mercredi 30 septembre 2015

Niqab, quand tu nous tiens

Nous voici donc devant l’absurde. Discrédité après 10 ans au pouvoir, miné par des scandales à répétition et abandonné par ses plus vaillants ministres, le parti de Stephen Harper a néanmoins repris les devants grâce à un bout de tissu. Un bout de tissu qui ne laisse pas indifférent, c’est sûr. Le niqab est rejeté par 82 % des Canadiens et 93 % des Québécois. Du jamais vu en matière de consensus pancanadien. Mais comment ne pas s’étouffer dans sa bière en entendant le chef conservateur prendre la défense de l’émancipation féminine, lors du débat jeudi dernier.

« Jamais je ne dirai à ma jeune fille qu’elle doit se cacher le visage parce qu’elle est une femme », dit-il solennellement, comme si c’était lui qui se faisait assermenter tout à coup.

Stephen Harper, faut-il le rappeler, a refusé d’enquêter sur les meurtres et disparitions des femmes autochtones, a mis la hache dans les subventions aux groupes de femmes, a aboli la clause d’égalité salariale dans la fonction publique ainsi que le programme venant en aide aux femmes réfugiées, est resté sourd au fait que seulement un hôpital canadien sur six, contrairement à ce que stipule la Loi sur la santé, offre des services d’avortement, a détourné l’aide aux femmes du tiers monde en abolissant tout soutien à la régulation des naissances et n’a posé aucun geste pour contrer la violence que vivent les femmes ici, malgré les 12 milliards que ça coûte au Trésor public par année. La liberté des femmes lui tient à coeur ? Cause toujours mon lapin.

Comme le soulignait Manon Cornellier (dans sa chronique « Voile politique » publiée dans Le Devoir du 23 septembre dernier), Harper aurait pu éviter toute cette tempête en changeant simplement la consigne rattachée à la cérémonie d’assermentation. C’est sciemment, cyniquement, qu’il exploite cette question explosive, la seule susceptible de lui rallier des appuis à l’extérieur des cercles conservateurs purs et durs. On ne peut qu’espérer qu’un tel machiavélisme joue contre lui — de la même façon, d’ailleurs, que la charte des valeurs a fini par jouer contre le PQ lors des dernières élections. Comme l’a appris Jacques Parizeau à ses dépens, ceux à qui on confie notre avenir collectif devraient éviter, dans la mesure du possible, de nous monter les uns contre les autres.

Malaisé, aussi, l’alignement du Bloc avec les conservateurs sur cette question. Il n’y a pas si longtemps, l’argument par excellence pour démontrer l’inévitabilité souverainiste était de souligner les points de rupture entre le Québec et le Canada. La séparation n’était plus qu’une question de temps, m’avait dit Jean-François Lisée à l’aube des élections de 2012, car le Québec et le Canada d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir ensemble. « Il ne reste plus qu’à prononcer le divorce », disait-il. Mais c’était avant qu’on se mette à nous rebattre les oreilles avec « les valeurs conservatrices sont aussi les valeurs québécoises ». Et avant que le Bloc devienne à ce point obnubilé par le NPD qu’il soit prêt à emboîter le pas aux conservateurs — un danger pourtant bien plus grand qu’une poignée de niqabs — pour mieux damner le pion aux néodémocrates.

Comprenez-moi bien, le niqab me révolte, moi aussi. Je déteste voir une femme s’afficher comme une erreur de parcours ou encore, se transformer en géant doigt d’honneur. Le niqab a aussi cette signification, soit dit en passant. En Tunisie, me faisait remarquer le coprésident de l’Association des musulmans pour la laïcité, Haroun Bouazzi, ce sont les femmes les plus démunies qui ont adopté le voile intégral afin de souligner leur invisibilité. Vous passez devant nous sans nous voir ? Bien, maintenant, vous ne nous manquerez pas ! Ça a le mérite d’être clair et combien efficace. Les niqabs se comptent ici par quelques dizaines et pourtant, on en parle comme d’une plaie d’Égypte.

On a beau haïr le niqab, le considérer une insulte à la condition féminine, on ne peut l’interdire sur cette base sans se retourner contre l’émancipation des femmes elle-même. Comment adhérer au droit des femmes de décider par elles-mêmes — la pierre de touche du mouvement de libération féministe — tout en affirmant que certaines femmes n’ont pas droit à leur libre arbitre ? Il faut trouver autre chose. Le « gros bon sens », en d’autres mots, ne peut pas se substituer aux Chartes des droits et libertés, comme semblent le croire certains commentateurs. On ne peut décider du sort d’une minorité par les simples sentiments que cela nous inspire — ce qui équivaut à la loi de la rue — sans risquer d’affaiblir le principe même de la démocratie.

En attendant que la Cour suprême s’en mêle, espérons que le niqab n’embrouillera pas les esprits au point de redorer le blason de celui qui, après 10 ans de règne, a piétiné la vie démocratique plus souvent qu’à son tour.

mercredi 23 septembre 2015

La moitié du ciel

Les femmes constituent 54 % de la population et 47 % de la force du travail. Elles sont non seulement majoritaires sur les bancs d’école, elles sont également premières de classe. Elles sont en train de transformer certaines professions, comme la médecine, à leur image. Elles sont de grandes consommatrices de culture et votent également davantage que les hommes : un demi-million de votes excédentaires féminins en 2011. Elles sont visibles et engagées. Personne aujourd’hui n’oserait dire (à l’exception peut-être de Donald Trump) que les femmes ne sont pas bienvenues dans toutes les sphères de la société.

Alors pourquoi sommes-nous toujours à quémander notre espace sur la place publique ? Pourquoi, malgré des progrès incontestables, sommes-nous toujours invisibles ?

La foire d’empoigne entre les trois principaux leaders masculins, lors du dernier débat des chefs sur l’économie, en disait long à cet égard. Alors que les hommes se colletaillaient à qui mieux mieux, la seule femme chef, bien meilleure débatteuse en passant que certains de ses vis-à-vis masculins, était réduite à égrener son chapelet de twitts pour rappeler qu’elle existe « elle aussi ». Les femmes, c’est un peu comme le bilinguisme au Canada : tout le monde est d’accord, mais de là à le mettre en pratique… Faudra repasser.

L’idée de tenir un débat des femmes, pour la deuxième fois en plus de 30 ans, est née de l’indignation de groupes de femmes de ne pas voir leurs préoccupations reflétées dans le discours politique. Bien entendu, la question des femmes n’est pas seule à avoir été occultée lors de ce marathon électoral. L’environnement, les autochtones, le développement durable, l’international n’ont pas trouvé preneur non plus, mis à part les boniments d’usage. Mais aucune de ces questions n’a tout à fait le poids de celle des femmes, si ce n’est que les enjeux du moment — l’économie, la classe moyenne, les familles, les garderies, la crise des réfugiés — sont tous des sujets qui touchent éminemment les femmes. Seulement, sans que ce soit dit nommément, ce qui contribue à gommer les problèmes que les femmes vivent. L’idée de tenir un débat — qui s’est mutée en série d’entrevues, faute de volontaires — voulait remédier à cette lacune. Le classique « tu sais bien que je t’aime », en d’autres mots, ne suffit plus. Les femmes veulent des déclarations plus pointues et mieux senties.

On en a eu. Comme le rapportait Le Devoir, les deux leaders en tête de peloton, Thomas Mulcair et Justin Trudeau — Stephen Harper, lui, n’a même pas daigné répondre à l’invitation — ont promis, la main sur le coeur, de mettre en place des garderies, d’exiger 50 % de femmes dans leur cabinet et ailleurs, d’adopter un plan national de lutte contre la violence faite aux femmes, aussi de mener une enquête sur la disparition de femmes autochtones. À noter que Brian Mulroney, John Turner et Ed Broadbent, questionnés sur beaucoup des mêmes questions en 1984, ont aussi juré de rectifier le tir, notamment sur la question de l’écart salarial, la représentativité des femmes et les garderies. Trente ans plus tard, les femmes gagnent toujours 20 % de moins que les hommes, elles représentent seulement 25 % des élus et, malgré des tonnes d’études et de promesses, il n’y a toujours pas de plan national de garderies.

Mais le plus significatif, en 2015, c’est la question de la violence, beaucoup plus pressante aujourd’hui qu’elle l’était en 1984. C’est la question qui tue, dans tous les sens du terme. Car si les progrès sont parfois lents en ce qui concerne l’égalité des sexes, il n’y a aucun progrès en ce qui concerne la sécurité des femmes. Ce qui coûte plus de 12 milliards par an, soit dit en passant. Pourquoi les revendications féministes ont-elles réussi des pas de géants dans certains domaines et ne font strictement rien pour ce qui est de la violence ? Parce que la violence est en réaction précisément à ces mêmes revendications, à l’émancipation des femmes elles-mêmes. C’est la seule explication logique, une qui n’est pas bien comprise par la société en général et les politiciens en particulier.

Depuis 30 ans, nous fonctionnons sur l’hypothèse que nous avons cassé le cou du sexisme grâce à nos lois, notre vigilance et notre bonne volonté. Il ne resterait que les vestiges qui prennent toujours un peu plus de temps. C’était sans tenir compte de ce sexisme nouveau, né en réaction au féminisme. Il faut de toute urgence le prendre beaucoup plus au sérieux, sans quoi les femmes seront condamnées à faire du surplace pour plus longtemps encore.

Les entrevues avec les quatre chefs, May, Mulcair, Trudeau et Duceppe, seront disponibles cette semaine sur le site du «Devoir».

mercredi 16 septembre 2015

L'authenticité

Donald Trump, Denis Coderre, Colette Roy, Amir Khadir, Véronique Hivon, Bernie Sanders, Alexis Tsipras, Jeremy Corbyn. Qu’ont tous ces politiciens en commun ? L’authenticité. On peut les aimer ou non, les croire promis à un brillant avenir ou les vouer aux gémonies, on a tendance à les croire quand ils parlent. Ils ont beau dire parfois des énormités — Donald Trump s’en fait d’ailleurs une spécialité —, ils impressionnent par leur capacité d’être entièrement, et dans certains cas, férocement eux-mêmes. De plus en plus, c’est ce qui marche en politique, disent les experts. « Ce n’est pas l’expérience que vous avez qui compte, c’est votre capacité d’avoir l’air vrai»

C’est ce qui expliquerait le succès de l’improbable candidat républicain Trump, alors que la doyenne de la scène politique, Hillary Clinton, connaît des revers. L’élection aussi du nouveau chef du Parti travailliste anglais, Jeremy Corbyn, un « radical » qui, à 66 ans, n’a pas la prétention de plaire à tout le monde et son frère. Le nouveau chef vient de cracher dans la soupe de Tony Blair, tournant le dos aux compromis centristes qui ont porté le New Labour au pouvoir de 1997 à 2010.

Curieusement, l’idée d’être fidèle à soi-même fait également partie du message de Lynton Crosby, le dénommé « Magicien d’Oz », venu sauver la campagne conservatrice des eaux. « Les gens ne votent pas pour une politique », dit l’éminence grise, responsable de la réélection des conservateurs en Grande-Bretagne. « Ils votent à partir de l’idée qu’ils se font de vous» D’ailleurs, une évaluation des publicités de campagne publiée cette semaine montre que ce sont celles où les politiciens se dévoilent personnellement qui fonctionnent le mieux. Par exemple, les publicités du NPD attaquant la corruption chez les conservateurs ont complètement raté leur cible alors que celles où Thomas Mulcair parle de lui cartonnent.

Mais M. Mulcair aura beau multiplier les sourires et les pubs sentimentales, il aura toujours, vu son parcours tortueux libéral-néodémocrate et son penchant mi-figue mi-raisin, une côte à remonter pour ce qui est de l’authenticité. Le problème de l’homme au double prénom, c’est qu’on est jamais tout à fait sûr où il loge. Il a évidemment la tâche inimaginable de transformer le parti de la « bonne conscience » de la politique canadienne en une machine de guerre. Tout un défi. Les militants qui voient aujourd’hui d’un mauvais oeil le pragmatisme consommé de Mulcair se taisent tellement la perspective de former le prochain gouvernement est euphorisante. Mais il y a des raisons de croire que le NPD a déjà commencé à payer ce goût du louvoiement. Le parti fait du surplace dans les sondages depuis une semaine ou deux.

Dans cette lutte au coude-à-coude entre trois partis de forces à peu près égales, du jamais vu au fédéral, le Parti conservateur de Harper est le seul, en fait, qui est resté fidèle à lui-même, refusant de laisser même le cadavre d’un enfant le détourner de son refrain sur l’économie et la sécurité. L’attitude business as usual de Stephen Harper, qui a profondément choqué, a quand même eu l’heur de plaire aux militants conservateurs purs et durs qui ne veulent pas voir plus de réfugiés ici. Étonnant mais vrai, la cote de Harper a légèrement rebondi à la suite de la révélation crève-coeur que les mesures conservatrices auraient empêché la famille du petit noyé de venir au Canada. Même si « authentique » n’est pas l’adjectif qu’on utiliserait pour décrire le chef conservateur, il est du moins évident qu’il n’essaie pas d’être quelqu’un d’autre ou même de redorer le blason de son programme. Comme l’enseigne le gourou Crosby dans son cours de maître, il faut savoir rejoindre la partie de l’électorat qui va avoir un impact réel pour vous, un point c’est tout. La leçon n’a pas été perdue pour M. Harper.

Ni Thomas Mulcair ni Justin Trudeau n’ont le loisir de s’en tenir obstinément à leur électorat de base, insuffisant pour les propulser, l’un comme l’autre, en première place. De là, la multiplication de tactiques qui ne suintent pas toujours l’authenticité. Il n’y a rien de « naturel » pour un parti social-démocrate de promettre des budgets équilibrés ni pour un Parti libéral de viser plusieurs déficits en ligne. On comprend que chacun lorgne dans la cour de l’autre, mais qui dit vrai ? Qui des deux chefs croient vraiment ce qu’ils avancent ? Impossible de le dire pour l’instant et c’est bien ce qui, de plus en plus, décourage.

Le naturel, pourtant censé revenir au galop, est une denrée encore trop rare en politique et particulièrement évanescente en campagne électorale.

mercredi 9 septembre 2015

Mère Outrage

« Envoyez-moi vos fatigués, vos pauvres
Envoyez-moi vos hordes blotties qui rêvent de liberté
Les rebuts de vos rivages surpeuplés.
Envoyez-les-moi, les déshérités que la tempête m’apporte. »
– Emma Lazarus

La poète américaine Emma Lazarus, auteure des lignes qui ornent la célèbre statue de la Liberté, aurait pu écrire ces vers avant-hier. En fait, ils ont été écrits en 1883, bien avant que l’Europe se mette à cracher des morts, des mutilés et des exilés par milliers. La notion du Nouveau Monde comme terre d’accueil a toujours signifié ce que ce continent (arraché des mains de ses premiers habitants, rappelons-le) a de plus noble. L’idée d’être la somme des différentes parties du monde, les plus affligées de surcroît, a quelque chose de grand et d’audacieux.

Évidemment, entre la bande-annonce et la réalité, il y a parfois des écarts notoires. Durant la Seconde Guerre mondiale, le Canada n’a accepté que 5000 Juifs, moins que tout autre pays occidental, malgré l’horreur que l’on sait. « Aucun c’est déjà trop », avait fameusement affirmé le directeur de l’Immigration, Frederik Blair, à l’époque. Le premier ministre d’alors, Mackenzie King, y était pour beaucoup. Puis, le pays s’est refait une beauté en acceptant 37 000 réfugiés hongrois (1956), 11 000 Tchèques (1968) et, grâce à la pression populaire, plus de 100 000 « boat people » vietnamiens (1978-1985).

Aujourd’hui, sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, c’est le Québec qui redore le blason canadien tant que faire se peut : 60 % des quelque 2000 réfugiés syriens acceptés à ce jour ont été accueillis au Québec. Un nombre très insuffisant, comme on sait, depuis qu’un enfant flottant tête baissée sur les rives turques nous a rappelés à nos devoirs élémentaires d’êtres humains.

Le monument que propose d’ériger le gouvernement Harper sur les rives du Cape Breton vient souligner, non sans ironie, le gâchis conservateur dans cette crise humanitaire. Baptisée pompeusement Mère Canada, la Vierge aux bras tendus doit mesurer 30 mètres de haut, l’équivalent d’un édifice de huit étages, et coûter 60 millions de dollars. Un monument « stalinien », de l’avis de plusieurs, ce colosse de granit n’est pas, comme on pourrait le croire, une version canadienne de la statue de la Liberté, un symbole de générosité et de bienvenue aux immigrants. Fidèle aux valeurs militaristes du gouvernement conservateur — qui n’en démord pas, même confronté au cadavre d’un enfant de trois ans — la statue se veut un hommage aux soldats morts outre-mer. Comme si le pays ne comptait pas déjà des centaines de cénotaphes de ce genre. Qu’à cela ne tienne, les conservateurs projettent d’ériger le monument pour le 150e anniversaire du Canada en 2017.

À mon avis, il n’y a pas de symbole plus éloquent de la suffisance de ce gouvernement, un qui pourrait d’ailleurs bien marquer sa tombe à lui. Tout ce qui a pu nous enrager de « Harperman » — l’arrogance, la mesquinerie, les demi-vérités — se retrouve encapsulé dans cette mère de granit, comme d’ailleurs dans la réaction du premier ministre devant la mort d’un enfant qui aurait pu, qui aurait dû se retrouver au Canada. La réponse à la crise humanitaire qui secoue l’Europe n’est pas, comme le veut Stephen Harper, plus de bombes, mais bien plus d’humanité.

Notons que la guerre que M. Harper croit devoir mener contre le Front islamique « n’a aucun impact sur la guerre civile en Syrie »rapporte John Ibbitson du Globe and Mail. Or c’est cette guerre, déclenchée par les actions meurtrières de Bashar al-Assad sur son propre peuple il y a cinq ans, qui a fait fuir des millions de Syriens, dont la famille du petit Aylan Kurdi, de triste renommée. Jusqu’à présent, plus de civils ont été tués par le sanguinaire Al-Assad que par les terroristes islamiques. C’est pourtant avec ce gouvernement que le Canada s’est allié pour mener sa nouvelle croisade militaire. Allez comprendre pourquoi.

Mais c’était avant qu’un petit innocent vienne remettre les pendules à l’heure. Stephen Harper, qui s’est montré aussi habile que chanceux depuis neuf ans, vient très probablement de rencontrer son Waterloo.

mercredi 2 septembre 2015

La pause qui rafraîchit

L’éducation sexuelle serait bientôt de retour dans nos écoles. S’il y a un sujet qui suscite l’enthousiasme, c’est bien celui-là. Avec l’aide à mourir, c’est une proposition qui accorde généralement les violons, en plus de parler de choses fondamentales de la vie. On ne peut qu’applaudir. Mais dans le fouillis actuel du milieu de l’éducation, on peut se demander s’il s’agit vraiment d’une bonne nouvelle.

Dans le collimateur depuis maintenant deux ans, le projet pilote annoncé cette semaine est on ne se peut plus ambigu. « On ne sait pas d’où ça sort, quelles écoles seront touchées et qui se portera volontaire », dit le président de la Fédération autonome de l’enseignement, Sylvain Mallette, précisant que la FAE a dû se battre pour être admise à la table de concertation. Le plus étonnant dans tout ça ? La formule proposée : de 5 à 15 heures de « capsules d’information », saupoudrées ici et là, dépendant du bon vouloir des profs suffisamment braves pour interrompre leur cours de grammaire, de mathématiques, d’histoire… pour faire une petite incursion du côté des ovules et des spermatozoïdes. Et maintenant, les amis, si on appliquait la règle de trois à la sexualité humaine ? Si a est hétéro, b est gai et c est, disons, indécis, qu’est-ce qu’on en déduit ? Attention, les jeunes, la sexualité, ce n’est pas comme la grammaire ! Le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. En tout cas, ça se négocie.

Il faut avoir un petit côté Woody Allen pour savoir se dépêtrer dans le modèle proposé par le ministère de l’Éducation. Sylvain Mallette, lui, parle plutôt « d’incompétence dans le domaine de l’intime ». Si la FAE applaudit à l’idée du retour d’un cours d’éducation sexuelle obligatoire, les enseignants espéraient voir un cours en bonne et due forme, donné par des gens formés — « On ne joue pas aux apprentis sorciers avec l’identité humaine », dit le président — et appuyés, en plus, par des ressources extérieures, infirmières, psychologues, sexologues. « En ce moment, si un enfant me parle d’avoir été victime de violence sexuelle, explique M. Mallette, j’ai 18 mois d’attente avant d’avoir la visite d’une infirmière du CLSC. »

Mais pourquoi avoir éliminé l’éducation sexuelle en premier lieu ? Peu de matières ont des ramifications aussi profondes, après tout. Il ne s’agit pas seulement d’une clé de voûte du développement personnel, mais aussi de la santé publique, de l’intégration immigrante et, non la moindre, de l’égalité hommes-femmes. Les pressions subies par le ministère pour réintégrer l’éducation sexuelle à l’école sont d’ailleurs largement attribuables à la prolifération de la pornographie. Quand des ados sont à se demander s’ils doivent, lors de leur première expérience sexuelle, « faire les trois trous » ou encore « éjaculer dans le visage de leur partenaire », il est temps de prendre le taureau par les cornes.

L’élimination de l’éducation sexuelle en classe date de 2001, au moment de la redoutée réforme de l’éducation, celle qui fait aujourd’hui encore grincer des dents. On ne dira jamais assez comment ce virage ambulatoire du milieu de l’enseignement a été un gâchis inimaginable. Du jour au lendemain, on est passé de la maîtrise de connaissances communes, un apprentissage qui se mesure, à l’obtention de« compétences », un apprentissage qui ne se comptabilise pas. Au nom de « ne pas faire vivre d’échecs aux élèves », on a mis fin au redoublement et aux bulletins chiffrés. Dans ce nouveau royaume de l’apprentissage par soi-même — « où tout le monde est censé s’occuper de tout et le matériel est inexistant », précise le président de la FAE — l’éducation sexuelle s’est éparpillée, et finalement perdue.

Citant l’ouvrage d’Angélique del Rey, À l’école des compétences, Sylvain Mallette explique que, loin d’être le seul à adopter ce programme, le Québec est l’endroit où on a poussé le « socioconstructivisme » le plus loin. Résultats ? Un taux d’échec effarant.« On voit des élèves de 2e secondaire qui n’ont jamais maîtrisé la matière de 4e année », dit le leader syndical. L’éducation des adultes connaît aussi « une explosion d’élèves de 16-20 ans » — ils sont aujourd’hui 50 % desdits adultes —, les conséquences d’un système voulant « fabriquer des élèves performants » plutôt que former le citoyen de demain. À noter que ce sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international qui sont à l’origine de ce virage éducationnel inspiré de l’entreprise privée.

« Le droit à l’ignorance n’existe pas », affirmait cette semaine le ministre de l’Éducation, François Blais. Bien dit. Mais encore faudrait-il que le contenu pédagogique lui-même, pas seulement les cours d’éducation sexuelle, s’en porte garant.