mercredi 25 juillet 2018

Le cauchemar climatisé

À la morgue de Montréal, on ne sait plus où mettre les cadavres. La vague de chaleur enregistrée en juillet aurait créé, selon le coroner Jean Brochu, une situation sans précédent. Cinquante-trois morts dans la métropole, 89 pour l’ensemble du Québec, dues non pas à une ni même à deux, mais bien à quatre canicules coup sur coup. Du jamais vu. Les victimes sont des personnes seules, âgées, aux prises avec une maladie ou autre, sans accès à la climatisation. On est loin évidemment des centaines de milliers de morts survenues en Europe à l’été 2003, mais comment s’en consoler alors qu’on se liquéfie sous des températures frôlant (avec l’humidex) les 40 degrés ?
J’écris d’ailleurs ces lignes sous un gros ventilateur, un petit linge mouillé drapé sur le cou. Va-t-il falloir que je cède à mon tour, que j’enjambe une fois pour toutes mon aversion pour la réfrigération à gogo, en me pliant à ce que Henry Miller appelait le Air-Conditioned Nightmare, le cauchemar climatisé de l’Amérique ? Le titre du récit de Miller ne ciblait pas en priorité la climatisation, plutôt la vie « ennuyante et monotone » qui sévissait dans la plupart des États américains en 1940. Mais il est difficile de trouver symbole plus fort de la « petite vie » nord-américaine, dull et ronronnante à souhait, que ces grosses caisses en plastique beige qui de plus en plus polluent le regard, les oreilles et l’environnement.
Quel objet tiré de nos vies modernes incarne mieux, d’ailleurs, « le confort et l’indifférence » que ces engins du diable qui font un pied de nez aux voisins et un bras d’honneur à l’environnement ?
En 2009, aux États-Unis, près de 90 % des habitations étaient climatisées. Alors imaginez un peu aujourd’hui ! Nos voisins utilisent autant d’électricité pour refroidir leurs maisons que toute l’Afrique pour l’ensemble de ses besoins électriques. Les pays en développement sont de moins en moins en reste, cela dit. En Chine, la climatisation a triplé entre 1997 et 2007. L’expansion faramineuse des classes moyennes en Asie du Sud-Est et ailleurs au tiers monde passe automatiquement par une demande accrue en air conditionné. Longtemps considéré comme le luxe suprême, une « dépendance comparable à celle du crack dans les pays riches », dit un anthropologue anglais, la climatisation représente pour les pays les plus pauvres, qui sont aussi les plus chauds, non seulement un réel besoin, mais une preuve de réussite.
Tenez, à Dubai dans les Émirats arabes, un hôtel se vante d’offrir, grâce à un système élaboré de tuyauterie enfouie sous terre, « la seule plage climatisée au monde ». On n’arrête pas le progrès, encore moins l’air réfrigéré aux hydrofluorocarbures (HFC). Un rapport de l’Université Berkley prévoit l’installation de 700 millions climatiseurs d’ici 2030 et 1,6 milliards d’ici 2050, principalement dans les pays en voie de développement. « En termes de consommation d’électricité, c’est l’équivalent d’ajouter plusieurs nouveaux pays sur la planète », dit-on.
Avec les conséquences environnementales que l’on sait, bien entendu.
Non seulement une consommation accrue d’électricité représente des milliards de tonnes de plus de CO2, le principal gaz à effet de serre, mais les climatiseurs, ces grosses ventouses à hauts décibels, rejettent directement la chaleur dans l’air ambiant. Résultat ? Plutôt que de refroidir les villes qui ont désespérément besoin de fraîcheur, leur utilisation contribue à les chauffer davantage. Le produit réfrigérant, finalement, le HFC, est un gaz à effet de serre « des milliers de fois plus toxique que le dioxyde de carbone ».
Bref, le cercle est parfaitement vicieux. On a besoin de plus en plus de climatisation parce qu’il fait de plus en plus chaud. Et il fait de plus en plus chaud, du moins, en partie, parce que de plus en plus de gens exigent la « clim ». Que faire ? Haïr les voisins qui ont la témérité de s’emmurer dans une bulle de froid, sans égard aux autres ou à l’environnement, n’étant tout compte fait pas très utile, il est temps que les gouvernements s’en mêlent. Avec des règles et une supervision plus strictes, il serait possible de remplacer l’hydrofluorocarbure par un gaz moins toxique, par exemple, ainsi que d’exiger de vraies mesures d’efficacité énergétique et proscrire certains modèles totalement désuets.
Il n’est pas dit que les relations entre voisins se porteront mieux, mais l’environnement, lui, assurément.

mercredi 18 juillet 2018

L'art n'est pas la politique

Le calme après la tempête. Après trois semaines de débats et de controverses — une première pièce (SLĀV) huée et retirée de l’affiche, une deuxième (Kanata) montrée du doigt elle aussi pour manque de représentativité —, voici que les artistes tendent la main, que les militants changent de ton et qu’une paix des Braves se dessine à l’horizon.
Le message politique a été entendu, et c’est tant mieux. L’histoire des Noirs comme celle des Autochtones sont les plaies béantes de l’Amérique. Il était à prévoir que les grands oubliés de l’Histoire manifesteraient leur déplaisir devant une nouvelle preuve « d’invisibilité ». Le peu de chanteuses noires et l’absence de comédiens autochtones méritait d’être soulignée, c’est sûr. Mais sans dire n’importe quoi, comme s’en sont bien gardés les signataires du texte publié dans Le Devoir samedi, sans crier au racisme et à l’appropriation culturelle, des non-sens dans un cas comme dans l’autre puisqu’il s’agit d’hommages envers ces marginalisés. Et puis, pour citer un internaute, « la culture est là pour être volée ». L’art consiste précisément à piller les histoires des uns et des autres. C’est là sa force.
Nous ne sommes quand même pas en présence ici de la lingerie Victoria Secrets, pour laquelle on a déjà fait défiler des mannequins coiffées de plumes amérindiennes, ni de « blackface » dans une représentation théâtrale. SLĀV et, on le présume, Kanata s’inscrivent à l’encontre des stéréotypes et des préjugés faciles. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus saisissant dans toute cette histoire. On fait le procès de Betty Bonifassi, de Robert Lepage et d’Ariane Mnouchkine comme s’il s’agissait de nouveaux colonialistes, d’adversaires à la cause, plutôt que des alliés qu’ils sont réellement.
Oui, on peut leur reprocher une certaine naïveté et un manque de jugement. Oui, SLĀV et Kanata pourraient être plus inclusifs. Cela dit, ces oeuvres, telles qu’elles sont, font davantage partie de la solution que du problème. C’est l’intérêt pour la question autochtone comme pour celle de l’esclavage, précisément le contraire de ce dont se plaignent leurs critiques, qui motivent ces créations. Mieux encore que des déclarations de l’UNESCO ou des changements de loi, c’est au moment où la culture se mêle d’aborder une question épineuse qu’on peut prétendre avoir franchi le mur de l’indifférence. C’est une fois traduites dans l’imaginaire collectif, et seulement là, que les choses commencent à changer.
Bref, si le message politique a été entendu, le message culturel tarde, lui, à être compris. L’art n’est pas de la politique. C’est essentiellement ce que disent Bonifassi, Lepage et Mnouchkine. La politique a le devoir de rectifier les injustices, alors que l’art n’a que celui d’en parler. On ne peut pas exiger les mêmes comptes de l’un comme de l’autre. Si la fameuse représentativité en politique se compte par tête de pipe (une personne, un vote), c’est une autre paire de manches pour ce qui est des représentations artistiques.
Robert Lepage et Ariane Mnouchkine ont aujourd’hui le devoir de tendre l’oreille, mais ils n’ont absolument pas celui de traduire mot à mot la vision que les Premières Nations ont d’elles-mêmes ou de leur histoire, ni de mettre le plus d’Autochtones possible sur scène. L’art est un pari de l’imagination, comme le dit celle qui a réinventé magistralement le personnage de Molière, et bien d’autres choses encore. C’est dans le fait d’imaginer ce qu’on comprend mal — l’arrivée des Européens, les pensions autochtones, le meurtre et la disparition de combien de femmes — qu’on réussit non seulement à tendre la main à l’autre, mais à se mettre un petit peu à sa place. « On ne peut pas parler de fraternité si on n’imagine pas son frère ou sa soeur », dit Ariane Mnouchkine.
C’est ce qui est si crucial, si irremplaçable dans le processus de création : c’est plus qu’un simple assemblage de données, c’est la possibilité de sentir, de compatir et, grâce à ces sentiers sinueux du coeur et de l’esprit, de mieux comprendre. Et, oui, ce processus-là demande distance, recul et transformation. Liberté aussi, qui, sans être absolue, mériterait un peu plus de considérations que ce qu’on a vu jusqu’à présent.
La possibilité de recréer son existence, de se réinventer, est ce que l’être humain a de plus précieux. L’oublier est tout aussi dangereux, pour la société que nous sommes, qu’oublier d’inclure les marginalisés parmi nous.