, au printemps 2018, criaient « au secours ». Évaluation déficiente, impossibilité de reclasser les étudiants immigrants ou de les faire redoubler, manque de suivi, lourdeur administrative. Le gouvernement, qui a l’intention de faire passer un test de français aux 40 000 immigrants qui auront « le bonheur » d’être sélectionnés, réussit-il, lui, le test de l’amélioration tant promise ?
« Des améliorations, on en voit », me dit un prof de francisation — qui préfère par ailleurs ne pas être identifié. Le MIDI a beau avoir corrigé certains problèmes relevés par ses quelque 400 enseignants, la bureaucratie demeure lourde au sein du ministère et l’emploi, précaire. Mon interlocuteur, malgré d’assez bonnes dispositions vis-à-vis du gouvernement Legault et une grande aptitude à enseigner le français (j’aurai l’occasion de le constater de visu), ne court pas de risque.
Ce qui a changé ? « L’absence de suivi », une des principales lacunes énumérées tant par la VG que les enseignants en francisation, est sur le point d’être corrigée par l’instauration d’un « parcours de cheminement personnalisé ». Jusqu’à maintenant, il était impossible de savoir « pourquoi un étudiant arrêtait ses cours ou pourquoi soudainement il réapparaissait », précise mon interlocuteur. Aussi bien dire qu’à partir du moment où un immigrant n’était plus sur les bancs d’école, on en perdait la trace. Le « prendre soin » ne serait donc pas une parole creuse ? Il est malheureusement « trop tôt » pour répondre à la question, le ministère étant incapable pour l’instant de fournir des précisions sur ce suivi tant attendu.
Autre changement à noter : on parle de mettre fin à l’évaluation en ligne. Aussi incroyable que cela puisse paraître, un immigrant pouvait encore récemment passer son test de français sur le portail du ministère de l’Immigration. « Il pouvait se classer niveau 5 sans parfois parler un mot de français », me dit le prof. Vous vous imaginez alors le capharnaüm à l’intérieur des classes, échelonnées sur huit niveaux ? Le décalage était d’ailleurs manifeste dans la classe à laquelle j’ai assisté entre les immigrants asiatiques et ceux d’Amérique latine ou du Maghreb — pourtant tous classés à un niveau intermédiaire.
En plus de conseillers pédagogiques récemment embauchés pour assister les enseignants, le ministère se dit donc ouvert à embaucher des évaluateurs afin de reclasser les élèves au besoin. Là où le flou persiste, par contre, c’est dans la possibilité de faire « redoubler les étudiants ». Encore aujourd’hui, indépendamment de son progrès en classe, un élève immigrant est souvent automatiquement inscrit au prochain niveau. C’est une question de sous : une classe de moins de 20 élèves perd sa subvention, diminuant ainsi l’ensemble des cours offerts. Recaler un étudiant peut aussi vouloir dire perdre son poste pour un enseignant dont la classe, faute d’étudiants, aurait été rayée. Dans un tel système, où est l’intérêt à procéder à une véritable évaluation ?
C’est ce système basé sur le nombre plutôt que la capacité réelle qui est largement responsable de l’échec relevé par la VG. Aujourd’hui, la consigne s’est assouplie sans nécessairement avoir été changée. « Parfois, le redoublage est accepté, parfois non », dit mon guide. Interrogé sur le taux de réussite actuel, le ministère, lui, répond ne pas avoir de chiffres. « Ce n’est pas quelque chose qu’on évalue », me dit-on.
S’il y a encore beaucoup à améliorer en francisation, les classes sont en soi loin d’être désolantes. Le programme utilisé, d’abord, est réputé pour son pragmatisme et son efficacité. Le vocabulaire qu’on privilégie est celui de tâches pratiques (ouvrir un compte en banque, louer un appartement…) et les temps de verbes s’apprennent en fonction de ces étapes essentielles. Mais ce qui saute aux yeux, surtout, c’est combien ces classes sont souvent le seul lieu d’appartenance pour ses élèves. Ils sont là pour ne pas se sentir seuls, tout autant que pour apprendre. Et puis, tout ce qu’ils savent de leur nouveau pays, c’est ici qu’ils le puisent. « Le Québec, c’est moi », dit le prof, souvent remercié à coups d’enchiladas, de gumbos et de currys faits maison.
Si le gouvernement Legault tient tant à dorloter les nouveaux arrivants, ne faudrait-il pas commencer par s’assurer qu’ils soient beaucoup plus nombreux à s’inscrire en francisation  ? Aux dernières nouvelles, moins du tiers des immigrants non francophones en bénéficiaient.

mercredi 13 mars 2019

PQ, la lente agonie

« La vérité, c’est que le Parti québécois a cessé d’attirer et de se renouveler. »
Remercions la députée (désormais indépendante) de Marie-Victorin, Catherine Fournier, qui, à défaut d’offrir une véritable analyse du problème, force un regard plus soutenu sur la débandade péquiste. Malgré les aveux de responsabilité de Jean-François Lisée — « Je suis bien l’homme qui a conduit le grand parti de René Lévesque à la plus grave défaite de son histoire » — et le bilan de campagne « sans tabous » des députés péquistes après les dernières élections, rien de très percutant ne semble être sorti de ces examens de conscience. On verra bien ce qui émergera du conseil national prévu dans dix jours. En attendant, pour avoir cru, moi aussi, en René Lévesque, et applaudi à sa capacité de nous relever collectivement le menton, voici ma propre liste de ce qui est en train de « tuer le PQ ».
L’Histoire (avec un grand H). Né dans la foulée de la Révolution tranquille et béni par la présence de grands esprits (Lévesque, Bourgault, Parizeau…), le parti avait à ses débuts quelque chose de proprement révolutionnaire dans sa vision émancipatrice du Québec. Cinquante ans plus tard, rongé de l’intérieur par l’obsession du « bon gouvernement », dénué d’un idéal qui lui soit propre, contemplant un Québec qui n’a vraiment plus rien à voir avec celui des années 1960, le PQ souffre affreusement de la comparaison entre hier et aujourd’hui. Le contraste entre ce qu’il représentait à l’époque et ce qu’il représente aujourd’hui est, comme les photos de votre tendre jeunesse, insupportable. Aucun autre parti n’a eu à se mesurer autant à la mythologie qui a donné naissance au Québec moderne que le Parti québécois.
Que le PQ soit, comme le dit Jean-François Lisée, associé à la défaite n’aide sûrement pas. Mais, en réalité, ce n’est pas tant la défaite que ce que le parti en a fait qui le hante aujourd’hui. L’échec de 1980 a ouvert la porte à l’idée de compromis (le bon gouvernement), idée qui deviendra fixe avec le temps. Déjà, on troquait la vue panoramique pour la lucarne du bungalow. Cette approche plus pragmatique eut par ailleurs l’avantage d’instaurer par la porte d’en arrière ce que la souveraineté promettait par la porte d’en avant : la protection du français, la promotion du Québec inc., la fierté de nous-mêmes et la confiance en l’avenir.
On a beaucoup dit que René Lévesque nous avait donné l’indépendance sans pourtant la réaliser. C’est vrai, mais c’est aussi ce qui tue, en partie, le PQ aujourd’hui. Il a participé lui-même à sa propre obsolescence tout en étant incapable de conquérir de nouvelles frontières.
La défaite de 1995 a été bien plus dévastatrice encore. Le poison dont parle Jean-François Lisée a très peu à voir avec le penchant des médias pour les mauvaises nouvelles. Ce qui empoisonne le PQ aujourd’hui remonte aux paroles prononcées par Jacques Parizeau le 30 octobre 1995. Sa malheureuse allusion aux « votes ethniques » a non seulement planté la graine de la division, elle a sonné le début du nationalisme frileux et du débat identitaire. La charte des valeurs proposée par le gouvernement Marois, des années plus tard, n’est rien d’autre que la pousse issue de cette même semence, une tentative, là encore combien maladroite, de planter son drapeau en reprochant aux Autres de ne pas être suffisamment comme « nous autres ».
Le début de cette lente saignée au sein du parti commence donc là. Cet étonnant repli sur soi — tout le contraire de ce qu’était Jacques Parizeau ou de ce qu’annonçait le PQ au départ — a fait fuir d’abord les communautés culturelles, ensuite les jeunes, et finalement, la charte faisant déborder le vase, les progressistes de tout acabit. N’ayant jamais voulu regarder cette réalité en face — d’abord par respect pour M. Parizeau, ensuite par engouement pour cette nouvelle « stratégie » identitaire —, le parti est aujourd’hui mal placé pour comprendre que ces dérapages ne sont pas de simples erreurs de parcours. Pour tous ceux et celles qui ont cru au « grand parti de René Lévesque », il s’agit bel et bien d’une trahison. Un sentiment tenace qui ne disparaît pas avec la dernière trouvaille électorale. On ne se remet pas de s’être senti poignardé dans le dos.
Une autre chose qui sape la capacité du PQ à rebondir ? L’orgueil. J’ai consacré tout un film (Monsieur) à essayer de comprendre comment un homme de la stature de Jacques Parizeau avait pu trébucher aussi dramatiquement le soir du référendum. Sans s’excuser, s’entend. Car bien sûr, tout le monde s’enfarge. Mais une erreur politique de cette envergure, à un moment aussi crucial, sans jamais tenter de l’effacer ? M. Parizeau, un peu comme Jean-François Lisée aujourd’hui, a cru suffisant de tomber sur son épée, sans pour autant admettre ses erreurs de parcours. Sans mea culpa. Le rideau est tombé, n’en parlons plus. L’honneur de l’homme est sauf, mais le dommage au parti, lui, est d’autant plus persistant qu’il n’a jamais été clairement identifié.
À force de détourner le regard, le ver s’est non seulement infiltré dans la pomme, il a fini par en manger les trois quarts.