mercredi 19 décembre 2018

L'après-Rozon

Le mouvement de dénonciation #MoiAussi a fait des miracles depuis un an. Il a rendu visible ce qui, curieusement, ne l’était toujours pas : l’agression sexuelle dont trop de femmes (1 sur 3) sont victimes. Ce qui, hier encore, était considéré comme « normal », le droit des hommes « d’importuner » les femmes sexuellement, est désormais vu pour ce que c’est : une injustice pure et simple.
Depuis Harvey Weinstein, le premier épinglé, des milliers d’agresseurs ont été officiellement montrés du doigt, dont une bonne part au Québec. Au Canada, le taux de dénonciation à la police a augmenté d’environ 24 % depuis un an, mais ici, il a grimpé de 61 % ! Beaucoup de Québécoises ont soudainement décidé de se défaire de pesants secrets — dont celles, évidemment, qui ont porté plainte contre le fondateur de l’empire Juste pour rire, Gilbert Rozon.
Ce grand déferlement a cependant frappé un mur. Après avoir analysé le dossier de 14 plaignantes qui accusent Gilbert Rozon d’agressions et d’inconduites sexuelles, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a en effet décidé de ne retenir qu’une seule plainte. Le producteur bien connu devra répondre à des accusations d’attentat à la pudeur et de viol contre une femme. Personne ne remet en question la bonne foi du DCPC dans ce dossier, ni son empathie pour les plaignantes, encore moins l’obligation de devoir monter une preuve « hors de tout doute raisonnable ». Mais comment croire que « le système fonctionne », comme l’a dit la ministre de la Justice Sonia LeBel, alors que, visiblement, « il n’y a pas de justice pour certains types de victimes », ainsi que l’a si bien dit la députée Véronique Hivon.
Longtemps, le problème de l’agression sexuelle a été qu’on ne croyait pas les femmes. Le délit demeurait par conséquent rarement dénoncé et encore plus rarement puni. Aujourd’hui, les femmes sont crues, un immense pas a été franchi, mais sans résultats probants au bout du compte. À quoi sert donc cette nouvelle crédibilité si la justice n’est toujours pas au rendez-vous ?
Sans minimiser les difficultés que comporte une accusation d’agression sexuelle devant un tribunal, la loi canadienne en la matière est certainement perfectible. C’est seulement en 2016, après tout, que cette loi a été abrogée pour « clarifier qu’une personne inconsciente est incapable de donner un consentement ». On se souvient du juge de la Nouvelle-Écosse qui avait exonéré un chauffeur de taxi croyant que la femme saoule morte sur son siège arrière avait pu consentir à ses attouchements. Ce qui donne une petite idée des préjugés qui perdurent malgré les bonnes intentions de la loi, notamment à l’endroit des victimes d’agression sexuelle. Véronique Hivon a certainement raison de proposer qu’on y regarde de plus près.
Peut-être faudrait-il commencer par admettre que la présomption d’innocence, un principe fondamental du droit criminel, certes, joue systématiquement en défaveur des plaignantes. Un procès pour agression sexuelle, comme l’expliquait Anne-Marie Boisvert dans ces pages, cherche essentiellement à établir la crédibilité de la plaignante par rapport à l’accusé, en opposant la parole de l’un contre celle de l’autre. Qui faudrait-il croire dans une situation aussi délicate, intime et souvent embrouillée ? Le problème dans ce jeu élaboré de chat et de souris, c’est qu’il n’y a que la souris qui parle, qui s’expose. La présomption d’innocence protège l’accusé contre lui-même, contre ses trous de mémoire ou ses sautes d’humeur, en ne l’obligeant pas à témoigner contre son gré. Le procès Ghomeshi est un bon exemple de ce qu’une telle disparité peut donner. Même si le comportement abusif et violent de l’accusé faisait ici peu de doute, la crédibilité des plaignantes a été totalement détruite par l’avocate de la défense, qui a habilement souligné les omissions et les contradictions dans leurs témoignages. Les règles de droit ont été scrupuleusement appliquées, mais la justice, elle, n’a pas été rendue.
S’il faut bien sûr maintenir la présomption d’innocence, ne faudrait-il pas alors envisager des façons de rendre ce jeu de chat et de souris plus équitable ? La collusion, par exemple. L’interdiction faite aux plaignantes de se consulter entre elles ne devrait-elle pas être assouplie ? En voulant éviter un mal, les complots revanchards ou les procès d’intention, on empêche ici un bien : la nécessaire solidarité qui se crée entre femmes qui partagent une même expérience.
La force du nombre, ensuite. Décriée par la professeure Boisvert comme étant contraire à l’esprit de la loi, l’idée de permettre plusieurs témoignages en appui à la plaignante principale n’est-elle pas, au contraire, tout indiquée dans le cas d’agression sexuelle ? Le cas Bill Cosby, condamné lors de son deuxième procès après que le juge eut exceptionnellement permis d’autres témoignages de femmes, illustre l’importance, justement, de pouvoir démontrer le type de comportement qui motive un agresseur sexuel. Si le célèbre acteur a finalement été condamné, c’est précisément parce qu’on a pu établir qu’il s’agissait ici, non pas d’un geste isolé, mais bel et bien d’un prédateur.
Ayant déjà montré la voie pour l’aide médicale à mourir, le Québec est aujourd’hui bien placé pour indiquer les réformes qui s’imposent pour l’agression sexuelle.

mercredi 12 décembre 2018

Le corps d'une femme

Le monde est assis sur une bombe, les changements climatiques, sans parler de la crise des migrants, du prochain krach financier, de la montée de l’extrême droite, de l’augmentation des crimes haineux, ou encore du périlleux débat sur la laïcité qui est, ici, tout sauf réglé. Et pourtant, rien ne semble avoir ébranlé les colonnes du temple autant que le choix vestimentaire de la députée solidaire Catherine Dorion.
À lire les commentaires, dont ceux d’hommes et de femmes qui ont eux-mêmes déjà boudé les conventions établies, on aurait cru la nouvelle élue arrivée les seins nus en pleine Assemblée nationale. Le « décorum » et le « respect des institutions » n’auront jamais été aussi âprement défendus. Ni le soulier lancé par Amir Khadir (fin 2008), ni même la moustache de Manon Massé, ni non plus les espadrilles d’un autre nouvel élu, Sol Zanetti, ne se mesurent aux hauts cris qu’a essuyés la députée de Taschereau depuis son arrivée sur la colline parlementaire.
Posons donc la question : qu’est-ce qui dérange tant ? Le fait d’être une belle jeune femme, caractéristiques hors norme en partant, qui utilise son corps pour passer un message ? Serait-ce là l’origine du drame ?
Les femmes, rappelons-le, sont un ajout récent à l’Assemblée nationale. Il a fallu attendre 1961 avant même d’en voir une seule : Claire Kirkland Casgrain. Il a fallu attendre un autre quart de siècle (1985) avant qu’elles commencent à se creuser une place : les femmes comptaient alors pour 14,8 % des élus. Et encore un autre quart de siècle (2008) avant de constituer à peine le tiers de l’assemblée (29,6 %). L’histoire des femmes en politique, même aujourd’hui à 42 %, n’est pas exactement un success story. Ç’a été long et pénible et compliqué. Demandez-le à Pauline Marois ou tapez-vous Le pouvoir ? Connais pas de Lise Payette.
À venir jusqu’à, disons, Nathalie Normandeau, les politiciennes avaient souvent le même look asexué, matrone sur les bords. À défaut du complet homme d’affaires, elles s’arrangeaient pour se fondre dans le décor de boiseries et de coussins satinés, le cénacle du pouvoir, en s’habillant, un peu à la façon des uniformes de couvent, carré : rien qui dépasse, rien qui se remarque, ou si peu. Comme a dit déjà Louise Harel, « en rentrant à l’Assemblée nationale, une femme laisse sa sexualité à la porte ».
Il n’y a jamais eu de règles écrites, évidemment, mais accéder au Saint des Saints, c’était forcément neutraliser ce qui pouvait jurer avec ce décor solennel : les atours de la féminité, notamment. Que de remous, souvenons-nous, pour le foulard un peu trop haut en couleur de Pauline Marois. Se fondre avec les barreaux de chaise était le prix à payer pour oser s’aventurer en politique. Veut veut pas, il fallait tendre vers ce « monstre hybride », la « femme-homme », décrit par le père fondateur du Devoir, Henri Bourassa, lors du débat sur le droit de vote des femmes, comme gage qu’on était capables, nous aussi, les femmes, de nous aventurer là où supposément la raison mène et les poings sur la table ponctuent les fins de phrase.
L’arrivée de Manon Massé à l’Assemblée nationale a d’ailleurs causé bien moins de remous que celle de sa consoeur — publiquement, du moins —, probablement parce que la moustache de la co-porte-parole était plus en continuité avec la masculinité du Salon bleu que la petite camisole de Catherine qui, elle, en déviant si effrontément du modèle vestimentaire, s’est avérée la véritable usurpatrice des lieux.
Le scandale des vêtements à l’Assemblée nationale rappelle comment, malgré 50 ans de progrès pour les femmes, les vieilles notions portant sur la façon dont une femme devrait se comporter ou s’habiller sommeillent toujours en nous. Pour être prise au sérieux, il faudrait qu’une femme ne soit ni trop couverte — comme les femmes voilées, perçues, elles aussi, comme des usurpatrices — ni trop découverte, du moins quand on a la prétention de jouer dans la cour des hommes. Pour le reste, dévêtez-vous au maximum, mesdames, faites arquer vos sourcils et rouler vos paupières, le spectacle est toujours tellement apprécié, mais sachez que votre crédibilité en prendra pour son rhume et que vous serez réduites, dès lors, à la sous-catégorie de femmes-femmes et assimilées en tout ou au moins en partie, à de la chair fraîche.
Voilà les trois grands diktats, toujours en vigueur, visant la femme moderne aujourd’hui.
Remercions donc l’audacieuse députée de Taschereau, plus poétique encore que Gérald Godin et bien plus branchée sur les « vraies affaires » que François Legault, d’avoir défoncé le plafond de verre du Salon bleu, plein de dorures et de guirlandes celui-là, et, surtout, de démontrer un tel talent à faire de « la politique autrement ». Il en faudrait plus comme elle.
0

jeudi 6 décembre 2018

La culture du mensonge

La culture du mensonge est une des nombreuses étiquettes qui collent à l’actuel président des États-Unis. Pour cause. Le jour de son assermentation, Donald Trump a menti sans vergogne au sujet de la grosseur de la foule, malgré des photos de l’événement relatant une tout autre version des faits. Depuis, n’écoutant que son ego ou ce qui titille son public, il aurait menti, selon le Washington Post qui a créé Fact Checker, un outil informatique spécialement conçu pour répertorier les fabulations du président, huit fois par jour en moyenne.
Le 5 juillet dernier, particulièrement inspiré, le chef de la Maison-Blanche aurait déclaré pas moins de 79 faussetés. Ce qui donne, au dernier jour recensé, 4713 menteries après 592 jours en poste. En fait, plus Trump est au pouvoir, plus il ment. Au sujet de l’immigrationnotamment, son sujet de prédilection, mais aussi sur ses prétendus exploits économiques, tant personnels que présidentiels.
Non seulement Donald Trump est un fieffé menteur, mais l’homme s’entoure de ses pareils. « Si l’enquête menée par Robert Mueller démontre quelque chose, écrit le New York Times, au-delà du degré d’ingérence russe dans l’élection américaine, c’est que M. Trump s’est entouré de gens pour qui le mensonge est une seconde nature ». Un avocat du président, Michael Cohen, aurait même menti après s’être engagé, en promettant sa collaboration au procureur Mueller, à ne plus mentir.
Mais le plus incroyable dans cette vaste saga américaine n’est pas tant l’étendue des fausses déclarations, des demi-vérités et des insultes qui tapissent, chaque jour un peu plus, les murs de la Maison-Blanche. C’est qu’alors que médias et citoyens assistent pantois à ce spectacle véreux, Donald Trump, lui, en sort indemne. Du moins, pour l’instant. Ce qui normalement aurait discrédité tout autre politicien favorise Trump, en fait, vis-à-vis de sa base électorale. La malhonnêteté, dans son cas, est payante. Ses pitreries et ses mensonges ont contribué à le faire passer pour un défenseur de l’ouvrier malmené, de l’homme (blanc) humilié, ce qui non seulement a participé à le faire élire en 2016, mais contribue à le maintenir en selle aujourd’hui.
On n’a pas fini de tirer les leçons de cet avachissement moral — tant pour les médias forcés de le « couvrir » que pour les citoyens appelés à le subir. Heureusement, il y a la France, qui nous offre une tout autre leçon. Après avoir induit la population en erreur, Emmanuel Macron se voit, lui, soudainement forcé de changer de « cap ». Devant la colère des gilets jaunes, la superbe de celui qui prétendait remettre le pays « en marche » en prend pour son rhume. Tout indique que la hausse du prix du carburant, principale revendication des manifestants, sera bel et bien abandonnée.
Évidemment, il ne s’agit pas ici de la même culture du mensonge. Donald Trump et Emmanuel Macron ne boivent pas à la même fontaine, c’est clair. Le président français a tout simplement agi comme tant d’autres politiciens avant lui : il a promis des réformes qu’il a ensuite reniées. Après s’être drapé dans l’idée d’une « démocratie participative » et de la lutte contre les inégalités, Macron, en réduisant les impôts des plus fortunés tout en diminuant les services pour l’ensemble des contribuables, s’est transformé en « président des riches ». Son « aveuglement monarchique », alors qu’il prétendait que lui seul avait la réponse, n’a fait qu’aggraver ce « déni d’égalité ».
Le mensonge ici est plus subtil, convenons-en, et souvent dissimulé derrière le dilemme perpétuellement cornélien de l’administration publique. Emmanuel Macron d’ailleurs maintenait, hier encore, qu’on l’acculait à un choix impossible : la « fin du mois » ou la « fin du monde ». Seulement, la querelle qui étreint aujourd’hui l’Hexagone n’est pas tant le refus de la transition énergétique que la perception d’injustices sociales toujours plus importantes. « Cette nouvelle taxe fait déborder le vase parce qu’au final, ce sont toujours les mêmes qui trinquent », dit un manifestant de Rouen.
Et le Québec ? Inscrit à l’enseigne du ni-ni, lui aussi, « ni à droite ni à gauche », uniquement branché sur le pragmatisme et la volonté populaire, le gouvernement Legault risque de tomber dans le même piège que le gouvernement Macron : le piège du « en même temps ». Cette prétention de pouvoir tout faire, de pouvoir réparer l’environnement tout en développant l’économie, de pouvoir « améliorer les services » tout en réduisant la machine qui les dessert, est un mensonge dont le public est de moins en moins dupe. De la même façon que les disparités sociales ont réussi à exposer le conservatisme latent du gouvernement Macron, ici, la détérioration de l’environnement risque de déculotter le gouvernement de la même manière.
« Parler des deux côtés de la bouche », sans être un mensonge de la magnitude de Donald Trump, est quand même une façon de ne pas dire la vérité.