mercredi 26 mai 2021

Le champ de ruines

 Le récent conflit à Québec solidaire a fait resurgir le problème des woke qui, du côté de la droite notamment, fait couler beaucoup d’encre. C’est vrai que l’exagération, la victimisation, cette façon surtout de tomber à bras raccourcis sur ses propres « frères et sœurs » sont des choses déconcertantes au sein d’un mouvement qui dit vouloir changer le monde. Rappelons que le dénommé CAD (Collectif antiraciste décolonial) n’y est pas allé de main morte en brandissant une mise en demeure pour souligner son désaccord avec la direction du parti.

C’est la deuxième fois en l’espace de six mois que QS a dû rappeler un comité interne à l’ordre.

Je le souligne parce qu’il est important pour la gauche (dont je suis) de ne pas faire semblant que tout baigne. Ce type de radicalisme est un vrai problème à un moment où la gauche en a bien d’autres. Face aux commentateurs de droite qui se moquent des « gardes rouges de la révolution diversitaire », la tentation est grande, bien entendu, de taire les dissensions internes. Seulement, à un moment où la scène politique est de plus en plus difficile à saisir, l’heure est à la transparence.

Ce qui est particulièrement pénible dans cette petite guerre gauche-droite, c’est la prétention que le déséquilibre, le raccourci, le procédé soi-disant totalitaire sont tous d’un côté. Si les dérapages à gauche existent, c’est bien parce que les excès à droite les ont précédés. Le marxisme, le féminisme, l’antiracisme ont tous vu le jour en réaction à des siècles d’injustices. On peut toujours énumérer les dérapages de « l’inquisition woke », monter en épingle les âneries de « l’homo sovieticus » , comme le fait, pour la énième fois, Mathieu Bock-Côté dans son dernier essai (La Révolution racialiste, et autres virus idéologiques, Presses de la cité), mais tout ça demeure un spectacle de claquettes devant les plaies béantes de l’humanité.

Et puis, critiquer la culture woke, après le politiquement correct et le multiculturalisme, les trois chevaux de l’apocalypse qu’enfourche Bock-Côté sans relâche, permet au commentateur bien connu de se poser lui-même en martyr. Le multiculturalisme l’empêche d’être un Québécois à part entière. Le politiquement correct l’empêche de s’exprimer à Radio-Canada et ailleurs. Et la révolution diversitaire le réduit — lui, un tribun d’une grande envergure, apprécié par le premier ministre lui-même — à l’inutilité de l’homme blanc. Quel gâchis. Comment s’émouvoir du sort de George Floyd ou de Joyce Echaquan après ça ?

Cette croisade sans fin, habilement menée par ceux qui prônent le gros bon sens, les bonnes vieilles valeurs libérales — rien qui suinte l’aveuglement idéologique,vu comme un travers de la gauche —, empêche malheureusement de comprendre ce qui est réellement en jeu. Au Québec, la campagne contre la gauche dogmatique a débuté dans les universités au tournant des années 2000. Historiens et sociologues cherchent alors un antidote à la mauvaise conscience qui, depuis la publication des thèses d’Esther Delisle sur l’antisémitisme québécois, les flèches acerbes de l’auteur et polémiste Mordecai Richler et, surtout, la malheureuse phrase de Jacques Parizeau invoquant « des votes ethniques » le soir du référendum de 1995, empoisonne les rangs souverainistes. L’idée selon laquelle les minorités n’ont pas tous les droits et les majorités ont le droit d’exister « fièrement » elles aussi, une idée qui d’ailleurs circule déjà en Europe, prend alors son envol. «  Il faut arrêter de se culpabiliser comme Canadiens français. On a le droit à prétendre à un destin, à notre histoire nationale », explique Jean-Pierre Couture, sociologue et coauteur de Les nouveaux visages du nationalisme conservateur au Québec (Québec Amérique).

La même idée, mais en version populiste, sera reprise par Mario Dumont lors de la crise des accommodements raisonnables, en novembre 2006. Le chef de l’ADQ somme le Québec de « mettre ses culottes », d’arrêter de plier l’échine devant les demandes des minorités religieuses. C’est la revanche des fèves au lard et des sapins de Noël face à ce qui est de plus en plus perçu comme des invasions barbares, l’intégrisme religieux venu d’ailleurs. Le flambeau des « valeurs québécoises » — qui fera élire 41 députés adéquistes quelques mois plus tard alors que le parti n’en compte jusqu’alors que 5 — brille désormais dans le firmament québécois. Il sera repris d’abord par le PQ, ensuite par la CAQ, avec à chaque fois une emphase ou un succès renouvelé.

La plaie des woke n’est donc pas un phénomène qui se déroule en vase clos. Ce que MBC nomme la « révolution racialiste » est une réaction à un nationalisme blanc, conservateur, passéiste de plus en plus affiché au Québec au moment où l’on se parle. Un discours idéologique, lui aussi, qui n’est pas sans se complaire dans la victimisation, l’exagération et le vitriol au besoin. Il s’agit, en fait, des deux revers d’une même médaille, qui empoisonne la scène politique et qui explique le « champ de ruines » dont se plaignait Jacques Parizeau peu de temps avant sa mort.

À droite comme à gauche, des discours irresponsables divisent et sèment la pagaille. Le Québec, il me semble, mérite mieux.

mercredi 19 mai 2021

La véritable audace

 Audacieux, le projet de loi 96 ? Pour ce qui est de fouiller dans la Constitution canadienne pour y inscrire la spécificité québécoise sans demander la permission à personne, oui, certainement. Mais au-delà de ce pied de nez ? Au-delà du symbole ? Ce qui se voulait un deuxième coup de circuit pour le gouvernement Legault ne mérite probablement pas les cris de joie ni même les remontrances que lui vaut à ce jour la loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État). Mis à part la francisation des petites entreprises, qu’est-ce que la nouvelle loi linguistique change, au fond ?

Le gouvernement a commis une erreur en voulant se mesurer à la loi 101. Si la politique linguistique de Camille Laurin était, elle, franchement audacieuse, ce n’est pas tellement à cause de la francisation des rues, des commerces ou des institutions gouvernementales. La loi 22 avait déjà tracé des sillons à cet égard. C’est l’obligation pour les immigrants de s’éduquer en français qui constituait à l’époque le coup de maître. C’est cet aspect de la loi 101 qui était radicalement nouveau.

On oublie que le « transfert linguistique » — qui obsède, à juste titre, le ministre Jolin-Barrette aujourd’hui — était, jusqu’à la fin des années 1970, au ras des pâquerettes pour ce qui est de l’intégration francophone des immigrants. Si on trouve le transfert actuel de 53 % encore trop faible, rappelons qu’il frôlait le néant il y a 40 ans. On recevait alors très peu d’immigrants francophones, l’anglais bien sûr exerçait son charme et, surtout, peu de jeunes immigrants étaient admis à l’école française. On se pince en se rappelant que les enfants de tous horizons, et jusqu’aux très catholiques petits Italiens, ont été envoyés à l’école anglaise ! Évidemment, c’est la période où le Québec est toujours « défavorable à l’immigration ». Même si la Confédération canadienne permet de compétences partagées avec les provinces en matière d’immigration, le Québec le voit comme un « problème externe », celui d’Ottawa notamment.

Il a fallu les bouleversements de mœurs parachevés lors de la Révolution tranquille, dont une baisse vertigineuse des natalités, pour transformer la peur de l’immigration en ouverture à l’Autre. En moins de 20 ans, le Québec passe d’un des endroits où l’on fait le plus d’enfants au monde à un où on en fait le moins. Voyant que la solide prépondérance de 80 % de francophones est menacée, il faut réagir. Il faut arrêter de vivre en vase clos. En comptant désormais sur les immigrants pour la survivance du Québec, on change soudainement de discours. En intégrant les immigrants dans ses rangs et en pavant la voie à l’émergence d’une classe socio-économique francophone, le Québec ne se contente plus de subir son destin ; il le prend enfin en main. La loi 101 est l’acte de naissance du Québec moderne.

On ne trouve rien d’aussi profond, encore moins d’aussi radical, dans le projet de loi 96. On pourrait même dire que l’ambiguïté chronique du gouvernement Legault vis-à-vis de l’immigration est aux antipodes de l’esprit de la loi 101. Bien sûr, la nouvelle loi linguistique prévoit des mesures supplémentaires en francisation, mais on est loin ici du pacte conclu avec les allophones en 1977. S’il y avait l’ombre d’une philosophie pro-immigration, il aurait fallu commencer par mettre un terme à l’attente interminable, absurde, des immigrants en attente d’un statut de résidence permanente. Sans parler de la loi 21, qui envoie un message de rejet à la communauté maghrébine, pour ne nommer qu’elle, une communauté déjà francisée, vitale pour l’avenir du Québec. La spécialité du gouvernement Legault vis-à-vis de l’immigration est de donner d’une main, tout en reprenant de l’autre.

Le projet de loi 96 souffre aussi de ne pas avoir trouvé sa propre raison d’être. S’il faut toujours des immigrants pour la survie du Québec, il faut aussi tenir compte du contexte actuel. Il ne suffit plus de solidifier les digues francophones, de simplement y ajouter des corps, comme le cherchait la loi 101. Le Québec jouit d’une classe d’affaires francophone de plus en plus aguerrie, mais ce n’est pas suffisant non plus. La culture anglophone est aujourd’hui tellement tentaculaire, tellement partout et par conséquent tellement importante pour quiconque veut se faire une tête, veut comprendre et avancer dans le monde dans lequel on vit, que l’approche de l’endiguement ne suffit pas. On ne peut se contenter d’ajouter un peu plus de français, en d’autres mots, là où l’on considère qu’il y a trop d’anglais.

Plutôt que de taper sans cesse sur le clou anglophone, solidifions plutôt la culture francophone. Rendons-la plus forte (l’enseignement amélioré du français, la promotion des arts et des artistes, ça urge !), plus créative, plus diversifiée. C’est la conclusion de 40 ans de loi 101, après tout. À force de se mélanger, de se côtoyer, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes. Si on doit tenir tête à l’anglais, il faut que cet ajout de forces vives transparaisse. Il faut rendre le français un peu plus ludique, innovant, flexible, un peu plus étonnant, lui aussi. La seule véritable façon de contrer l’attrait de l’anglais n’est pas de l’exclure totalement, c’est de créer une culture, un vivre-ensemble plus irrésistible encore.

mercredi 12 mai 2021

L'infrastructure humaine

 Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond au royaume de la petite enfance. La photo de « Leïla, bébé sourire », publiée dans un journal de Sainte-Agathe-des-Monts afin de promouvoir sa candidature pour entrer en CPE, sans parler des éducatrices à bout de souffle et de parents en colère, le confirme. Le réseau de garderie manque cruellement de places — 51 000 précisément — et tous les moyens sont bons pour y remédier.

Talonné sur la question, le ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, a finalement annoncé, lundi, l’ouverture de locaux temporaires. On espère créer 22 000 places en attendant des installations permanentes. Un pas dans la bonne direction, mais encore trop peu, comme l’ont signalé plusieurs parents et éducatrices. Les lacunes ne résident pas seulement dans l’aspect « temporaire » de la solution proposée, ni dans le fait qu’il manque toujours 29 000 places à l’appel. Le problème est qu’on a tendance à n’y voir que du béton, qu’un simple problème d’infrastructure, alors que le problème est bien davantage celui de l’investissement humain. Un problème, par définition, plus profond.

Au Québec, on a commencé à parler de garderies dans les années 1970, dans la foulée du mouvement féministe qui réclamait l’intégration des femmes au marché du travail. La question des garderies n’est donc pas strictement celle de la petite enfance, c’est-à-dire de la meilleure façon de stimuler l’éveil et l’apprentissage chez les tout-petits. C’est d’abord une question de libération des femmes. Si, quelques décennies plus tard, le Québec prenait les devants en implantant un réseau universel de garderie, ce qui épate encore aujourd’hui, c’est bien parce qu’en 1997 le gouvernement péquiste avait une femme ministre, Pauline Marois, qui savait mieux que quiconque ce que voulait dire « conciliation famille-travail » ayant élevé quatre enfants tout en menant une impressionnante carrière politique. La création des garderies à 5 $, comme on les appelait alors, de pair avec la loi 101 et le financement des partis politiques, constitue, à mon avis, le legs le plus substantiel, le plus progressif, des 40 dernières années.

Il a fallu une pandémie, encore une fois, pour exposer le ventre mou de ce qu’on croyait solide et bien ancré : l’ascension des femmes sur le marché du travail. Du jour au lendemain, des milliers de femmes ont dû réintégrer leur rôle de reines du foyer. L’année dernière seulement, 120 200 femmes ont perdu leur emploi au Québec, deux fois plus que des hommes. Beaucoup d’autres ont choisi de volontairement abandonner leur travail pour veilleur sur leurs enfants privés de garderie ou d’école. Aux États-Unis, un tiers de femmes ayant des enfants d’âge scolaire, 10 millions en tout, étaient au début de l’année sans emploi, un « effet dévastateur » sur le marché du travail et les femmes en particulier.

La morale de l’histoire ? La liberté des femmes est directement proportionnelle à leur capacité d’obtenir de l’aide pour s’occuper des enfants — ce qui n’est toujours pas le cas de la majorité des hommes aujourd’hui. L’égalité hommes-femmes, une des grandes « valeurs » québécoises, dit-on, n’a donc aucun sens sans donner aux femmes la possibilité de compétitionner sur le marché du travail à armes égales. Malheureusement, on est encore loin de la coupe aux lèvres. Non seulement le réseau universel de garderie bat de l’aile — on promet beaucoup, on livre peu, depuis 20 ans —, mais la lumière crue de la pandémie souligne également la dévalorisation des métiers majoritairement détenus par les femmes.

Tout ce qui jadis était considéré du domaine de la ménagère, les soins et la garde des enfants, des vieux, des malades, ainsi que l’entretien de la maison, ce qu’aujourd’hui on appelle le domaine du « care », était considéré comme indigne d’un homme, les économistes refusant de calculer la valeur de tels gestes (pourtant « essentiels ») dans le maintien du PIB. Ce que les femmes accomplissaient par amour ou par devoir était de l’ordre du soleil qui se lève le matin : un acte « naturel », beau et gratuit. Point à la ligne. Heureusement, Karl Marx et bon nombre d’économistes féministes sont venus démentir cette lubie patriarcale, mais non sans qu’il y reste quelque chose.

On le voit aujourd’hui dans la façon dont on traite les infirmières, les préposées aux bénéficiaires et bien sûr les éducatrices. Elles ont beau être perçues comme de nouvelles héroïnes aux yeux du public et régulièrement applaudies par le premier ministre lui-même, leurs conditions de travail ne s’améliorent pas pour autant. « La charge est tellement difficile, dit une éducatrice en CPE, que tout le monde s’en va ». Ces professions sont doublement dévalorisées du fait d’être majoritairement exercées par des femmes et d’appartenir aux types de travail qu’il n’y a pas si longtemps les femmes accomplissaient « par amour ». Or, encore aujourd’hui, on s’attend à ce que les femmes puisent dans leur dévouement pour compenser un salaire déficient.

C’est cette attitude, avant même de nouvelles installations en garderie, qu’il faut revoir et corriger.