mercredi 29 avril 2020

La bonne approche

« Qu’est-ce qui vous fait croire que votre approche est la bonne ? » La question posée au premier ministre, François Legault, lundi dernier, était lourde de sous-entendus ; elle contenait toute l’appréhension vis-à-vis de ce qui est perçu comme un déconfinement hâtif. À l’instar du journaliste, on peut effectivement se demander comment la province la plus touchée, comptant « 50 % des infections canadiennes, mais seulement 23 % de la population », peut se permettre une telle aventure. Alors qu’on peine à contenir le désastre que représentent les CHSLD, la réouverture prochaine des garderies et des écoles primaires peut paraître carrément effrontée.
La témérité du gouvernement Legault est d’autant plus étonnante que l’attitude politique par défaut, à l’heure actuelle, est celle de prendre le moins de risques possible. « Nous n’accepterons pas l’idée que la vie humaine soit sacrifiable », répète la nouvelle idole de la scène politique américaine, Andrew M. Cuomo. Le gouverneur de l’État de New York s’est beaucoup illustré par sa façon combative de contrer la pandémie.
Cette notion selon laquelle la vie est sacrée et que notre seule mission doit être celle de la préserver, coûte que coûte, est également implicite dans les réactions qui n’ont pas manqué de fuser à la suite de l’allusion de M. Legault à l’immunité de groupe. L’idée de laisser courir le virus sur les bancs d’école en vue de construire une certaine protection collective a été regardée de haut, c’est le moins qu’on puisse dire. « Imprudent », a tranché Justin Trudeau. « C’est jouer avec le feu », a renchéri un épidémiologiste albertain.
Depuis le début de ce cataclysme, toute attitude qui semble s’éloigner du strict point de vue de la santé — perçue comme étant celui de la science et de l’éthique (pour ne pas dire de la vertu) — est vouée aux gémonies. Voyez à quelle vitesse le Royaume-Uni a abandonné sa stratégie initiale, basée justement sur l’immunité collective. Tout se passe comme s’il y avait une bonne manière de s’acquitter de ses responsabilités et une mauvaise. Les anges gardiens, d’un côté, et les philistins, de l’autre.
C’est pourquoi il faut parler de la Suède, un cas unique dans la lutte contre la pandémie. Il s’agit du seul pays qui a refusé d’imposer des mesures draconiennes de confinement. Pourquoi ? « Il n’y a aucune science derrière la distanciation sociale, la fermeture des frontières ou encore des écoles », dit l’épidémiologiste Johan Giesecke. Certes, la logique selon laquelle moins les gens sont en contact, moins il y a de contagion est bonne. Mais l’impact exact de ces mesures n’a pas encore été démontré. « Il n’y a que le lavage des mains qui est prouvé scientifiquement », selon cet expert.
L’approche suédoise se résume donc à protéger ceux qui en ont absolument besoin, les plus vieux et les personnes vulnérables, ainsi que le système de santé lui-même. Pour le reste, on laisse le virus suivre son cours auprès de la partie de la population capable de se remettre de la maladie facilement. Selon ce qu’on en sait, le virus n’agit pas du tout de la même manière chez les plus jeunes que chez les plus âgés. Les rassemblements de plus de 50 personnes ont été interdits en Suède, mais les écoles, les bars et les restaurants restent ouverts. On ne cache pas que l’immunité collective, tout en n’étant pas garantie à l’heure actuelle, est une conséquence recherchée d’une telle approche.
L’exemple suédois nous dit deux choses importantes, à mon avis. D’abord, face à cette pandémie, il n’y a pas de science infuse. On ignore non seulement beaucoup de choses sur la maladie, on ignore comment ses effets sont calculés d’une province à l’autre et d’un pays à l’autre. On est dans la pure spéculation la majorité du temps. Tout le monde cherche la manière la plus efficace de se tirer d’affaire et il existe très probablement plus d’une façon d’y arriver. Selon le professeur Giesecke, au bout du compte, quand on aura tout compris des différents modèles, « il risque d’y avoir peu de différences entre pays ».
Ce qu’il faut surtout retenir du modèle suédois, c’est qu’il y a ici une façon de concevoir le monde, pas seulement de confronter la maladie. D’emblée, on a calculé que le strict confinement, face à une maladie généralement bénigne pour 80 % des gens, causerait « plus de tort que de bien ». La vie sociale, commerciale, la santé mentale — tout ce que nos propres dirigeants ont invoqué à juste titre comme raisons justifiant le déconfinement — a pesé lourd dans l’approche suédoise. À ces considérations, il faut ajouter la vie démocratique comme telle. Une fois que vous avez obligé les gens à rester chez eux, à faire la queue, à adopter certains comportements… « Comment descend-on d’une telle galère ? », demande M. Giesecke.
Il n’y a pas que la vie qui est sacrée en ce bas monde. Quiconque a déjà défendu le droit à l’avortement en sait quelque chose. Il y a le genre de société dans laquelle on veut vivre. On aurait tort de penser que cette vie-là, libre et démocratique, ne requiert pas elle aussi une certaine vigilance.

mercredi 22 avril 2020

Ouvrons les écoles

Il y a dix jours, François Legault annonçait qu’il pensait rouvrir, avec la « permission de la santé publique », la petite école. Il avait l’air heureux de sa déclaration. L’homme, après tout, avait passé les trois dernières semaines à serrer la vis, à restreindre toujours un peu plus nos mouvements. En bon père de famille, il venait nous dire qu’une partie de la punition serait levée. La réaction n’a pas tardé. Comment osait-on exposer nos enfants de la sorte ? Le milieu de l’enseignement primaire serait ni plus ni moins jeté en pâture !
François Legault ne parle plus de rouvrir les écoles début mai. Il affiche même un air maussade quand, inévitablement, on lui pose la question. On peut le comprendre. Avant cette sortie, il n’avait récolté que des applaudissements, de l’amour à profusion. La question des écoles indiquait, pour la première fois, une pente savonneuse, un prix politique à payer.
Cette réaction épidermique, à mon avis, n’était pas justifiée. Mais comment s’en surprendre ? Le premier ministre récoltait ce qu’il avait lui-même si bien semé. À force de nous dire de rester chez nous, de garder nos distances, de laver nos mains, de répéter que « c’est une question de vie ou de mort », le message était finalement bien entré. On a maintenant une peur bleue de déroger aux bonnes mœurs sanitaires. À Montréal, on est même (beaucoup trop) prêts à appeler la police pour dénoncer le moindre rassemblement.
C’est un signe que les prochaines étapes seront beaucoup plus compliquées à traverser que celle qui tire à sa fin. Dans sa phase initiale, la pandémie exigeait qu’on se mobilise dans une seule direction : l’urgence sanitaire. Dans le grand débat qui pend au-dessus de nos têtes depuis le début — la bourse ou la vie ? La santé ou l’économie ? —, le bon choix, la position éclairée était du côté de la santé. Il suffisait d’entendre les élucubrations de Donald Trump (« Ce pays n’a pas été créé pour être mis en arrêt ») pour le comprendre. Mais maintenant que le fameux pic a été vraisemblablement atteint et que nous entrons dans une deuxième phase, le message est forcément plus complexe. Il faut aussi pouvoir regarder devant, pas seulement ce qui nous pend au bout du nez.
Sans verser dans le délire libertarien qui s’articule actuellement chez nos voisins américains, il faut effectivement rebâtir l’économie — et bien davantage : la vie sociale, la vie normale, la santé mentale. Il y a un prix individuel et collectif à payer à vivre cloîtrés, contrôlés et épiés. Un vaccin n’étant pas pour demain, il faut maintenant procéder à une plus grande intégration des uns avec les autres afin de bâtir l’immunité collective préconisée par les épidémiologistes. Phase 2 oblige.
Comme le notait Robert Dutrisac dans un éditorial récent, la meilleure façon de stimuler cette immunité de groupe, c’est de passer par les enfants, pour qui la maladie est presque toujours bénigne. Selon le directeur de la santé publique de Sherbrooke, le Dr Alain Poirier, les enfants n’ont pas les récepteurs aux poumons que cherche le virus pour y faire son nid. Or, les cas graves et surtout mortels de la COVID-19 passent presque toujours par les poumons. Bref, il n’arrivera pas dans les écoles ce qu’il arrive aujourd’hui dans les CHSLD. Il faut savoir aussi que le risque (contenu) de contagion associé à la réouverture scolaire ne disparaît pas en le reportant. Il pourrait même être plus élevé à l’automne, une deuxième vague virale étant attendue à ce moment-là.
Il faut bien planifier tout ça, bien entendu, en plus de s’assurer d’un suivi épidémiologique minutieux. Mais a-t-on vraiment besoin de quatre mois pour repenser les plages horaires, disposer les pupitres différemment et recenser les élèves et enseignants à risque ? Le milieu de l’éducation dispose d’une abondante main-d’œuvre qui devrait vraisemblablement avoir déjà commencé à imaginer de tels accommodements.
Il faut finalement envoyer les enfants à l’école pour que les parents puissent travailler, bien sûr, mais peut-être surtout pour que les enfants puissent apprendre. J’en sais quelque chose. J’ai vécu de près l’improvisation qui a suivi la fermeture des universités à la mi-mars. Comme tout le monde, j’ai fait ce que j’ai pu : des capsules en ligne, des rencontres Zoom avec mes étudiants, des courriels à n’en plus finir. On a beau se féliciter d’avoir sauvé la mise, cela n’était pas vraiment de l’enseignement, pour paraphraser un très beau texte paru dans ces pages. Il y a peut-être des matières qui s’enseignent correctement à distance, mais ce n’est certainement pas le cas du journalisme. Et puis, quelle que soit la matière, l’ingrédient magique pour planter des idées, pour ouvrir l’imaginaire, c’est ce doigt de Dieu en chair en et en os qui touche celui de l’homme, comme dans la peinture de Michel-Ange. C’est l’ingrédient humain qui change complètement la donne.
La mer est houleuse à l’heure actuelle et risque de le devenir davantage. Il faudra beaucoup de courage politique pour nous mener à bon port.

mercredi 15 avril 2020

L'angle mort

Les visages s’allongent de jour en jour lors des points de presse du premier ministre et de ses fidèles seconds. On semble s’éloigner tout à coup du « on est en contrôle » et de « les beaux jours s’en viennent ». Le nombre de décès, d’abord, est de plus en plus inquiétant. Et qui dit décès dit CHSLD. La moitié des décès causés par le coronavirus sont survenus dans des résidences pour personnes âgées.
Personne n’est évidemment surpris que les CHSLD se soient révélés le « maillon faible » de cette crise. Quiconque a déjà mis les pieds dans un centre hospitalier de soins de longue durée sait à quel point ces endroits peuvent faire pitié. La couleur des murs, d’abord, pour ne rien dire de la couleur des « bénéficiaires » (qui a eu l’idée d’une telle formule ?), indique d’emblée qu’il ne s’agit pas de lieux propices pour bénéficier de grand-chose. Il s’agit trop souvent de mouroirs, disons-le, plutôt que de véritables milieux de vie. Ce n’est pas par hasard si, depuis 60 ans, les CHSLD sont demeurés « l’angle mort » des politiques gouvernementales. Outre Marguerite Blais et Réjean Hébert, qui s’est montré véritablement intéressé à débattre de la question ? Les deux, d’ailleurs, préconisent un tout autre modèle que ces hospices souvent délabrés et presque toujours déprimants : davantage de soins à domicile, pour ce qui est du Dr Hébert, et des « Maisons pour aînés » du côté de la ministre Blais.
Mais revenons au « film d’horreur » constaté dans certains CHLSD. Ce qui est difficile à comprendre, ce sont les deux poids deux mesures : combien on a su armer le système hospitalier face à la pandémie, tout en exposant les CHSLD à de graves dangers. En décrétant des mesures de confinement et d’hygiène pour l’ensemble de la population, en testant les personnes les plus exposées et en s’assurant de libérer des lits et du personnel, on a tout fait pour protéger le milieu hospitalier. Il fallait l’empêcher de se trouver soudainement débordé et incapable de fonctionner correctement. Mission brillamment accomplie. Il n’y a pas l’ombre d’un débordement prévu en milieu hospitalier actuellement.
Mais alors, pourquoi n’a-t-on pas eu la même prévoyance pour ce qui est des résidences pour aînés, un milieu qu’on savait plus vulnérable encore ? C’est seulement à coups de questions de journalistes, qui, jour après jour, rapportaient des exemples d’infection, de manque de protocole, de pénurie de personnel et d’équipement, jurant souvent avec l’optimisme à toute épreuve du triumvirat Legault-Arruda-McCann, qu’on a fini par comprendre le manque de préparation dans les CHSLD. Comment expliquer un tel aveuglement ?
« On a mis l’argent là où ça saigne. » Selon le président de la FTQ, Daniel Boyer, le problème des CHSLD est lié au surinvestissement dans le milieu hospitalier au détriment des parents pauvres du système. Le chef syndical pointait ici les réformes libérales, mais on peut penser que le parti pris en faveur des hôpitaux précède les changements opérés en santé depuis 2003. Les monuments à la médecine de première ligne que sont les mégahôpitaux du CHUM et du CUSM, ces projets pharaoniques imaginés sous Lucien Bouchard au coût de plus de 3 milliards et demi de dollars, sont certainement des exemples éloquents de ce favoritisme. L’argent alloué aux résidences pour aînés est famélique en comparaison, même pour un gouvernement qui dit en faire une priorité. Le dernier budget caquiste alloue seulement 90 millions par an aux résidences pour personnes âgées. Le projet tant vanté de Mme Blais, les Maisons des aînés, ne reçoit, lui, que 74 millions et n’est pas prévu, de toute façon, avant 2021-2022.
Visiblement, ni cet argent ni la bonification salariale pour les préposés aux bénéficiaires, proposée en catastrophe par le premier ministre, n’ont eu beaucoup d’effets sur la crise. Il va falloir offrir beaucoup mieux que 4 $ de plus l’heure si l’on veut venir à bout des problèmes des CHSLD. Oui, la pénurie de personnel y est pour beaucoup, mais quelques dollars de plus ne suffiront pas à rendre ce milieu « plus attrayant ». Il faut repenser la façon dont on s’occupe des personnes âgées de façon globale, en commençant par le type d’établissement qui peut le mieux leur offrir une véritable qualité de vie.
Parmi les questions urgentes posées par la débâcle actuelle : l’entrepreneuriat a-t-il vraiment sa place ici ? Peut-on concilier l’idée de faire un profit avec l’hébergement de personnes âgées ? Peut-on tolérer que certaines résidences privées — les « non conventionnées » — n’aient pas les mêmes comptes à rendre que les autres ? Et y aurait-il même eu des résidences privées sans l’appauvrissement constant du réseau public ?
La ministre de la Santé, Danielle McCann, affirmait récemment que la crise sanitaire est en train « de transformer le système de santé ». Elle ne pensait pas si bien dire. Pour les CHSLD, notamment, l’heure n’est plus au « renippage », mais aux profondes remises en question.

mercredi 8 avril 2020

Vivement le pic!

Si on vous avait annoncé, au début du mois dernier, qu’il serait bientôt impossible de travailler normalement, de voyager, de marcher, de se saluer, de se divertir et même d’aimer normalement, vous l’auriez cru ? On vous aurait dit : les frontières seront fermées, le commerce international sera interrompu, un tiers de la population mondiale se retrouvera confinée à domicile et plus d’un million de personnes seront atteintes d’un virus largement inconnu. Inimaginable, non ?
On remercie donc le gouvernement du Québec d’avoir (enfin) dévoilé certaines prévisions épidémiologiques. Tout ce qui peut nous aider à nous acclimater à cette vie de laboratoire est le bienvenu. Les êtres humains vivent mal sous une cloche de verre, comme on a pu le constater le week-end dernier quand un homme a foncé en voiture sur un gardien de sécurité qui lui avait demandé de respecter la distanciation sociale. Une exception, on veut bien le croire, qui ne change rien à la solidarité dont font preuve la majorité des Québécois. Mais bon, le stress commence à se faire sentir. Derrière chaque image de rue vide, de commerce fermé, de personne seule debout à la fenêtre, la détresse psychologique guette aussi.
À défaut de pouvoir bouger, de pouvoir reprendre la vie normale — qui ne sera jamais plus tout à fait normale, nous avertissait cette semaine le Dr Horacio Arruda —, il faut au moins pouvoir imaginer vers quoi on se dirige. Alors, imaginons, puisqu’on n’a rien d’autre à faire. Par-delà l’aplanissement de la fameuse courbe — prévu maintenant après le sommet du 18 avril —, deux grandes tendances politiques se dessinent à l’horizon, l’une plus sombre (pessimiste), l’autre plus gaie (optimiste).
L’historien israélien bien connu Yuval Noah Harari écrivait récemment que les « décisions que [nous] prendrons au cours des prochaines semaines influenceront le monde dans lequel nous vivrons pour des années à venir ». Derrière les nouvelles pratiques que nous expérimentons — le télétravail, les mesures d’hygiène obligatoires, les contraventions aux récalcitrants — se dessinent deux façons de concevoir le monde assez opposées. Celle d’un autoritarisme croissant et celle d’une participation citoyenne améliorée. Celle du repli sur soi et celle d’une ouverture sur le monde.
À en juger par les sondages, les Québécois sont extraordinairement fiers de leurs dirigeants. À juste titre. Le gouvernement Legault a bien mené sa barque, traçant chaque jour de nouvelles lignes dans le sable tout en mobilisant les troupes. Sa tendance à garder l’information pour lui, à traiter ses électeurs un petit peu comme des enfants, a fini par céder devant l’appel à plus de transparence. Et c’est tant mieux. Il était important de partager l’information avec le public (même si ça rend le Dr Arruda un brin nerveux) parce que la ligne entre le processus démocratique et l’abus de pouvoir est mince à l’heure actuelle.
Dans des moments de grande crise, nous faisons volontiers des concessions qui, en temps normal, nous feraient hurler. Les policiers ont le pouvoir actuellement d’arrêter quiconque suit l’instinct parfaitement humain de se coller aux autres. On comprend, bien sûr, et on veut nous aussi « faire confiance aux policiers ». Mais la pente est suprêmement savonneuse. Imaginons qu’un policier décide, comme à Wuhan en janvier dernier, de souder la porte d’un porteur de virus qui refuse de rester chez lui. Combien seraient d’accord ?
La surveillance électronique — précisément ce qui a permis à Google de proclamer le Québec le champion de la distanciation en Amérique du Nord — est un autre pensez-y bien. Il est évident que le suivi cybernétique est un outil dont on ne saurait se passer lors d’une pandémie. Mais pas sans avoir préalablement réfléchi aux limites d’un tel exercice, à la ligne que nous ne voudrions, sous aucun prétexte, franchir. Or, cette réflexion est à peine entamée, l’insouciance collective étant toujours l’attitude de prédilection face à l’invasion de la vie privée pratiquée par les géants du Web.
Le repli sur soi, maintenant. La pandémie a renforcé les frontières et redonné du lustre à l’interventionnisme étatique. Ce regain de nationalisme a certainement du bon. Encourager l’achat local (le Panier bleu) est une excellente initiative, tout comme l’est une plus grande autonomie dans le secteur alimentaire et dans le champ de la fabrication d’équipement médical. Il était temps qu’on repense la mondialisation à tous crins qui sévit depuis les années 1980. Mais la pandémie a aussi renforcé l’autocratie : Viktor Orbàn en Hongrie, Rodrigo Duterte aux Philippines et Donald Trump se sont récemment arrogé des pouvoirs inquiétants. On peut se demander également si cette réaffirmation nationaliste ne fait pas obstruction à une nécessaire concertation mondiale face à la crise. Où est la coopération internationale alors qu’on en a le plus besoin ?
La crise qui nous colle à la peau offre à la fois un piège et une occasion. Saura-t-on éviter le pire tout en fabriquant du neuf ?

mercredi 1 avril 2020

Peut-on encore poser des questions?

« Be nice. » (Soyez gentille). C’est ce que Donald Trump a répondu cette semaine à une journaliste qui tentait de lui poser une question embarrassante. Au Québec, nous n’en sommes pas encore là, fort heureusement. Confrontés à une question difficile, nos politiciens ne somment pas les journalistes de bien se tenir, encore moins d’aller se faire voir. Bien des citoyens, par contre, le font à leur place. Arrêtez de chiquer la guenille. On a mieux à faire que de vous entendre toujours poser les mêmes questions. Vous nous angoissez...
Depuis qu’on nage en pleine pandémie, naviguant de consigne en consigne, d’état d’urgence en état d’urgence, obnubilés, et nous le sommes tous, par « la bataille de notre vie », une certaine censure — ou du moins, une certaine façon de faire — flotte dans l’air. À l’instar du taux d’approbation mirobolant du premier ministre François Legault (85 %), la consigne veut qu’on applaudisse nos politiciens, qu’on suive leurs directives (bien sûr) et qu’on ne leur complique pas la vie en posant des questions embêtantes. Face au « bon père de famille » qu’est devenu le premier ministre, on cherche à être de bons enfants. Encore une preuve de la cohésion sociale québécoise exceptionnelle, s’il en fallait une.
Comprenez-moi bien. J’aime, moi aussi, l’appel à la solidarité. J’aime penser qu’à force de rester chez soi, de s’éloigner les uns des autres et de se laver les mains, on va réussir à éviter la catastrophe. J’apprécie également le triumvirat Legault-Arruda-McCann et leurs mises au point sensées. Seulement, il est de plus en plus évident que, tout en ayant l’air transparentes, nos têtes d’affiche ne le sont pas toujours. Ils tournent souvent les coins ronds. Bien sûr, il y a des données qu’on ne possède pas encore et d’autres qu’on hésite à publier pour ne pas inciter à la hantise raciale. N’empêche qu’on est en droit de s’attendre, la population tout autant que les journalistes, à beaucoup plus d’information.
Voici certaines questions qui, à mon avis, sont toujours sans réponses. D’abord, quelle est l’inspiration derrière la stratégie épidémiologique du Québec ? Il y a trois grandes tendances mondiales à l’heure actuelle. La méthode dure (chinoise), la méthode du dépistage accéléré (sud-coréenne) et la méthode zen (suédoise). La Chine a éradiqué la maladie en 10 semaines (du moins, la première vague) en imposant des mesures strictes d’isolement, en retrouvant méticuleusement tous les contacts, en créant des zones fermées de malades pour mieux protéger la population générale. La Chine est un État policier qui a utilisé tout son arsenal, sans sentimentalisme aucun (pas de publicités rappelant qu’il faut appeler sa grand-mère) ni souci des libertés individuelles. Ce n’est évidemment pas le modèle mis en pratique chez nous.
À l’opposé, la méthode on-respire-par-le-nez, pratiquée par la Suède, est également mal vue. Tout en recommandant la distanciation sociale et en interdisant le voyage, les restaurants, les cafés et les écoles primaires demeurent ouverts en Suède et les rassemblements de 10 personnes sont toujours permis. La santé publique est d’avis que l’infection est trop faible chez les plus jeunes pour les retirer de l’école, ce qui créerait plus de danger de transmission chez les plus âgés, dit-on. De façon générale, la Suède se fie davantage à la bonne discipline de ses citoyens qu’aux interdictions en série. La plupart des pays, y compris le Québec, n’ont pas cette confiance en leur population. Ce qui laisse l’option mitoyenne, de loin la plus répandue, qui consiste à « tester, tester, tester », comme le préconise l’Organisation mondiale de la santé, et qui a été la clé du succès en Corée du Sud, notamment.
La position du Québec, il faut le croire, est celle du milieu. On a beau avoir été lents et beaucoup trop parcimonieux au début, nous procédons maintenant sur les chapeaux de roues en matière de dépistage. Mais selon quels critères de sélection ? Ce n’est pas clair si les tests sont toujours réservés aux gens qui présentent des symptômes, ont voyagé ou ont été en contact avec le virus ou si, comme en Corée du Sud, on procède à un dépistage plus large. On ne sait pas non plus à quel rythme nous tentons de retrouver les personnes qui ont été en contact avec un porteur de virus. Et quand on les trouve, qu’en fait-on ? Finalement, la stratégie québécoise comprend-elle, en plus du dépistage des personnes infectées, le dépistage du niveau d’immunité en train de se créer au sein de la population ? Selon deux universitaires canadiens, une telle mesure permet une meilleure appréciation des risques de contagion ainsi qu’une meilleure planification des effectifs. Notre « sortie de crise » en dépendrait.
En temps de grande crise, la tentation de ne pas faire de vagues est compréhensible. Elle est aussi dangereuse. Les contraintes de liberté de mouvement ne devraient jamais inclure la liberté d’information. La solidarité, on en veut, mais l’aplaventrisme, le moins possible.