mercredi 29 mai 2019

Les oubliés

Dominic Champagne et les jeunes auront finalement réussi à percer le mur du son qui les empêchait d’atteindre l’oreille de François Legault. Au terme d’un conseil général sur la question de l’environnement, le PM n’a pas seulement paru convaincu, dit l’initiateur du Pacte pour la transition, mais aussi, pour la première fois, « convaincant ». Alléluia. Assisterions-nous à la fécondation in vitro d’une politique (enfin) viable sur la réduction des gaz à effet de serre ? « Les sceptiques seront confondus », répond le nouveau maître de la bonhomie au Québec. (Ce qui, convenons-en, est un cran au-dessus de « on verra ».)
Après la communauté des affaires, ce sont les parents d’enfants d’âge scolaire, sans oublier les femmes, les francophones de souche, les environnementalistes et les jeunes, qui s’ajoutent maintenant à la catégorie d’électeurs que la CAQ veut, en théorie, satisfaire. Ce désir manifeste d’être le gouvernement de « tous les Québécois » n’inclut malheureusement pas tout le monde. Les anglophones et les immigrants sont manifestement les mal-aimés du gouvernement à ce jour. Je reviendrai sur les anglophones, mais place, pour l’heure, à cette classe d’immigrants que nous connaissons tous : les chauffeurs de taxi.
Plaignons-les. L’étude du projet de loi no 17, qui les concerne, sur le « transport rémunéré de personnes par automobile », est restée dans l’ombre du projet de loi, beaucoup plus discuté, sur la laïcité. On en a peu entendu parler. Ensuite, ce projet de modernisation du taxi est une tape dans le dos des rois du transport par application mobile, Uber et Lyft, et un pied de nez aux milliers de chauffeurs de taxi, des gens qui ont toujours « payé leur dû à la société québécoise », qui risquent aujourd’hui de se retrouver Gros-Jean comme devant.
En abolissant le système de permis de taxi et en offrant de compenser seulement 50 % de l’argent investi par quelque 8000 chauffeurs dans une certification soudainement désuète, le gouvernement crible de dettes bon nombre d’entre eux. « Qui va payer la banque ? », demande un des porte-parole des chauffeurs, Abdallah Homsy. Rappelons que le gouvernement du Québec contrôle l’émission et le nombre de permis depuis 1973, une « gestion de l’offre » qui, en limitant la concurrence, permettait à ceux qui font du taxi d’en vivre plus ou moins décemment. Rappelons aussi que la grande majorité des chauffeurs sont des immigrants, travaillant de 6 à 7 jours par semaine, de 12 à 18 heures par jour ; tout un bail, mais apprécié néanmoins par ceux qui ne trouvent pas (autre) chaussure à leur pied.
Fut un temps, donc, où le gouvernement cherchait à protéger ces travailleurs de l’ombre. Les temps ont bien changé. Le même jour où un chauffeur de taxi faisait une tentative de suicide devant les caméras de TVA, la mise en bourse de Lyft partait en trombe — l’un et l’autre événement agissant comme un énorme panneau réclame de notre époque, repu du désespoir des sans-statut, d’une part, du triomphalisme des nouveaux seigneurs de la haute technologie, de l’autre.
Tout en disant vouloir « uniformiser » le système de transport automobile, c’est précisément ce « deux poids, deux mesures » que le projet de loi no 17 vient alimenter. Du côté du taxi traditionnel, non seulement un permis n’est plus nécessaire pour les propriétaires de véhicules, mais les chauffeurs eux-mêmes n’ont plus besoin de permis de conduire 4C ni de plaque d’immatriculation spéciale, ouvrant la porte à une concurrence sans limites. Prétendant vouloir éliminer les coûts et la paperasse aux gens du taxi, le gouvernement va même jusqu’à éliminer « l’inspection mécanique annuelle obligatoire ». Celle-ci serait exigée seulement si l’âge de la voiture, le nombre de kilomètres ou une plainte de la part d’usagers l’exigent.
Mais à quoi sert toute cette déréglementation sinon à dérouler un tapis rouge aux Uber et aux Lyft de ce monde tout en jetant en pâture les vieux routiers de l’industrie du taxi ? Pourrait-on imaginer soumettre les producteurs de lait, protégés eux aussi par la gestion de l’offre, à traitement aussi injuste ? Poser la question, c’est y répondre.
L’aplaventrisme face à la Silicon Valley laisse finalement bouche bée. En plus de balayer la réglementation du revers de la main, le projet de loi no 17 entérine la « tarification dynamique » des applications mobiles, impliquant des fluctuations de prix parfois insensées. Uber et Lyft qui, malgré leur attrait sur papier, n’ont pas encore réussi à rentabiliser leur entreprise, utilisent ce stratagème pour renflouer leurs coffres, mais sans en faire bénéficier leurs chauffeurs pour autant. Un trajet à l’aéroport de San Francisco peut coûter par exemple jusqu’à 145 $, alors que le chauffeur Lyft, lui, ne reçoit que 33 $. Et c’est sans parler de la « culture toxique » (harcèlement sexuel, discrimination raciale…) dont Uber, lui, s’est rendu coupable.
Tant qu’à vouloir repenser l’industrie du taxi, est-ce vraiment la voie à suivre ?

mercredi 22 mai 2019

Les enfants que nous voulons

L’autobus partait tous les vendredis soir à minuit pour New York. Les femmes pour lesquelles nous n’avions pu trouver de place chez le Dr Morgentaler ou, plus rarement, au Montreal General Hospital, se trouvaient à bord, accompagnées de bénévoles du Comité de lutte pour l’avortement. Chaque semaine, de 10 à 15 femmes se rendaient ainsi dans une petite clinique du Harlem portoricain pour se faire avorter. Ni vues ni connues. Elles reprenaient l’autobus pour Montréal l’après-midi même, suivi souvent d’un deuxième pour Trois-Rivières, Québec, Jonquière, Sept-Îles. Le voyage ne se faisait pas de gaieté de coeur et il coûtait cher : 250 à 300 $US pour l’avortement et environ 80 à 100 $ pour le transport. Mais au moins, c’était légal. À la fin des années 1970, l’avortement, sauf « thérapeutique », était toujours interdit au Canada et au Québec, alors qu’il était permis aux États-Unis depuis 1973.
Comme bien d’autres femmes, j’ai collaboré au Comité de lutte pour l’avortement, j’ai aidé des femmes à avorter à un moment où c’était encore « criminel » de le faire. Rien n’était plus important, non seulement pour les femmes enceintes malgré elles, mais pour les femmes en général, que de pouvoir choisir leurs grossesses. « Les femmes ne sont pas nées pour se soumettre. Nous aurons les enfants que nous voulons », disait un célèbre slogan.
Devenir maîtresse de son propre destin passait, et passe encore, par décider soi-même quand et comment faire des enfants. Les femmes, depuis toujours, sont contraintes par leur fonction biologique. La maternité et la vulnérabilité physique ont toujours servi de prétexte à l’inégalité hommes-femmes ; à refuser aux femmes les mêmes droits et à les enfermer à la maison pour s’occuper de la vie familiale.
En vue du prodigieux recul qui se déroule actuellement aux États-Unis, il est important de rappeler que l’accès à l’avortement n’a jamais été une revendication comme une autre. Tout l’édifice de l’émancipation féminine repose sur le fait que les femmes n’ont plus, depuis quelques décennies seulement, l’obligation de faire des enfants. Les femmes sont aujourd’hui considérées comme les égales des hommes (en théorie, du moins) parce que leurs corps, voire leurs maternités ne les confinent plus à un espace restreint ni à un statut secondaire. On pourrait dire que la libération du corps des femmes a été à la lutte féministe ce que la libération du corps des esclaves a été à la lutte des Noirs : la clé de voûte. Tous ces voyages secrets et combien tendus pour obtenir un avortement ont constitué, pour les femmes aussi, un genre de underground railroad, un passage vers la liberté.
À la suite de l’interdiction quasi complète de l’avortement en Alabama la semaine dernière — menaçant de 99 ans de prison les médecins pris en flagrant délit, une punition qui excède dans cet État celle d’un violeur — sans parler des lois antiavortement récemment votées en Géorgie, au Kentucky, en Ohio et au Mississippi, un éditorial du New York Times incitait les lecteurs à reprendre précisément ce flambeau. « Pensez à accompagner des femmes qui cherchent à avorter », dit-il. Au moment où la poussée de fièvre antiavortement est à son paroxysme, ce genre de solidarité est crucial pour la protection des droits acquis, poursuit le journal.
La multiplication de mesures antiavortement de plus en plus « cruelles » — au Texas, on étudie actuellement la possibilité d’accuser de meurtre les femmes qui ont avorté — ont un but : l’abrogation de Roe c. Wade, la loi de 1973 légalisant l’avortement aux États-Unis. La Cour suprême étant aujourd’hui (grâce à Trump) majoritairement conservatrice, les États républicains espèrent pouvoir en finir avec ce « crime contre l’humanité ». S’ils réussissent à interdire à nouveau l’avortement, il ne s’agira pas seulement d’un recul, de dire la chroniqueuse du NYT Michelle Goldberg, mais d’une situation pire qu’avant 1973.
Non seulement les mesures punitives sont-elles beaucoup plus fortes que par le passé (99 ans de prison ?), mais ce sont les femmes elles-mêmes que l’on vise désormais, pas seulement les médecins pratiquant l’avortement. « Aujourd’hui, dans les États où l’on reconnaît le foetus comme personne, on arrête déjà les femmes enceintes soupçonnées de nuire au bien-être de l’enfant, par prise de médicaments, par tentative de suicide ou simplement pour avoir retardé une césarienne. Là où l’avortement sera considéré comme un meurtre, il y a de bonnes raisons de croire que les procureurs seront tout aussi vigilants », écrit Mme Goldberg.
L’Alabama, évidemment, n’est pas le Québec ni les États-Unis, le Canada. Mais une régression aussi spectaculaire des droits des femmes n’est pas sans appeler à la vigilance. Fait à noter, le Parti conservateur du Canada, en congrès l’année dernière, a voulu éliminer l’article de son programme interdisant de nouvelles législations sur l’avortement. La motion a été battue, mais de justesse : 53 à 47. Il serait naïf de croire que le vent rétrograde qui souffle aux États-Unis et en Europe n’a aucun retentissement ici.

mercredi 15 mai 2019

Laïcité = éducation sexuelle

À quelques heures de fermer la porte sur le grand débat que l’on connaît, le port de signes religieux, je me permets une suggestion au gouvernement Legault : ramenons les cours d’éducation sexuelle. Pas le « saupoudrage » effectué par le précédent gouvernement qui, on le constate aujourd’hui, a raté sa cible, mais des cours en bonne et due forme, consacrés à la sexualité, enseignés par des personnes dûment formées.
Rien n’est plus opposé au conservatisme religieux, après tout, plus contraire à cet esprit austère et pudibond qu’une sexualité franche et ouverte. Posons donc un geste positif à l’intérieur de ce que plusieurs voient, dans cette laïcité bientôt officialisée, comme un « projet de société », rien de moins qu’une reprise en main du destin collectif, en offrant quelque chose plutôt qu’en en enlevant. Donnons des cours d’éducation sexuelle à tous les élèves du primaire et du secondaire, frappons exactement là où le vivre-ensemble se conjugue, plutôt que de simplement retirer les signes religieux à quelques enseignantes des écoles publiques de Montréal. Posons un geste d’éducation et d’intégration plutôt que d’exclusion. Qui dit mieux ? Ensuite, on pourra se bomber le torse en entonnant : « Au Québec, c’est comme ça qu’on vit ».
Blague à part. Si tout ce branle-bas autour de la laïcité est pour avoir le sens qu’on lui donne, une reconnaissance de l’égalité hommes-femmes et une affirmation du vivre-ensemble québécois, eh bien, montrons-le. L’éducation sexuelle a une longue feuille de route au Québec (1980-2001), malheureusement interrompue par le fameux « renouveau pédagogique » qui, au début des années 2000, cherchait davantage le développement de « compétences disciplinaires »(langue, mathématiques, sciences) que le développement humain. C’était le début de ce qu’on appelle le marchandage de l’éducation, « une éducation axée davantage sur les résultats que sur le processus éducatif lui-même ».
L’actuel premier ministre, François Legault, était le ministre de l’Éducation à l’époque de ce grand virage. Sans nier que l’apprentissage des connaissances de base nécessitait alors un coup de barre, cette insigne réforme scolaire n’a pas du tout donné les résultats escomptés. Une étude menée auprès de 3724 jeunes et 3913 parents, publiée en 2015, a démontré que les résultats scolaires ne s’étaient pas améliorés. Pire, ils avaient même « diminué en français malgré l’ajout de 150 heures d’enseignement ». Des résultats tellement gênants que le ministère de l’Éducation, qui avait lui-même demandé l’étude, hésita à les rendre publics.
Le scénario se répète aujourd’hui avec les « contenus obligatoires en éducation à la sexualité », qui ont remplacé de véritables cours en ce domaine. Le bilan des projets pilotes (2015-2017) qui ont précédé la mise en oeuvre de cette nouvelle approche, obligatoire à partir de septembre 2018, est à ce point négatif, dit la vice-présidente à la vie professionnelle de la Fédération autonome d’enseignement, Nathalie Morel, que le gouvernement n’a pas voulu publier les résultats de la deuxième année d’essai (2016-2017). Comme le révélait Le Devoir cette semaine, l’approche bénévole qui consiste à demander à des enseignants, déjà surchargés par leurs propres matières et responsabilités, de trouver un peu de temps pour exposer le comment et le pourquoi de la sexualité, une expertise en soi, « ça ne passe pas ».
Talonné par les syndicats de l’enseignement sur cette question, l’actuel ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a récemment concédé, vu l’état des lieux, le recours à des sexologues. Seulement, c’est toute l’approche qu’il faut revoir. Bien que le contenu fourni par le ministère soit tout à fait adéquat, pensé en fonction de chaque niveau scolaire, les heures consacrées à son enseignement sont dérisoires : de 5 à 10 par année. Il faut arrêter de traiter cette matière, la seule qui n’est pas proprement intégrée au curriculum, comme une espèce de passe-temps ou de curiosité.
La sexualité est à la base du développement humain, de l’identité et de l’épanouissement individuels. C’est une chose à la fois délicate et immensément compliquée, comme l’a démontré la récente vague de dénonciations d’agressions sexuelles. C’est d’ailleurs dans la foulée de #MoiAussi que l’idée de réintroduire l’éducation sexuelle dans les écoles est survenue. Porter flanc à l’ignorance sexuelle et aux violences qui en découlent, sans parler des questions d’image corporelle, de grossesse et de maladies transmises sexuellement, ce sont toutes des raisons qui militent pour un retour, par la grande porte, des cours d’éducation sexuelle.
Il y en a une autre. Après la loi 101, qui s’est avérée un grand accélérant de l’intégration d’enfants d’immigrants au Québec, l’éducation sexuelle a le mérite de mettre tout le monde dans le même bain. C’est un grand colporteur de valeurs communes, en commençant par la connaissance de soi et le respect de l’autre.

mercredi 8 mai 2019

Quelques joueurs en moins

« Les policiers et le Barreau du Québec boudent la consultation sur le projet de loi 21 », annonçait-on la semaine dernière. Nous voilà à la pleine croisée des chemins sur la laïcité, un débat qui fait pâlir ceux sur l’indépendance, le libre-échange, la prostitution, l’environnement ou même l’appropriation culturelle, les couteaux n’ayant jamais été aussi aiguisés ni la polarisation aussi forte, et, pourtant, ni le Barreau du Québec ni la majorité des corps policiers seront présents.
Si les absents ont toujours tort, que dire d’organismes voués à la « protection du public » et à la « primauté du droit » qui hésitent à venir discuter d’une législation qui, non seulement les concerne directement, mais risque de créer des remous ? Serait-ce la peur de faire davantage de vagues ? D’indisposer un gouvernement nouvellement élu ? Le manque de temps ? Ou simplement le fait qu’à l’intérieur de leurs propres rangs, il est impossible d’y voir clair ?
La difficulté d’obtenir un consensus explique d’ailleurs l’absence de deux autres invités, la Fédération des travailleurs du Québec et la Fédération des directions d’établissement d’enseignement qui, à l’instar des Québécois eux-mêmes, se retrouvent parfaitement divisées. « Nous n’avons pas de position sur le port des signes religieux, explique Atïm Léon, conseiller politique de la FTQ. Il a été impossible de nous entendre. »
Au Barreau du Québec, on m’assure qu’il « n’y a pas de malaise », mais en refusant par ailleurs toute discussion sur le sujet. « Il n’y aura pas d’autres commentaires », dit Hélène Bisson, directrice du service des communications. L’organisme considère avoir déjà fait son chemin de croix une première fois au moment de la commission parlementaire sur le projet de loi no 60 (Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement), en décembre 2013 ; et une seconde fois au moment du dépôt du projet de loi 62 (Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes), en 2016. Dans la lettre envoyée à la Commission des institutions expliquant son refus de comparaître, le Barreau du Québec renvoie au mémoire et à une lettre produits à ces occasions, en s’en tenant à quelques observations byzantines sur des questions de droit.
La liberté de conscience et de religion comporte deux aspects interreliés, écrit-on d’entrée de jeu, « l’un positif et l’autre négatif ». Le droit pour un individu de « professer ouvertement ses croyances » (positif) et, parallèlement, le droit de « ne pas se voir contraint par l’État d’adhérer à une religion particulière » (négatif).
Est-ce vraiment crucial à souligner ou simplement une façon de souffler le chaud et le froid sur une question controversée ? La question se pose. Les deux autres notions soulignées dans la lettre du Barreau démontrent aussi le même penchant à aborder la question avec de grosses pincettes. On mentionne le fait que « la liberté de conscience et de religion n’est pas un droit absolu ». On peut le restreindre, en d’autres mots, donnant ici raison au gouvernement Legault, tout en ajoutant que celui-ci doit pouvoir justifier un tel geste. Finalement, le Barreau mentionne l’utilisation des dispositions de dérogation en précisant qu’il s’agit d’un « choix politique » qu’il incombe au gouvernement, encore une fois, d’expliquer. L’aspect juridique d’une telle manoeuvre est complètement passé sous silence.
Pourtant, la lettre dit également : « L’interdiction des signes religieux telle que décrite dans le projet de loi no 21 est, à notre avis, une atteinte aux droits et libertés fondamentales des chartes canadienne et québécoise. » C’est la petite bombe déposée, mine de rien et sans explication plus avant, parmi quelques paragraphes passablement plus ambigus. Pourquoi le Barreau ne se sent-il pas le même devoir qu’il y a cinq ans, face à la charte des valeurs du gouvernement Marois ? Le mémoire déposé à cette occasion se voulait une défense minutieuse et sans ambiguïté des libertés fondamentales. Pourquoi ne pas venir expliquer, au moment justement où une loi nous pend au bout du nez (ce n’était pas le cas en 2013), les dérapages possibles d’une telle législation ? Pourquoi le Barreau abdique-t-il le rôle qu’il revendique pourtant dans sa lettre, celui de promoteur de la primauté de droit ?
Mystère. En ce qui concerne les quatre corps policiers qui ne se présenteront pas devant la commission parlementaire, le mystère est moins opaque. Selon ceux à qui j’ai réussi à poser des questions, la Fédération des policiers municipaux et le Syndicat des constables spéciaux du gouvernement québécois notamment, les policiers sont largement d’accord « avec la position Bouchard-Taylor ». En d’autres mots, ils sont déjà disposés à la neutralité vestimentaire et ne se sentent pas particulièrement concernés par le projet de loi 21. À l’Association des directeurs de police, on souligne par ailleurs certaines contradictions dans l’actuel projet de loi, dont l’exemption de l’École de police de l’interdiction des signes religieux. Après l’exemption des écoles privées, voilà une autre incongruité de taille.
On sait combien le gouvernement Legault est pressé d’en finir avec la laïcité. Mais devant autant d’absences et d’approximations, pense-t-on vraiment clore le débat de sitôt ?

mercredi 1 mai 2019

La censure

Mathieu Bock-Côté est une petite institution au Québec. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, le chroniqueur, auteur et débatteur a réussi l’impensable au cours des 10 dernières années : il a dépoussiéré les figures de Lionel Groulx et de Maurice Duplessis, remis un certain patriotisme suranné à l’honneur, recentré le débat nationaliste (beaucoup) plus à droite, sans parler du fait qu’il a rehaussé la vigueur du débat public et donné le goût des phrases ampoulées. Il n’a pas réussi tout ça tout seul, évidemment, mais il en est certainement un des principaux architectes.
Tout en comprenant fort bien ce qu’on lui reproche, je déplore que la librairie Le Port de tête ait dû annuler l’événement où il devait parler. « Mettez-vous à ma place, me dit un des copropriétaires, qui, vu la controverse, préfère ne pas être nommé. On organise des débats, pas des foires d’empoigne. » Choquées par la venue du pourfendeur en chef de la gauche québécoise, certaines voix se sont élevées, menaçant de lui « réserver des surprises », dont des œufs, des tomates et des injures.
Une première pour la petite librairie du Plateau qui, bon an mal an, organise quelque 170 événements, et à qui l’incident laisse néanmoins un arrière-goût. Hormis dans les cas de crimes haineux, la censure est toujours une erreur. À plus forte raison à un moment où les fake newsabondent et où les bâillons et les dispositions de dérogation sont à l’honneur. Sans parler de toute l’eau au moulin que cette annulation apporte à MBC lui-même, depuis longtemps obsédé par la rectitude politique de gauche.
De quelque allégeance politique qu’on soit, gauche ou droite, la tendance est souvent de serrer les rangs devant les outrecuidances et les bévues, de prétendre qu’il n’y a rien là. Voyez un peu ce que devient le Parti républicain, aujourd’hui vidé de tout sens moral à force d’accommoder les dérapages de Donald Trump. Il y a un coût à siffler dans le cimetière. Le coût est particulièrement élevé, à mon avis, pour la gauche qui s’est quand même battue pour la liberté de parole, la liberté tout court, et qui se dépatouille à l’heure actuelle avec l’espèce de purisme qui étreint le débat sur l’appropriation culturelle.
Si l’inclusion dont se targuent les mouvements de gauche est pour garder tout son sens, elle doit inclure la parole de ses adversaires. La tendance à faire taire ce qui nous indispose, bien que profondément humaine, n’est aucunement acceptable et mérite, chaque fois, d’être dénoncée. On espère que la poignée de militants qui voient M. Bock Côté dans leur soupe peaufinent leurs arguments, la prochaine fois, plutôt que leurs menaces.
Cela dit, remettons l’incident en perspective. On peut se demander, d’abord, pourquoi la police a cru bon d’avertir la librairie de ce qui se tramait à l’égard de MBC. Après tout, « il ne s’agissait pas de menaces de mort », de préciser un des dirigeants. Et la librairie était déjà au parfum. La police cible-t-elle aussi les endroits susceptibles d’être perturbés par des mouvements d’extrême droite ?
Je pose la question, car on sait que Facebook et Google, tout en ayant ignoré l’intrusion russe aux dernières élections américaines ainsi que la prolifération des discours haineux, ont décidé de se reprendre en ciblant des propos de gauche. Selon le World Socialist Web Site, « une campagne qui a débuté sous le prétexte de combattre l’ingérence russe et les fausses nouvelles vise de plus en plus ouvertement les opinions de gauche ». On peut donc se demander si la police n’est pas, elle aussi, en train de se tromper de cible.
La rectitude politique, maintenant. Non seulement elle n’est pas l’apanage uniquement de la gauche, mais elle est devenue une véritable obsession des mouvances de droite. Le politiquement correct est le miroir déformant par lequel ceux qui se sentent marginalisés par le « système » dépeignent tout ce qu’ils perçoivent comme élitiste : les universités, les gouvernements, les intellectuels de gauche. Aux États-Unis, Donald Trump a même imputé des fusillades ainsi que le groupe État islamique à la rectitude politique — ce qui empêche les gens, dit-il, d’utiliser « le gros bon sens et de se défendre comme ils devraient ».
Ce que Mathieu Bock-Côté appelle « la dictature des minorités haineuses » se trouve en fait davantage du côté de l’extrême droite. Il s’agit ici des nationalistes purs et durs, « ivres de vertu et tellement convaincus d’avoir le monopole de la vérité » qu’ils dictent, en terre promise, qui a droit de cité. Ces patriotes qui, partout en Occident, défendent l’honneur et la survie des vieilles souches ont, bien entendu, leurs propres règles et lignes de conduite. Ils sont ce que l’analyste américain Alex Nowrasteh appelle les « patriotiquement corrects », constamment à l’affût des invasions barbares et des voleurs de jobs.
« Ce qu’on voit aujourd’hui dans les campus est une forme de tyrannie couronnée de bonnes manières alors que la rectitude patriotique, elle, est tyrannique mais sans manières », dit-il.
Oui, la rectitude politique est un fléau. Mais elle est beaucoup plus répandue qu’on le croit.