mercredi 30 janvier 2019

En beau fusil

Malgré l’entrée en vigueur du registre des armes à feu, à peine 24 % des propriétaires d’un nombre estimé à 1,6 million de carabines et de fusils de chasse se sont pliés aux nouvelles exigences. On peut appeler ça un « fiasco », comme le répètent les opposants au registre, mais un terme plus approprié serait tout simplement « mutinerie ».
Je vous cite les propos d’un chasseur qui s’insurge contre l’obligation d’inscrire son arme, et contre moi depuis que j’ai qualifié ce combat de « macho » sur les ondes de RDI dimanche dernier : « Ça ne vous est jamais passé par la tête que nous sommes tannés de servir de bouc émissaire pour tous les insécures du Québec ? » écrit-il. Les « petites madames et messieurs du Plateau » sont nommément pointés ici.
« L’écoeurantite » est telle, de dire mon interlocuteur, qu’aucune amende, même salée (elle peut aller jusqu’à 5000 $), aura le moindre effet sur les chasseurs mal aimés du Québec. Il ne sert donc à rien de répéter ici que l’inscription requise est simple comme bonjour : on peut le faire en ligne, gratuitement, avec de l’aide personnalisée au besoin. Il ne sert à rien non plus de rappeler la quasi-unanimité à l’Assemblée nationale, l’appui des instances policières, de l’Institut national de santé publique du Québec, sans parler des 78 % de Québécois, selon un sondage dévoilé par PolySeSouvient, qui seraient d’accord avec l’idée d’un registre.
On enregistre bien sa voiture, sa maison, son commerce. Pourquoi pas sa carabine ? Les armes à feu sans restriction composent après tout 95 % des armes en circulation et 80 % des armes saisies lors d’activités criminelles. L’argument m’a toujours paru parfaitement massue mais, manifestement, il n’atteint pas les chasseurs en beau fusil du Québec. À quoi bon alors préciser que le registre est le seul moyen de répertorier le nombre d’armes en circulation. Que, non, il n’y a pas de dédoublement puisque le PPA, le permis de port d’armes, lui-même un sujet de grogne à en juger par les propos de mon correspondant (« un véritable manque de discernement au point où j’ai failli porter plainte »), ne révèle pas combien d’armes se rattachent à un même permis. Ou encore que la mise en place du registre fédéral en 2000 a bel et bien fait chuter le nombre de morts par suicide, par accident ou par homicide. À quoi bon ? Puisque, visiblement, défenseurs et détracteurs du registre n’habitent pas la même planète.
Il a fallu que je me frotte à la colère des chasseurs pour comprendre que le Québec se retrouve, après les États-Unis et la France, devant une petite guerre culturelle bien à elle. Mon chasseur mécontent et ses amis, pas tous des hommes, tiennent-ils à préciser, en ont soupé des contraintes administratives et, surtout, d’être perçus comme des criminels en puissance. Pour reprendre les termes que le président de Tous contre un registre québécois des armes à feu, Guy Morin, utilisait il y a déjà un an : « C’est une loi qui nous insulte totalement. »
Il y a toujours eu, bien entendu, un clivage Montréal-régions, une différence d’attitude entre les citadins et les ruraux, notamment en ce qui concerne l’immigration et la laïcité. Mais à ce que je sache, c’est la première fois qu’on voit au Québec un phénomène comparable au « angry white males » révélé aux États-Unis avec l’arrivée de Donald Trump. Ces hommes (en majorité, du moins) se considèrent comme les victimes d’un système obtus et mal avisé, indifférent au « vrai monde » et dirigé par des valeurs de moumounes. En 2016, Guy Morin disait : « Nous, au niveau des propriétaires d’armes à feu, on n’a pas l’intention d’embarquer dans une histoire encore à dormir debout, qui est un faux sentiment de sécurité pour plaire à quelques personnes traumatisées depuis 25 ans. »
Pour les dissidents, la tuerie de Polytechnique, qui est à l’origine du registre et qui explique son imposante adhésion populaire, est un argument farfelu. C’est peut-être ce qu’il y a de plus étonnant et, en même temps, de plus révélateur ici. Non seulement cette tragédie ne les émeut pas, nos maquisards québécois maintiennent, à l’instar de la NRA (National Rifle Association), que ce ne sont pas « les armes qui tuent », mais les « détraqués ».
Bien qu’on ait mis du temps au Québec avant de dépasser l’excuse facile du « pauvre malade mental », on admet aujourd’hui qu’il s’agissait bel et bien d’un crime contre les femmes. On sait que ce n’est pas un simple hasard si Marc Lépine a abattu 14 étudiantes en génie, pas plus qu’Alexandre Bissonnette, six hommes musulmans dans une mosquée. Leurs gestes étaient calculés, voulus, politiques. Si un registre des armes à feu n’empêche pas de tels crimes haineux de se reproduire à tout jamais, il les rend tout au moins plus difficiles à réaliser. Il souligne, surtout, notre responsabilité collective devant de telles horreurs et notre désir de vivre dans une société plus paisible et plus sécuritaire.
L’entêtement des insurgés à mettre leurs petits griefs devant ces responsabilités collectives, ce « vivre-ensemble » pour reprendre l’expression à la mode, laisse pantois. C’est un repli sur soi qui n’augure rien de bon — et, oui, qui suinte le machisme. Ce qui veut dire, selon le dictionnaire, favoriser les « vertus viriles » par-dessus tout.
 

mercredi 23 janvier 2019

L'art de perdre

La reprise du très controversé SLĀVle spectacle de Betty Bonifassi et Robert Lepage annulé en juillet dernier, toujours difficilement accepté aujourd’hui, sans oublier l’humoriste (blanc) exclu de soirées d’humour pour cause de dreadlocks, la semaine dernière, nous replonge dans le bain-marie de l’appropriation culturelle. Fut un temps où le terme « accommodements raisonnables » délimitait au Québec la zone rouge des rapports interethniques. Aujourd’hui, ce sont les mots « appropriation culturelle » qui agissent comme clignotants. Danger pour quiconque s’y aventure…
Personnellement, je m’interroge sur le fossé qui sépare, encore aujourd’hui, ceux qui voient l’appropriation culturelle comme un geste de bonne volonté, un désir de comprendre, et ceux qui le conçoivent comme un vol, au mieux, une caricature. On croit tendre la main et l’autre le reçoit comme une gifle. Comment arrive-t-on à se mécomprendre à ce point ? À la sortie de la nouvelle mouture de SLĀV, jeudi soir dernier, on comptait beaucoup de spectateurs satisfaits et, en même temps, on entendait un des premiers dénonciateurs du spectacle, Lucas Charlie Rose, répéter que les artistes n’avaient toujours « pas compris ».
Pas compris ? Robert Lepage a pourtant fait son mea culpa, SLĀV a été revu et corrigé, et un documentaire (Entends ma voix) s’est fait un devoir de claironner les points de vue de tout un chacun. Que nous reste-t-il à comprendre sinon le besoin de certains militants de tracer une ligne dans le sable indépendamment des compromis envisagés ou des gestes posés ? Se complaire dans le rôle de victime serait-il, en fait, ce qu’il faudrait comprendre ?
Je n’essaie pas de ridiculiser ici un discours par moments intransigeant, certes, parfois même aberrant, d’autres le font déjà trop. Je comprends l’urgence de dénoncer « l’oppression », ce qu’on qualifie aujourd’hui de rapport de domination. Bien qu’on ait de la difficulté à l’admettre, le racisme est un vrai problème au Québec ; il est plus que temps de le crier sur la place publique. Je comprends aussi la difficulté de « contrôler son message », d’en dire trop ou de ne pas toujours avoir les bons mots. Nous sommes nombreux à être montés aux barricades pour une cause ou pour une autre, afin de dénoncer les rapports de classe ou ceux de genre, mus par ce besoin récurrent de « changer le monde », sans toujours savoir ce qu’on cherchait précisément. Je comprends la confusion qui peut nous étreindre à de tels moments.
Je sais aussi que pour être entendu, il faut mettre les poings sur la table. Si la locomotive s’apprête à sortir de la gare, il faut faire soupirer dans les chaumières. Une cause qui n’est pas perçue comme « radicale », à ses débuts, prend difficilement son envol. Mais encore faut-il savoir adapter son jeu au fur et à mesure que le train prend de la vitesse, que les gens montent à bord, que la scène évolue. C’est là, immanquablement, où le bât blesse : on a tendance à défendre sa cause comme on fait ses prières, avec les mêmes mots et la même prostration, sans admettre que les choses ont changé ou peuvent changer.
Cette difficulté de sortir de la victimisation n’est pas spécifique des jeunes militants de la trempe de Lucas Charlie Rose. Qu’il s’agisse du mouvement féministe ou syndical, des droits civiques aux États-Unis ou du nationalisme ici, rien n’est plus difficile pour un mouvement politique, surtout s’il repose sur une question identitaire (le sexe, la race, la classe sociale, la nationalité, etc.), de savoir quand changer de refrain. Quand adapter son discours à une situation qui évolue, en d’autres mots. Ce n’est pas uniquement un manque d’imagination ou de vocabulaire. C’est aussi que le seul pouvoir de tels mouvements, leur seul rapport de forces tient à leur capacité de mettre le doigt sur le bobo, d’identifier ceux et celles à qui la société tourne le dos, de rendre visible ce qui l’est pas encore. Bref, de se transformer en chantre de la dépossession.
Cette tendance à frapper inlassablement sur le même clou n’est pas spécifique non plus de la gauche. On la retrouve également au sein du mouvement souverainiste. De tous nos mouvements idéologiques, c’est celui pour qui un renouvellement de discours fait le plus cruellement défaut. Sans doute parce qu’il s’agit de la situation qui a le plus évolué au cours des dernières années. En 1960, on pouvait encore parler des « nègres blancs d’Amérique » et s’offusquer de la domination anglophone sur la minorité francophone au Québec. Mais aujourd’hui ? On a beau diaboliser le gouvernement fédéral tant qu’on peut, le gros méchant loup n’existe plus. Alors que les inégalités restent quand même vives pour les femmes, les Noirs, les travailleurs, les immigrants… on peut difficilement voir les Québécois francophones comme des losers. Tout le problème du mouvement nationaliste est là.
Peut-être faudrait-il s’inspirer de Martin Luther King, dont on célébrait l’anniversaire lundi, et de son « I have a dream ». Peut-être faudrait-il regarder plus souvent devant plutôt que toujours derrière, se rappeler là où l’on veut aller, pas seulement là d’où on vient.

mercredi 16 janvier 2019

Les mille et une nuits

On se demande déjà qui va signer le film, qui va jouer le rôle de la jeune Rahaf Mohammed al-Qunun, qui, en l’espace d’une semaine, a réussi à fuir son pays, sa famille, les autorités saoudiennes et thaïlandaises, à se barricader dans un réduit de l’aéroport de Bangkok tout en alertant l’opinion publique et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés sur son sort : « Je suis en danger ! » tweetera-t-elle sans arrêt.
L’aventure hallucinante se termine, comme chacun sait, dans les bras (un peu trop insistants) de la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, à l’aéroport de Toronto, samedi dernier. Pas exactement le dénouement rêvé, Rahaf souhaitait se rendre en Australie, où elle compte au moins une amie et où il fait vraisemblablement plus chaud, mais une histoire, quand même, comme on les aime.
Notre héroïne des temps modernes est passée à un poil, en fait, d’être renvoyée dans son pays. C’est ce qui attendait, il y a deux ans, une de ses compatriotes, Dina Ali Lasloum, tentant elle aussi de fuir sa vie de prisonnière. Toute femme saoudienne, peu importe son âge, vit sous la garde constante d’un père, d’un frère ou d’un fils. Le gouvernement saoudien offre même l’aide d’un site Web pour mieux contrôler les allées et venues des femmes. Signe des temps, de plus en plus d’entre elles tentent de partir, mais l’escapade est risquée. Dans le cas de Dina Ali Lasloum, malgré ses appels désespérés transmis par vidéos depuis l’aéroport de Manille, les responsables philippins n’ont pas hésité à la remettre à sa famille.
C’est aussi ce que s’apprêtaient à faire les autorités thaïlandaises, le père et le frère de Rahaf Mohammed al-Qunun se tenant fin prêts pour exécuter le rapatriement, au moment où la pression internationale s’est mise de la partie. « Il s’en est fallu de quelques minutes pour que son destin bascule », dit un avocat mandaté par une ONG des droits de la personne qui a réussi à parler à la jeune rebelle. Devant la levée de boucliers de la part de milliers d’internautes, sans parler de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui publie alors un communiqué avertissant des dangers qui guettent la Saoudienne, les autorités thaïlandaises changent leur fusil d’épaule et décident de collaborer avec le HCR plutôt qu’avec leurs vis-à-vis saoudiens.
Avis aux scénaristes : il y a un deuxième héros dans cette histoire — et, non, ce n’est pas le gouvernement Trudeau, bien qu’on le félicite d’avoir agi si rapidement. « Twitter a déjoué ce qu’on voulait qu’il m’arrive », gazouille la jeune femme de son refuge à Bangkok, y joignant une vidéo d’un responsable saoudien se plaignant à son vis-à-vis thaïlandais qu’ils auraient mieux fait de « lui enlever son téléphone plutôt que son passeport ». Au moment où les réseaux sociaux sont critiqués, à juste titre d’ailleurs, pour leur manque d’éthique et de discernement, soulignons ici précisément le contraire. Pour Rahaf Mohammed al-Qunun, Twitter s’est avéré non seulement un moyen de communication extraordinaire, mais un défenseur des droits de la personne redoutable.
Durant les trois jours qu’elle passera barricadée dans un local de l’aéroport de Bangkok, la jeune femme, tapie derrière une porte où elle a empilé tous les meubles qui l’entourent, ne manque pas une occasion de documenter, sous le mot-clic #save_rahaf, ce qui lui arrive : la confiscation de son passeport par l’ambassade saoudienne, l’arrivée sur les lieux de son père et de son frère, l’intervention des Nations unies, les traitements subis aux mains de sa famille. « Ne laissez personne vous couper les ailes, vous êtes libre. Battez-vous pour vos DROITS », écrit-elle peu de temps avant d’être relâchée. Et puis, ces deux mots : « J’ai réussi ! »
Ce happy end est malheureusement obscurci pour deux raisons. Si Rahaf Mohammed — qui n’utilise plus son nom de famille pour se distancier encore davantage de son passé — est vraisemblablement hors de danger, que dire des femmes comme elles qui vivent toujours en Arabie saoudite ? Rien n’indispose davantage Mohammed ben Salmane, le jeune prince désormais aux commandes du pays, que les voix qui osent s’élever contre le régime. Le meurtre crapuleux de Jamal Khashoggi le 2 octobre dernier en est la preuve. Tout en se présentant comme un réformateur, « MBS », l’homme qui veut supposément moderniser le Royaume des Saoud, aime donner d’une main tout en punissant de l’autre. Au moment même d’accorder aux femmes la permission de conduire, en juin dernier, il jetait en prison les cinq militantes qui revendiquaient ce droit depuis longtemps. Aux dernières nouvelles, elles y sont toujours.
L’accueil de Rahaf Mohammed au pays risque aussi d’envenimer les relations canado-saoudiennes. Personne ne se plaindra si ce nouveau froid met un terme au contrat d’armes entre le Canada et l’Arabie saoudite, un contrat qui n’aurait jamais dû être conclu, mais comment cette nouvelle tension jouera-t-elle sur le sort de Raïf Badawi, lui aussi toujours en prison ? À suivre.

mercredi 9 janvier 2019

Femmes périmées

e pensais commencer la nouvelle année en grand, prenant à bras-le-corps le sujet le plus chaud, celui qui nous fait tous suer, en commençant par les politiciens qui y laissent des plumes à force de ne plus savoir sur quel pied danser : l’environnement.
Mais comment parler d’environnement quand il y a plus brûlant encore ? Les propos incendiaires de l’écrivain français Yann Moix à propos de femmes « passées date ». Vous aurez peut-être remarqué la twittosphère s’embraser à cet effet. Dans une entrevue accordée au magazine Marie-Claire, le lauréat des prix Goncourt et Renaudot avoue être « incapable d’aimer une femme de 50 ans », c’est-à-dire de son âge. « Un corps de femme de 25 ans c’est extraordinaire, précise-t-il. Le corps d’une femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du tout. »
On a beau traiter cet « esprit bedonnant » de tous les noms, l’auteur bien connu aura eu le culot, en bon intellectuel provocateur français, de dire tout haut ce que bien d’autres pratiquent tout bas. On en connaît tous, après tout, des hommes qui, le temps aidant, se tournent, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, vers des femmes plus jeunes. Et pas les moindres. Il s’agit souvent d’esprits éclairés, de bons gars, d’hommes de qualité pas du tout insensibles à la cause des femmes.
Avant cet aveu scandaleux, on se contentait de soupirer en se rappelant que l’amour est chose bien compliquée et bien mystérieuse. On passait l’éponge. Personne ne veut regarder ce phénomène en face. Individuellement, c’est trop douloureux ; collectivement, ça fout les grandes avancées paritaires des dernières décennies en l’air. On préfère dire que c’est la faute à Hollywood, avec son culte de la chair fraîche, ou encore à la biologie animale qui, de tout temps, pousse le mâle à chercher la femelle la plus fertile. Admettons que ces influences préhistoriques y soient pour quelque chose, encore faudrait-il qu’il y ait un effet comparable sur les femmes.
Si on se fie aux données des sites de rencontre, les femmes ont tendance, contrairement à ce que la « nature » a pu leur dicter par le passé, à chercher une certaine parité. À 20 ans, elles cherchent des hommes de deux ans leur aîné ; à 50, de deux ans leur cadet. Les hommes, eux, accusent un autre profil : s’ils cherchent à 20 ans des femmes de leur âge, ou parfois même un peu plus âgées, en vieillissant ils cherchent des femmes de plus en plus jeunes. Selon le site Okcupid, « un homme de 42 ans va accepter de sortir avec une femme de 15 ans plus jeune, mais jamais plus que trois ans plus vieille ». Imaginez alors à 60.
Évidemment, il y a des exceptions. Du moins, une : Emmanuel Macron. Il aime une femme de 24 ans son aînée. À l’heure où l’on se parle, le président français risque de passer à l’histoire pour des raisons sentimentales plutôt que politiques. Mais venons-en à la question qui tue. Pourquoi les hommes préfèrent-ils, pas toujours mais assez souvent pour en faire un phénomène de société, des femmes visiblement trop jeunes pour eux ?
N’ayant pas eu à se préoccuper des enfants pendant des millénaires et n’étant pas marqués physiquement par la naissance de leur progéniture, il faut croire que les hommes sont moins conscients de leur paternité comme de leur propre vieillissement. Moins conscients de ce qu’ils ont l’air, en d’autres mots, à côté d’une femme qui pourrait être leur fille. L’écart d’âge qui gêne bien des femmes, peut-être pas pour un flirt d’un soir mais fait obstacle à une relation durable, ne semble pas jouer ici. Il n’y a donc pas seulement les femmes de 50 ans qui sont « invisibles », selon Yann Moix, les hommes le sont parfois aussi à eux-mêmes.
Évidemment, tout ça, encore une fois, revient à une question de pouvoir. Même aujourd’hui, après 50 ans de féminisme, le désir des hommes mène le bal des relations amoureuses. « Sur le site Okcupid, les hommes entament 80 % des conversations avec des femmes plus jeunes pour la plupart », dit l’analyste de données Dale Markowitz. Mais poussons l’analyse un peu plus loin. Et si les hommes se tournaient vers des femmes plus jeunes comme façon de maintenir la dragée haute ? Devant le bouleversement causé par l’émancipation des femmes, comment ne pas voir ce déséquilibre amoureux comme une façon, inconsciente peut-être, mais non moins réelle, de maintenir, si ce n’est qu’à titre individuel, un certain pouvoir, un certain statu quo ? Au moment où le patriarcat meurt, les petits patriarches se multiplient.
On voudrait tous croire que la révolution féministe s’est faite sans heurts, dans l’enthousiasme partagé de relations humaines bonifiées. Mais comme vient de le rappeler le mouvement de dénonciation contre les agressions sexuelles, la réalité est parfois plus complexe. Remercions donc M. « gilet jeune » d’avoir exposé ce culte de la jeunesse pour ce qu’il est : un rejet brutal des femmes d’un certain âge et une peur inavouée de perdre le gros bout du bâton.