mercredi 28 septembre 2016

Les deux Lisée

« Il y a beaucoup de Parizeau, des Parizeau qu’on admire et qu’on respecte, et il y a un Parizeau qu’on n’aime pas. »

Ainsi parlait Jean-François Lisée en 2003 dans un film documentaire sur Jacques Parizeau (le mien). Lors de cette entrevue, l’ex-conseiller se disait outré par l’apostrophe malheureuse du premier ministre — « battu par quoi ? par l’argent et des votes ethniques » — le soir du référendum. Avec sa perspicacité coutumière, Jean-François avait expliqué ce dérapage non pas comme le résultat de l’alcool ou d’un quelconque ressentiment xénophobe, mais comme celui d’un égo meurtri. « Tout ce dont il avait envie de parler c’est ce que ça lui faisait à lui. »

Treize ans plus tard, au moment de tenter son propre grand pari, celui d’emboiter le pas au grand Jacques à la tête du PQ, on serait tenté de dire qu’il y a un Lisée qu’on aime et un Lisée qu’on n’aime pas. En ce qui me concerne, il s’agit moins du JFL qui crie « heille ! écoute la réponse… », le gars paternaliste et un peu trop sûr de lui, ou encore, le stratège à gogo qui se lève la nuit pour imaginer des trappes à homard. Plus inquiétant est l’homme qui, curieusement, semble avoir repris le flambeau sur le « vote ethnique ».

Il n’y a pas si longtemps, en 2007, toujours fidèle à la vision qu’il a lui-même signée dans le discours qui devait être lu pour célébrer la victoire du oui, Lisée proclamait qu’il y avait « plus urgent » que de s’inquiéter de ce qu’on se mettait sur la tête. C’était le PQ toujours généreux, ouvert sur le monde et à la diversité, allergique au nationalisme ethnique. « Le Québec est debout […] Deux mots doivent désormais nous guider : responsabilité et solidarité », disait le discours.

Cinq ans plus tard, dans le sillon creusé par les manifestations étudiantes et les allégations de corruption du gouvernement Charest, Jean-François décide de poursuivre son rêve, celui de succéder à René Lévesque et Jacques Parizeau. Il ne le dit pas tout haut, ô que non, le journaliste à l’analyse pointue et aux phrases (encore plus) décapantes était en train de céder le pas au politicien qui ne révèle surtout pas toute sa pensée, mais quiconque connaissait Jean-François ne pouvait guère en douter.

J’ai filmé JFL à cette occasion, persuadée qu’il deviendrait le prochain chef du PQ. Rares sont les élus qui possèdent son intelligence, sa capacité d’analyse, sa verve, pour ne rien dire de son expérience politique et de son sens de l’humour. C’était sans compter sur l’effet délétère de sa personnalité, évidemment, et sur l’arrivée surprise de PKP. Jean-François Lisée est néanmoins un homme d’exception, qui le serait encore davantage s’il en était un peu moins conscient.

Comme lui aux lendemains du référendum, j’ai énormément de difficulté à concilier ce Jean-François-là avec celui qui proposait, en 2015, de repousser le droit de vote des immigrants (Octobre 1995 — Tous les espoirs, tous les chagrins), ou celui qui aujourd’hui veut interdire le burkini et la burka dans l’espace publique et le hidjab aux enseignantes. Le Lisée convertit au nationalisme identitaire, en d’autres mots, à la manière forte d’intégrer les immigrants — vous nous aimez, vous nous ressemblez, ou vous nous quittez — et aux insinuations douteuses. Ce n’est pas sa référence à Adil Charkaoui qui est d’ailleurs le plus problématique ici. Comme Parizeau avant lui, Jean-François a dérapé. Cédant lui aussi à la panique de l’échec, il est allé trop loin, il le sait très bien et, vous pouvez miser là-dessus, ne s’y prendra plus.

On ne saurait en dire autant de ce nationalisme frileux dont il se fait fort depuis qu’il siège à l’Assemblée nationale — et que Parizeau lui-même avait critiqué à l’occasion du débat sur la charte des valeurs. Oui, les questions identitaires méritent d’être débattues mais sans continuellement monter en épingle le sentiment de se faire manger la laine sur le dos. La politique active, et l’âge aidant, aurait-elle fait un conservateur de Jean-François Lisée, en rupture avec l’héritage de ses idoles ? Ou fait-il tout cela par simple calcul politique ? On sait que l’approche du député de Rosemont a su lui gagner des points dans la présente course à la chefferie.

Il semble y avoir un Jean-François Lisée d’avant la politique active et un autre, d’après. Le vrai Jean-François peut-il se lever ?

mercredi 21 septembre 2016

La revanche des matamores

Au lendemain des deux grand-messes honorant la télévision — les prix Emmy chez nos voisins et les Gémeaux ici —, rendons grâce aux dieux du petit écran. Après tout, si Donald Trump, 6 pieds 2, 236 livres et, prétend-il, bien pendu par-dessus le marché, devient le 45e président américain, la télévision y aura été pour beaucoup. Trump, on le sait, s’est fait connaître du grand public en jouant le matamore à l’émission de téléréalité The Apprentice à NBC. De 2004 à 2015, sa phrase fétiche — « you’re fired ! » — tombait chaque semaine comme une guillotine sur le rêve d’un jeune entrepreneur venu défendre un projet. C’est ce culte de l’intimidation et du regardez-moi-bien-aller que Trump a réussi à imposer, malgré les protestations des uns et l’incrédulité des autres, lors de l’actuelle campagne.

À quelques semaines de l’élection américaine, on n’est plus à se demander comment le parti d’Abraham Lincoln a pu tomber si bas. On est à tirer les leçons qui s’imposent.Selon Dana Milbank du Washington Post, la campagne de Trump signifie une prise de contrôle « hostile » de la politique américaine par la téléréalité. « Au moment où Trump lança sa campagne, les règles de la téléréalité se sont imposées, celles où la personne qui dit les pires bêtises est récompensée avec le plus de temps d’antenne. Selon ces règles, la célébrité n’a rien à voir avec la réussite. Dans ce monde, vous devenez célèbre surtout si vous êtes le gars ou la fille que personne n’aime. Plus vous êtes haïssable, en fait, mieux c’est. »

Tout ce qui paraissait inouï, imbuvable, impossible en début de campagne — les insultes, les mensonges, l’ignorance, le manque de préparation et de sérieux —, tout ça désormais s’explique non pas comme des failles avec lesquelles l’improbable candidat doit composer, mais comme un style sciemment mis en avant. « Trump reflète une mentalité qui est plus crue, plus vulgaire et plus branchée sur la culture populaire. Les attentes ont été baissées à tel point que l’idée de se pointer chez Dr. Oz [émission de pacotille animée par un médecin] est parfaitement acceptable, voire dernier cri »dit le commentateur Matt Lewis.

Voilà pour la forme. Mais Trump, dans sa turpitude, a aussi mis le doigt sur quelque chose de beaucoup plus profond. Il a révélé un mécontentement populaire qui a des racines plus lointaines encore que l’anti-establishment du Tea Party ou la grogne des Berniacs (les partisans de Bernie Sanders) contre les milliardaires. Il a révélé une lutte des classes et une lutte des sexes qu’on croyait depuis longtemps révolues. Sans le vouloir, le roi du bling-bling a ouvert la porte à tous ceux qui se sentent tassés par les développements socio-économiques des dernières décennies. Des hommes à 95 % qui ont souffert de l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, du déplacement de la main-d’oeuvre vers l’étranger, de la disparition du secteur manufacturier en faveur de l’innovation technologique. Tous ces bouleversements ont miné l’homme blanc d’un certain âge sans grande éducation, celui-là même qui renaît aujourd’hui de ses cendres dans la personne de Donald J. Trump.

On n’arrête pas le progrès, dites-vous ? Mais c’est très exactement ce que signifie l’ascension de l’ineffable candidat républicain sur la scène politique américaine.

Comme nul autre avant lui, Trump prépare la voie à ce retour en arrière où « les hommes étaient des hommes » et les Blancs étaient les maîtres incontestés du domaine. C’est la revanche de tous ceux qui n’ont jamais avalé le mouvement de la contre-culture, des droits civiques ou du féminisme et qui s’élèvent aujourd’hui pour proclamer « leurs valeurs ». C’est la trouvaille de la campagne de Donald Trump d’avoir compris qu’une bonne partie de l’électorat conservateur ne voulait pas, en fait, parler de libre-échange, de baisse de taxes ou de privatisation, mais plutôt« d’immigration, de sécurité et d’identité ».

Les questions identitaires ne font pas seulement des ravages aux États-Unis. La nostalgie pour le passé, pour un temps où les choses étaient plus simples et plus uniformes, secoue également l’Europe et, dans une moindre mesure, le Québec. Les retours de balancier ont la fâcheuse habitude de s’activer quand on s’y attend le moins.« Make America [ou le pays de son choix] great again » n’est rien d’autre qu’une incitation à regarder derrière plutôt que devant.

mercredi 14 septembre 2016

Multiculturaliste, moi?

Parmi les choses qui distinguent le Québec, il y en a une qui ne cesse de m’étonner : le multiculturalisme est perçu ici comme un gros mot. « Arrêtez de dire que je suis un multiculturaliste ! » déplorait Alexandre Cloutier dans l’entrevue récemment accordée au Devoir« J’ai dit sur toutes les tribunes que le multiculturalisme était un échec. » À la réaction épidermique de l’aspirant-chef, on comprend bien qu’il s’agit d’une insulte. Fédéraliste, c’est déjà pas beau, mais multiculturaliste ? Sors de ce corps, Satan.

Il y a des raisons historiques, bien sûr, à cette hantise du multiculturalisme. L’ex-premier ministre Pierre Trudeau s’en serait servi pour remettre le Québec à sa place lors du rapatriement de la Constitution en 1982. À cette occasion, le multiculturalisme s’est retrouvé renforcé et le Québec, lui, tenu à bout de bras, bafoué et humilié.

Je ne doute pas un instant que Trudeau père ait joué méchamment du coude lors de la Nuit des longs couteaux. Trudeau savait ce qu’il voulait et n’hésitait pas à forcer pour l’obtenir. A-t-il favorisé cette clause spécifiquement pour embêter le Québec ou plutôt, selon une autre version des faits, pour augmenter ses appuis ailleurs au pays ? Ou encore, tout simplement parce qu’il croyait que le multiculturalisme était la voie la plus prometteuse pour le Canada ? On pourrait en discuter longtemps. Le problème c’est que la perception du multiculturalisme au Québec est entièrement collée à ce petit moment ténu de notre histoire, sans tenir compte de ce qui s’est passé avant ou après.

Le multiculturalisme est né, non pas avec Trudeau, mais avec la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme au milieu des années 1960. Lors de ses audiences, la commission Laurendeau-Dunton doit reconnaître qu’il y a d’autres forces en présence que les seuls « éléments britanniques ou français ». Elle en fera une recommandation : « la reconnaissance de la contribution des divers groupes ethniques à la société canadienne ». En 1971, Trudeau, suivant les indications des commissaires, en fera une politique officielle. Dans son discours à la Chambre des communes, il déclare que le gouvernement accepte « la prétention des autres communautés culturelles qu’elles aussi sont des éléments essentiels au Canada ».

Sans Trudeau ni la déclaration officielle, sans René Lévesque ni le bras de fer constitutionnel, le Canada serait sans doute devenu « multiculturaliste » quand même. En prenant un peu plus de temps, c’est tout. En 1980, les immigrants de première et deuxième génération comptent pour plus de la moitié de la population canadienne, tout un changement en l’espace de deux générations. C’est d’ailleurs Brian Mulroney qui fera une loi sur le multiculturalisme (1988) afin de « promouvoir la participation entière et équitable des individus et des collectivités de toutes origines à l’évolution de la nation ».

Voilà pour la grande histoire. À aucun moment n’est-il question de « congédier la souveraineté populaire », comme le répète Mathieu Bock-Côté, d’abolir le « tronc commun » ou « d’inverser le devoir d’intégration ». Ce sont là des lubies entretenues par des nationalistes conservateurs.

Mieux : on a beau se targuer de faire de « l’interculturalisme » au Québec, rien n’indique, en fait, que notre façon d’aborder l’immigration est différente de celle du ROC. « Les chercheurs s’entendent pour dire que ce modèle a davantage été une déclaration d’intention qu’une véritable politique publique », dit Jocelyn Maclure dansRetrouver la raison. Depuis que le PQ a répudié, au début des années 1980, sa politique de « convergence culturelle » — perçue comme trop assimilatrice et portant le flanc à des accusations de nationalisme ethnique —, il n’y a pas de différences réelles entre la façon de concevoir l’immigration au Québec ou au Canada. Toutes les deux reposent sur un principe de réciprocité : « L’immigrant est invité à s’intégrer aux principales institutions et à apprendre la langue ou les langues officielles, à participer à la vie politique et à respecter les normes communes. »

Sous l’influence desdits conservateurs, de nombreux politiciens tentent aujourd’hui de revenir en arrière, c’est clair. Après la charte des valeurs, le « test des valeurs »proposé par François Legault et la « concordance culturelle » proposée par l’autre aspirant-chef, Jean-François Lisée, indiquent de nouvelles velléités assimilatrices vis-à-vis des immigrants.

Des études montrent, pourtant, que c’est en respectant les différentes cultures, plutôt qu’en les neutralisant, que les immigrants sont plus susceptibles de s’intégrer à la société d’accueil.

Veut-on vraiment cracher dans la soupe du multiculturalisme ?

mercredi 7 septembre 2016

La paille et la poutre

Plutôt que de déclarer la guerre au burkini, deux écoles secondaires ont choisi de respirer par le nez, cette semaine, en rangeant le controversé maillot dans la catégorie des « accommodements raisonnables ». Mieux vaut encourager les étudiantes musulmanes à se baigner emmitouflées, croit la Commission scolaire de Montréal, que de les reléguer à la marge et à l’isolement. Applaudissons à sa sagesse et à son courage, le geste étant sûr de susciter la condamnation chez ceux qui maudissent le voile musulman, n’y voyant qu’une « propagande islamiste » éhontée.

Permettre le port de ce maillot, rappelons-le, ne veut pas dire applaudir à celui-ci. Cela dit, si c’est l’islamisme qui inquiète, si c’est le recul de l’égalité hommes-femmes qui fait peur, mettons au moins l’opprobre au bon endroit. Pourquoi toujours s’en prendre à de simples citoyennes plutôt qu’aux véritables prosélytes, aux vrais coupables d’un credo moyenâgeux ? L’Arabie saoudite. Il est toujours un peu troublant de constater combien le vitriol se répand devant des femmes un peu trop habillées alors que l’indifférence perdure envers un régime connu non seulement pour ses tortures et ses exécutions, mais également pour avoir exporté l’extrémisme religieux.

Si l’ensemble des pays musulmans aujourd’hui — du Moyen-Orient à l’Asie du Sud-Est en passant par l’Afrique — plonge dans le fondamentalisme, c’est beaucoup à cause de l’islam pratiqué au royaume des Saoud. Né il y a trois siècles en plein désert, le wahhabisme — du nom du clerc qui lui a donné son nom, Mohammed ben Abdelwahhab — a été façonné « par un environnement austère et xénophobe, opposé à l’art, aux sanctuaires et à la musique, à mille lieues de l’islam cosmopolite de Bagdad ou du Caire »dit une enquête du New York Times sur l’extrémisme saoudien.

Rapidement, ce type de salafisme exacerbé devient la religion d’État. La découverte en 1938 des plus importantes réserves de pétrole au monde, par des prospecteurs américains, fera le reste. Les pétrodollars donnent aux autorités religieuses un« budget extravagant pour exporter leur courant sévère de l’islam »Selon un rapport de l’U.S. Council on Foreign Relations (2004), des douzaines de mosquées sont construites dans le monde, y compris au Canada. Aujourd’hui, on trouve des mosquées financées par l’Arabie saoudite à Toronto, à Ottawa, à Calgary, à Québec, et jusqu’au « pôle Nord », à Inuvik et à Iqualuit.

Et quand le béton n’est pas l’oeuvre de la monarchie du désert, la littérature disséminée à l’intérieur des murs, elle, l’est très souvent. « Certains livres distribués par le gouvernement [saoudien] propagent des idées ouvertement hostiles à la science, à la modernité et aux droits des femmes. » D’autres applaudissent « ceux qui combattent les infidèles pour répandre la parole d’Allah ».

Malgré son totalitarisme évident, des pays comme le Canada, les États-Unis et la France, grands défenseurs de la modernité et des droits fondamentaux (en temps normaux), sont toujours étroitement liés à l’Arabie saoudite. Au nom de vieilles alliances économiques, de la stabilité au Moyen-Orient et de la « lutte contre le terrorisme » — car, et c’est bien l’ironie, la péninsule arabique y est engagée aussi —, on lui vend des armes et des chars d’assaut, on se donne même des claques dans le dos.

En mars dernier, François Hollande a remis la Légion d’honneur au prince héritier saoudien. « C’est à la demande de l’Arabie saoudite que la distinction a été remise le 4 mars en catimini au prince Mohammed ben Nayef, ce dernier souhaitant “renforcer sa stature internationale” », écrivait l’AFP repiqué par L’Obs. Pourtant, comme le dit l’auteur algérien Kamel Daoud, lui-même visé par une fatwa, l’Arabie saoudite n’est qu’un « Daech [acronyme arabe du groupe armé État islamique] qui a réussi ».

« Daech noir, Daech blanc. Le premier égorge, tue, lapide, coupe les mains, détruit le patrimoine de l’humanité, et déteste l’archéologie, la femme et l’étranger non musulman. Le second est mieux habillé et plus propre, mais il fait la même chose. L’État islamique et l’Arabie saoudite. Dans sa lutte contre le terrorisme, l’Occident mène la guerre contre l’un tout en serrant la main de l’autre […] Si on ne comprend pas cela, on perd la guerre même si on gagne des batailles. On tuera des djihadistes mais ils renaîtront dans de prochaines générations, et nourris des mêmes livres. »

À quand la fin d’une telle hypocrisie ? À quand un combat contre l’islamisme qui met l’accent aux bons endroits ?