mercredi 31 août 2016

Le cirque

Le « plus grand projet de transport d’hydrocarbures dans l’histoire du Canada », l’oléoduc Énergie Est, bat dramatiquement de l’aile. La suspension des audiences publiques à Montréal cette semaine confirme non seulement la solide opposition au gigantesque pipeline, elle révèle également l’imbroglio entourant le projet.

On voit maintenant qu’il ne s’agit plus simplement d’évaluer si le jeu en vaut la chandelle, si les bénéfices économiques dépassent les inconvénients environnementaux — ce dont doutent même les maires de Montréal et de Laval et l’Union des municipalités —, il s’agit également du manque de crédibilité de l’Office national de l’énergie ainsi que des tactiques suspectes de TransCanada, le promoteur du projet. Il n’y a plus qu’un problème, en d’autres mots, il y en a trois.

L’environnement, d’abord. Le transport de 1,1 million de barils de pétrole par jour d’un bout à l’autre du Canada est insensé en regard des engagements de réduction de gaz à effet de serre. Il est impossible de promouvoir la production des sables bitumineux, un produit trois ou quatre fois plus toxique que le pétrole traditionnel, tout en réduisant les émissions de CO2, disent les experts. Comme ce n’était pas assez, nous n’avons pas besoin de ce pétrole, expliquait lundi une porte-parole de Vigilance hydrocarbure Québec. Traversant 4600 km depuis l’Alberta jusqu’au Nouveau-Brunswick, ce pétrole ne servira ni au Québec ni même au Nouveau-Brunswick. Il est destiné presque entièrement à la vente outre-mer.

L’Office national de l’énergie, ensuite. Depuis que le gouvernement conservateur a aboli les agences environnementales devant surveiller le secteur énergétique, pelletant ces responsabilités dans la cour de l’ONE, on sait que l’organisme n’est pas à la hauteur. Le régulateur fédéral publie rarement des lettres d’exécution et punit encore plus rarement les compagnies fautives. En janvier dernier, un rapport de la Commission fédérale sur l’environnement et le développement durable jugeait que le processus de surveillance d’oléoducs était défaillant dans 50 % des cas étudiés. De plus, jusqu’à l’année dernière, l’ONE n’avait aucun mécanisme en place pour imposer des amendes aux compagnies ne respectant pas les codes.

Basé à Calgary et dirigé par un homme, Peter Watson, qui a d’abord fait carrière dans le secteur énergétique, l’ONE a longtemps été soupçonné d’être à la solde de cette industrie. Depuis que deux de ses commissaires ont rencontré « en secret » un certain conseiller spécial de TransCanada, l’ex-premier ministre Jean Charest, il n’est plus possible d’en douter. Les mensonges du régulateur à ce sujet, affirmant à deux reprises que cette rencontre n’avait pas eu lieu, suivis du refus de récuser les deux commissaires, n’ont fait qu’enfoncer le clou. Et que dire d’un homme ayant musclé sa carrière politique en tant que ministre de l’Environnement (sous Brian Mulroney) se retrouvant, sitôt sorti de la politique, dans le camp adverse ? Un parcours qui en dit long sur l’histoire d’amour entre le politique et le secteur énergétique.

TransCanada, maintenant. On sait que la pétrolière albertaine a d’abord refusé « de se conformer à la législation environnementale du Québec ou de produire une étude d’impact pour son pipeline ». En fait, la compagnie baigne depuis longtemps dans la« culture de la non-conformité », dit un ingénieur qui a travaillé pendant cinq ans pour TransCanada. Expert en soudure, Evan Vokes a été congédié sans motif en 2012 après avoir mis en doute les pratiques de son employeur. Témoignant devant un comité sénatorial, l’ingénieur parle d’une ambiance de coercition et de multiples manquements aux codes résultant dans « un taux de réparation de 100 % ». L’ex-employé accuse TransCanada « de ne pas respecter la loi concernant la sécurité et de laisser ses intérêts financiers dicter ses pratiques de travail ». Alexandre Shields du Devoir en ajoutait une couche cette semaine en révélant que « plus de 1400 pièces présentes dans des pipelines de TransCanada contiennent potentiellement des matériaux aux propriétés de qualité inférieure ».

Refusant de prendre position vis-à-vis de l’oléoduc Énergie Est, le gouvernement Trudeau a jusqu’à maintenant jeté son dévolu sur le système d’évaluation et de surveillance. « Nous allons lui redonner des dents », avait-il promis lors des dernières élections. Un an plus tard, on constate que l’ONE a les culottes à terre et que TransCanada, elle, a toujours agi en délinquante. Pourquoi diable donnerait-on le feu vert à un tel cinéma ?

mercredi 24 août 2016

La liberté est indivisible

Depuis que des femmes ont été aperçues en burkini sur les bords de la Méditerranée,« la laïcité, l’hygiène et les bonnes moeurs » sont menacées, nous dit-on. Les bonnes moeurs, il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendue, celle-là. C’est en leur nom que les femmes avaient l’obligation jadis de se couvrir de la tête aux pieds, de tenir maison, d’être sages et à leur place. Bref, d’être invisibles autant que possible. Aujourd’hui, il faudrait s’étaler le plus possible, être bien offertes et bien palpables pour satisfaire aux « standards acceptables » des baignades maritimes.

Mais qui s’est mis en tête qu’une femme un peu trop habillée (pour la plage) est plus offensante qu’une « fente » de derrière ou qu’une bédaine de bière soulignées d’un minuscule caleçon ? À quelles règles supérieures d’hygiène cet étalage-là répond-il ? Au nom de quels principes veut-on nous faire avaler ce nouveau contrôle du corps féminin ? L’émancipation féminine ? Comme le dit la blogueuse Céline Hequet, « nous serons réellement libres le jour où nous irons à la plage avec le maillot qui nous chante ». Les femmes ont conquis leur liberté en réclamant le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent. De tenir pour acquis que ces musulmanes sont de simples pantins, de pauvres imbéciles, c’est de sombrer dans le même vieux mépris à l’égard du « sexe faible ».

Bon, d’accord, le terrorisme. C’est inquiétant, j’en conviens. Mais inquiétons-nous aussi de la démonisation de toute une communauté au nom d’une illusoire sécurité. Pense-t-on vraiment qu’on puisse dissimuler une bombe dans un burkini ? Autant s’inquiéter des longs maillots étrennés, entre autres par des nageurs musulmans, lors des derniers Jeux.

Inquiétons-nous plutôt de faire le jeu des djihadistes qui cherchent à mousser l’ostracisation musulmane pour alimenter la colère dans ses rangs. Inquiétons-nous du fait que le burkini se vend davantage, plutôt que le contraire, depuis qu’il a été interdit.

Inquiétons-nous aussi de tordre le cou à la laïcité. Comme le rappelle Patrice Spinosi de la Ligue française des droits de l’homme, la laïcité ne veut pas dire interdire le religieux. Dans un État laïque, c’est le visage du gouvernement qui doit être neutre, mais « les individus, eux, ont le droit d’exercer librement leur religion, y compris dans l’espace public ».

Inquiétons-nous, puisque nous y sommes, du maire de Nice, Christian Estrosi, qui, en plus d’interdire le burkini, a aussi interdit les drapeaux étrangers lors de la Coupe du monde en 2014. Inquiétons-nous de ces nouveaux curés qui aiment bien distinguer entre « nous » et « eux », entre les bons et les méchants, entre ce qui est édifiant pour « nos valeurs » et ce qui ne l’est pas. À ce titre, le journaliste français Edwy Plenel rappelle qu’au moment de voter la loi sur la laïcité en France, en 1905, des voix conservatrices avaient voulu interdire le port de la soutane, vu comme un « habit de soumission » portant atteinte (c’est une robe, après tout) à la « dignité masculine ».On les rabroua. Une loi visant à « instaurer un régime de liberté » ne pouvait obliger les prêtres à sacrifier leurs jupes.

Inquiétons-nous, surtout, de ce que nous nous faisons à nous-mêmes et au sujet de ce que nous avons de plus précieux : une démocratie fondée sur la primauté des droits individuels, une société vraiment libre qui refuse l’autoritarisme et l’arbitraire. Censurer la tenue vestimentaire de certaines femmes, c’est ouvrir « la voie à ces morales d’État qui ont toujours accompagné les régimes autoritaires, quels qu’ils soient », explique Plenel. On croit s’aider, on croit se porter vaillamment à la défense de ce que nous avons conquis de haute lutte, mais, en arrachant le voile aux femmes musulmanes, nous fragilisons au contraire les droits acquis.

« La liberté n’est pas divisible », comme le dit si bien le directeur de Mediapart. « Elle est donc aussi celle de ceux dont nous ne partageons pas les idées ou les préjugés. À condition, évidemment, qu’ils ne cherchent pas, à leur tour, à nous les imposer autoritairement, et ce n’est certes pas le cas de ces femmes musulmanes qui vont vêtues à la plage en compagnie d’amies aussi dévêtues qu’on peut l’être, affichant ainsi la diversité et la pluralité qui animent les musulmans de France. »

Derrière la plus belle devise jamais conçue — Liberté, Égalité, Fraternité —, il y a cette règle bien simple et, pourtant, si souvent oubliée : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. »

mercredi 17 août 2016

L'autre côté du miroir

Appelons-la Alice, car la femme qui me tient au téléphone a fait elle aussi un saut dans l’inconnu en se joignant à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), il y a quelques années. C’est elle qui parle de la DPJ comme de « l’autre côté du miroir », vu sa mauvaise réputation (perçue soit comme trop interventionniste, soit comme pas assez) et la tension perpétuelle dans laquelle baignent les intervenantes, des femmes à 85 %. « On n’est jamais content de nous voir », dit celle qui veut garder l’anonymat, car les travailleuses sociales de la DPJ n’ont pas la permission de parler aux médias.

Le rôle de la Protection de la jeunesse est d’intervenir auprès des enfants en difficulté de 0 à 18 ans et de les retirer du milieu familial au besoin. Imaginez quelqu’une qui se pointerait chez vous pour annoncer qu’il n’y a pas assez de bouffe dans le frigo, pas assez de vêtements pour votre flo, pas assez de suivi à l’école, pas assez de présence parentale. Ce n’est pas dit comme ça, évidemment, on prend des gants blancs, on fait attention, on est devant des gens « fragilisés » et, en plus, « le premier objectif est de maintenir les enfants à la maison ». Sûr, la travailleuse sociale tente de son mieux de se rendre utile. Les statistiques sont d’ailleurs là pour le prouver : en 2015, près de 50 % des enfants « signalés » à Montréal sont restés dans leur famille, 38 % ont été replacés dans la famille élargie et 12 % ont été placés dans des centres de réadaptation. Cela dit, difficile d’imaginer un travail plus délicat, voire ingrat.

Mon interlocutrice marche continuellement sur des oeufs, car son boulot consiste à annoncer aux parents un « signalement » pour négligence ou mauvais traitements, et puis évaluer si c’est bel et bien le cas. Mais de ça, elle ne se plaint pas. C’est l’intimidation, les menaces à peine voilées, la violence verbale et psychologique qui, ces temps-ci, lui donnent « envie de pleurer ». Des préoccupations qu’elle met de côté la plupart du temps, mais que l’agression sauvage d’une travailleuse sociale, la semaine dernière, a ravivées. Dans le stationnement d’un centre jeunesse, sa collègue a été frappée à coups de bâton de hockey par un père en colère. Elle s’est retrouvée à l’hôpital avec un bras cassé ; lui, à Pinel, pour une évaluation psychiatrique. La nouvelle a très peu fait la manchette, le syndicat a mis une semaine à réagir, et la direction, elle, tente de se faire rassurante. Peine perdue.

« On est presque toutes des femmes, on travaille seules la plupart du temps, et il n’y a pas de gardien à nos bureaux. Nos chums capoteraient de savoir à quoi on s’expose », dit Alice. D’ailleurs, si ce métier était davantage exercé par des hommes, les conditions ne seraient-elles pas plus sécuritaires ? Pour l’instant, les mesures de protection se résument à un paquet de consignes vestimentaires — « souliers plats, pas de bijoux, rien qui s’agrippe » —, à indiquer le lieu de sa visite et le degré de risque, à quitter les lieux si le parent est intoxiqué, à appeler la police si nécessaire. Alice déplore que l’employeur ne leur fournisse pas au moins un cellulaire pour appeler à l’aide ou signaler leurs déplacements.

Mais demain n’est pas la veille. La DPJ a été touchée par la réforme de la santé et des services sociaux, la fameuse loi 10 du Dr Barrette. Ses bureaux, qu’on appelle centres de jeunesse, sont désormais fusionnés avec les CLSC, les centres de dépendance et les hôpitaux du secteur. En plus de perdre leur spécificité, les employés ont quadruplé, passant de 3000 à 15 000. Diluées dans un grand tout, avec les budgets sabrés, les équipes ont été beaucoup déstabilisées, dit Alice. Puis, arrive un « geste extrême » comme celui de la semaine dernière, et la peur et les appréhensions qu’on prend soin de garder pour soi remontent à la surface et prennent toute la place. La travailleuse sociale qui s’est fait séquestrer, l’autre qui s’est fait cogner la tête contre le cadre de porte, le père, furieux, qui tenait la poignée de porte tout le temps de l’entretien… Et l’avalanche de commentaires du genre : « À ta place, je me surveillerais quand je sors. »

Comme le souligne Alice, « tout le monde est pour la protection des enfants ». Pourquoi ce souci de protection ne concernerait-il pas davantage les gardiennes du temple ?

mercredi 10 août 2016

Ah, l'été...

La petite brise qui vous balaie le front, le soleil qui vous chauffe la nuque, l’air qu’on respire à pleins poumons… Ah, le temps des petits fruits qui vous barbouillent le menton. Fermons les yeux et tentons d’oublier — c’est l’été, après tout — que ces bontés de la nature sont hypothéquées depuis lundi dernier. Le 8 août marque cette année la limite des ressources naturelles planétaires. C’est donc dire qu’on est, à partir de maintenant et pour le restant de l’année, dans le rouge pour ce qui est des bienfaits de la terre. On consomme des choses qui ne sont pas tout à fait gratuites.

Tentons d’oublier aussi que 2015 a été « la pire année de l’histoire moderne » pour l’environnement. « Les températures à la surface de la terre et au-dessus des océans, le niveau des mers et les émissions de gaz à effet de serre ont battu des records établis juste l’année précédente », disent 450 scientifiques. Oublions que 42 % des amphibiens, 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères (dont le tigre, le panda et l’éléphant), 31 % des requins et raies, 33 % des coraux constructeurs de récifs et 34 % des conifères sont menacés d’extinction. Oublions vite, car 2016 s’annonce pire encore. « Il faudra en 2016 l’équivalent de cinq planètes pour soutenir la consommation d’un Nord-Américain », écrit Karel Mayrand de la Fondation David Suzuki.

Tout se passe comme si l’« historique » sommet de Paris sur le climat n’avait jamais eu lieu. On aurait cru qu’un accord liant 195 pays aurait eu un impact évident. Il s’agit de 99,5 % de la planète, après tout. Mais non. Il y a d’abord tous les pays qui n’en ont rien à cirer : la Syrie, l’Afghanistan, le Soudan, le Koweït… La Chine a déjà signifié qu’elle n’a aucune intention de bouger avant une décennie ou deux. Ensuite, tous ceux, comme le nôtre, qui font de belles promesses, investissent dans des « fonds verts », puis continuent comme si de rien n’était — Énergie Est ? Anticosti ? Une cimenterie à Port-Daniel ? Par ici, les investisseurs ! —, c’est-à-dire sans vraiment tenir compte du fait qu’on fonce dans un mur — « effondrement économique et déclin démographique » à prévoir d’ici 15 ans — et qu’il faudrait vraiment changer de modèle économique.

Le Fonds vert mis en place par le gouvernement Couillard est un exemple patent des voeux pieux vis-à-vis de l’environnement. Notre principal outil dans la lutte contre les changements climatiques, ce programme a « un effet incertain, voire inexistant sur les émissions de gaz à effet de serre », révélait La Presse cette semaine. On jette de l’argent par la fenêtre — près de 800 millions de dollars — pour des initiatives dont on ne connaît pas l’efficacité et qui, dans bien des cas, n’ont même pas lieu. Ou si peu. Chauffez vert n’a utilisé que 31 % de sa subvention, Roulez électrique, 30 %, Branché au travail, 23,5 %, et la réduction des GES dans le transport intermodal, un gros 6 %. À ce rythme, il est évident que notre objectif de réduction de GES de 20 % d’ici 2020 est inatteignable.

Il va falloir des mesures autrement plus contraignantes, en commençant par une taxe sur le carbone plutôt qu’un autre marché bonasse, celui d’encourager la réduction de GES auprès de l’industrie lourde en la faisant payer les niveaux trop élevés. Le « marché du carbone », tel que présentement conçu, transforme la pollution en espèce de prostitution : il est toujours possible de s’adonner à ce type de commerce, mais en payant. C’est encore une fois mettre la charrue avant les boeufs, traiter l’environnement comme une « externalité », en faire quelque chose de secondaire à l’activité première qu’est l’économie.

Or, de pair avec les inégalités sociales, l’environnement est la problématique de l’heure, rien n’est plus urgent. À quand les publicités, les initiatives et les politiques gouvernementales qui reflètent adéquatement cette urgence ?

En attendant, on peut toujours aller voir ce qui se trame du côté de la société civile. Montréal a le privilège d’accueillir, pour la première fois en Occident, le Forum social mondial, « le plus grand rassemblement de gens voulant relever les défis de notre temps ». Ce regroupement de syndicalistes, d’écologistes et d’altermondialistes ne changera rien du jour au lendemain. Mais il sème des graines, explore de nouvelles avenues, envisage des solutions. Comme dirait John Lennon, il faut s’imaginer ailleurs avant de s’ouvrir sur d’autres horizons.

mercredi 3 août 2016

Mike Ward

Appelons-le le Donald Trump du monde du spectacle, le Bernie Ecclestone des stand-up, le Maurice Duplessis de l’humour. Vulgaire, méchant, pas subtil pour trois sous et, en même temps, de plus en plus riche et célèbre. À en juger par ses spectacles à guichet fermé, ses prestations à Tout le monde en parle et sa propre émission de télévision à venir en septembre, de plus en plus incontournable aussi.

Comme pour l’invraisemblable candidat républicain à la présidence américaine, on se demande ce que nous avons bien pu faire au Bon Dieu pour mériter un tel émissaire. Qu’y a-t-il dans l’air du temps pour expliquer ce culte du bête et du méchant ? Du « fuck toute » ? Sommes-nous à ce point désabusés (par ceux qui nous gouvernent) et/ou angoissés (par ce qui nous arrive) qu’on ait juste envie de fesser dans le tas ?

Tout ça pour dire que je trouve, et ça ne surprendra personne, Mike Ward largement insupportable. On est loin ici d’un Lenny Bruce, l’humoriste américain perçu, lui aussi, comme un dangereux personnage et maintes fois traduit en justice. Cela dit, et voici qui en surprendra quelques-uns, je ne suis pas d’accord avec sa condamnation dans l’affaire du « petit Jérémy ». Comme d’autres, je crains un précédent dangereux pour la liberté d’expression, qu’il s’agisse des artistes, des humoristes ou des journalistes.

Le vice de forme, d’abord. Ward n’a pas été condamné par un tribunal ordinaire mais par le Tribunal des droits de la personne, créé, comme la Commission du même nom, pour protéger les droits enchâssés dans la Charte des droits et libertés. Ces organismes sont essentiels à la vie démocratique et ils ont tous deux contribué à faire grandir le Québec. Là n’est pas le problème. Le problème est que ni la Commission ni le Tribunal n’ont été conçus pour juger une affaire comme celle opposant Mike Ward à Jérémy Gabriel, deux personnalités médiatisées qui doivent par définition porter flanc à la critique. (Ce sont les tours de chant du jeune Jérémy devant le pape et ailleurs, rappelons-le, qui expliquent les écorchures de l’humoriste.) Ces deux organismes sont là pour protéger le commun des mortels de la discrimination systémique — quelle soit sexuelle, raciale, religieuse, politique ou physique (dont le handicap). Sur le site de la Commission, on spécifie d’ailleurs les domaines où « la discrimination et le harcèlement sont interdits » : travail, logement, services, transports, lieux publics (tels écoles, restaurants, lieux de camping) et actes juridiques. La scène n’est pas ici énumérée.

« On peut faire des blagues sur les handicaps, sinon il faudrait fermer le festival Juste pour rire, et on ne demande pas ça », dit l’avocate de la Commission, reconnaissant d’emblée la teneur exceptionnelle de la cause. Toute la question était donc de mesurer le « préjudice » qu’aurait subi, ou non, Jérémy Gabriel. Or, le jugement spécifie que les propos tenus par l’humoriste « n’ont pas altéré la réputation professionnelle » du jeune plaignant. De plus, le Tribunal « ne croit pas que Monsieur Ward soit à l’origine de toutes les moqueries dont Jérémy a pu être victime en raison de son apparence ». En d’autres mots, si cette cause avait été entendue au civil, où la question des dommages subis est toujours clé, il y a fort à parier que Jérémy aurait perdu.

Sur quoi donc se base le Tribunal pour condamner le haïssable humoriste ? En apparente contradiction avec l’avocate de la Commission, le juge considère qu’en se moquant de Jérémy à cause de son apparence, « Monsieur Ward a porté atteinte au respect de sa réputation ». C’est donc dire qu’on ne peut pas « faire des blagues sur les handicaps » ?

Le Tribunal des droits de la personne semble ici contraint de se reposer sur sa raison d’être : la défense des personnes vulnérables, en invoquant tout simplement l’article approprié de la Charte. Mais la liberté d’expression dans tout ça ? Il faut bien la défendre, elle aussi.

À ce sujet, la bande-annonce du Mike Ward Show est d’un sexisme puant et bien plus choquant que le sketch sur Jérémy. La pute branlant ses seins immondes au-dessus des oreilles de Ward, muselé comme un pit-bull, renvoie une image abjecte (pour ne pas dire difforme) des femmes. Devrait-on l’interdire ? Non. Comme certains dessins tout aussi déplorables de Charlie Hebdo, la liberté d’expression inclut le droit d’aller parfois trop loin. Mais s’en plaindre ? Ça, oui. Comment arriverait-on à débattre d’une question autrement ?