mercredi 30 septembre 2020

Dans le mur

 ans grande surprise, nous voilà « dans le mur », pour reprendre le terme du ministre de la Santé, Christian Dubé, plongés jusqu’au cou dans la seconde vague. On nous avait bien prévenus et, comme de fait, la « courbe » retrousse spectaculairement du nez. L’étonnement, cette fois, tient plutôt au relâchement qu’on dénote chez les plus jeunes. Dans les bars, à la sortie des cours ou encore lors des séances de tam-tam, la promiscuité est au rendez-vous comme au temps des cerises. Mais est-ce vraiment si surprenant ?

Les jeunes qui boudent les mesures sanitaires aujourd’hui sont les mêmes — en âge, tout au moins — que ceux qui prenaient la rue d’assaut, il y a un an, au nom de la santé de la planète. Cette tranche d’âge (20-29 ans), le vecteur de transmission le plus important pour ce qui est du coronavirus, n’est pas sans conscience sociale. Au contraire. Cette génération est la première à exiger qu’on change nos habitudes de consommation, qu’on réduise les gaz à effet de serre et qu’on mette fin au massacre de l’environnement. Ce sont, à maints égards, de grands ambassadeurs de santé publique.

On répète souvent que les nombreuses tergiversations de la part du gouvernement par rapport à la pandémie — « le masque est inutile », « non, le masque est nécessaire » — expliquent ce pourquoi beaucoup de gens aujourd’hui se fichent des mesures sanitaires. Mais y a-t-il mollesse plus manifeste, contradiction plus grande que celles qui sont affichées par nos gouvernements vis-à-vis de l’environnement ? Au Québec, comme ailleurs, on n’essaie même pas de s’acquitter de notre engagement de réduction de gaz toxiques. On se contente de siffler dans le cimetière. « Il n’y a pas énormément de choses qui ont été faites », admettait, du bout des lèvres, le leader environnemental devenu ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault, cette semaine

On dit vouloir combattre le réchauffement climatique tout en ouvrant les bras au projet Énergie Saguenay, une augmentation d’environ 8,5 millions de tonnes de CO2 par année. On parle d’électrification des transports sans soumettre de véritable plan. On déplore la menace à la survie des baleines tout en refusant de limiter la circulation maritime dans le fleuve Saint-Laurent. Dernier en date, le nouveau projet de loi 66, en remplacement du « très mauvais » projet de loi 61 qui, lui, piétinait sans vergogne les protections environnementales, profère, certes, son « respect de l’environnement », mais tout en permettant la destruction des milieux humides. Cherchez l’erreur.

« Ça n’a pas de bon sens », comme disait le premier ministre à l’égard des insouciants, sans voir que le comportement de son gouvernement est tout aussi irrationnel face à la mégacrise sanitaire qui nous guette. Pourquoi faudrait-il s’imposer aujourd’hui des sacrifices pour mieux « sauver des vies » et « « protéger nos enfants » si les mêmes principes ne s’appliquent pas pour l’avenir ? Si on est capables, pour une fois, de surseoir à l’économie pour protéger notre système de santé, nos aînés, nos écoles et nos enfants, pourquoi sommes-nous incapables d’étendre ce souci de préservation à une plus grande échelle ?

Penser à long terme

Expliquez-moi comment on peut mettre autant d’énergie, autant de points de presse, autant de cœur et de poings sur la table, sans parler d’argent, pour souligner l’importance du moment, marteler la nécessité d’adopter des nouvelles façons de faire face à cette dure pandémie, mais rien du tout face à la crise qui chaque jour ravage un peu plus la planète et qui nous menace, littéralement, d’extinction. Comment explique-t-on une telle disjonction ?

L’être humain, on le sait, n’est pas « programmé » pour penser à long terme, les politiciens encore moins, la survie immédiate — dans la savane comme dans l’arène politique — étant la valeur suprême. Mais encore. La dégradation environnementale est désormais archi bien documentée. La chaleur augmente, l’eau se fait plus rare, les récoltes se gâtent, les sols dépérissent, les espèces meurent, des régions entières deviendront inhabitables d’ici la fin du siècle et, dans ce qui pourrait s’avérer la pire calamité de toutes, des millions de gens chercheront refuge ailleurs. Même la richissime Amérique, habituée à tout régler à coup d’argent, s’en verra complètement transformée, dit une enquête menée conjointement par Propublica et le New York Times (How Climate Migration Will Reshape America).

Tout au long de cette longue pandémie, les autorités gouvernementales nous ont assurés être guidées « par la science ». Elles ont voulu nous montrer qu’elles étaient entièrement au service du bien public. L’attitude a plu, à en juger par les cotes de popularité du gouvernement. Alors, pourquoi ne pas mener l’exercice jusqu’au bout ? Pourquoi le respect de la science et des « choses vivantes » s’arrêterait-il à la porte de la pandémie ? Pourquoi la peur des gens est-elle légitime face au virus, mais pas face à la fin du monde ?

Ensuite, on se demandera pourquoi les gens se révoltent, les jeunes sont désabusés et nos institutions perdent de leur crédibilité.

mercredi 23 septembre 2020

Mort d'une superhéroïne

 La mort de la « guerrière ninja » de la Cour suprême américaine, Ruth Bader Ginsburg, marque non seulement le passage d’une grande juriste et féministe, elle vient électrocuter la course présidentielle. C’est une immense perte qui crée un immense problème.

Baptisée la notorious RBG par ses nombreux admirateurs, Mme Ginsburg a littéralement détricoté puis retricoté la conception des femmes dans les annales juridiques américaines, leur assurant, pour la première fois, une protection constitutionnelle. Mise à part Thurgood Marshall, grand défenseur des droits civiques à la Cour suprême, « aucun autre Américain n’aura davantage fait avancer la cause de l’égalité devant la loi », dit le magazine The New Yorker.

Au moment de commencer sa croisade en 1970, Ruth Bader Ginsburg avait comme mission de démontrer que les lois existantes, loin de protéger les femmes, les discriminaient. La Constitution américaine ne reconnaissait pas la discrimination basée sur le sexe de la même façon qu’elle reconnaissait, grâce notamment à Martin Luther King une décennie auparavant, la discrimination raciale. Ce n’était pas discriminatoire, croyait-on, que des femmes n’aient pas accès à certains emplois, ou même à certains lieux ; c’était la nature « délicate et timide » des femmes qui l’exigeait.

En 1971, le président Richard Nixon lui-même n’hésitait pas à dire qu’il s’opposait à ce que les femmes travaillent. « Heureusement, nous n’en comptons aucune dans le cabinet », se félicitait-il. Il se demandait si les femmes devaient même voter ! « La » femme, on connaît la chanson, avait mieux à faire. Or, en l’espace de 10 ans, la jeune avocate de Brooklyn réussit à défaire le vieux préjugé concernant « le rôle primordial des femmes » en plaidant une série de causes devant la Cour suprême qui impliquaient très souvent, non pas des femmes, mais des hommes.

L’astuce n’était pas piquée des vers. Les neuf hommes vieillissants qui la regardaient, interloqués, du haut de leur chaire, ne posant souvent « aucune question », pouvaient plus facilement comprendre la discrimination subie par un homme que par une femme. Sentant le besoin de faire leur éducation — « il fallait qu’ils voient que le piédestal sur lequel ils croyaient avoir mis les femmes était en fait une cage », dit-elle — Bader Ginsburg plaida notamment la cause d’un jeune veuf à qui on refusait de verser une prestation lui permettant de rester à la maison pour s’occuper de son bambin, comme ça se faisait automatiquement pour les femmes en pareille situation. Une façon de démontrer que, hommes ou femmes, nous avons ultimement les mêmes besoins, les mêmes devoirs, celui d’être « une personne à part entière ».

L’histoire particulière des États-Unis, un pays qui débute par une révolte populaire vis-à-vis d’un puissant empire, la vision supra républicaine inscrite au cœur même de la Constitution, ce fameux « We, the people » (Nous, le peuple) évoqué par les pères fondateurs, éternels méfiants vis-à-vis du pouvoir établi, et repris encore aujourd’hui, explique la place monumentale qu’occupe la Cour suprême aux États-Unis. Comme disait l’animateur télé Peter Jennings au moment de l’intronisation de la juge Ginsburg en 1993 : « Tellement d’aspects de ce pays sont le travail de la Cour suprême. » Pour une raison bien simple : la tâche ultime de ce tribunal est de protéger la Constitution qui, elle, dicte les valeurs et jusqu’au tempérament, pourrait-on dire, de la nation américaine. En cas de litige avec des politiques gouvernementales, par exemple, « la Constitution doit prévaloir », répétait souvent Mme Ginsburg.

Bref, la nomination que s’apprête à faire Donald Trump — faisant fi des dernières volontés de la juge d’attendre l’élection d’un nouveau président avant de combler son poste — ne représente pas seulement un affront à la mémoire de cette Jeanne d’Arc des temps modernes, ni simplement une nomination prestigieuse. La prochaine juge de la Cour suprême — on sait déjà que ce sera une femme, question de calfeutrer l’affront — scellera le tempérament conservateur du tribunal pour des décennies à venir.

Advenant que Trump perde en novembre, malheureusement pas du tout évident au moment où l’on se parle, les républicains peuvent quand même s’attendre à ce que la Cour suprême exauce leurs vœux les plus chers : défaire l’Obamacare, l’assurance maladie établie sous l’ancien président, et renverser la loi protégeant le droit à l’avortement (Roe vs Wade) — deux causes diligemment défendues par la juge Ginsburg. Aux États-Unis, en d’autres mots, avoir la Cour suprême dans sa poche vaut bien avoir le président de son bord. Le plus haut tribunal possède un pouvoir inouï, inégalé dans d’autres démocraties, mais qui aujourd’hui, à la suite des petits jeux éhontément partisans de Trump et compagnie, est en proie de devenir « un instrument du pouvoir exécutif plutôt que son contrepoids ».

On s’imagine aisément l’irremplaçable RBG, celle qui a fait de la dissension un art consommé, se retourner dans sa tombe.

mercredi 16 septembre 2020

Les sceptiques seront entendus

 Plusieurs milliers de personnes dans les rues de Montréal, samedi dernier, rappellent que la résistance à la « nouvelle normalité » prend de l’ampleur. Parmi les « illuminés » qui rejettent les mesures sanitaires dictées par les autorités, vous aurez peut-être remarqué de plus en plus de femmes qui, elles, ne répondent pas nécessairement au portrait du conspirationniste achevé : un homme, blanc, plutôt jeune, de la « classe populaire ».

Ces « déplorables », pour reprendre le terme utilisé par Hillary Clinton en 2016 pour décrire une partie de l’électorat qui mena Donald Trump au pouvoir, et qu’on retrouve aujourd’hui menant la parade des antimasques chez nous, allant jusqu’à menacer les autorités gouvernementales par tweets interposés, expliquent, en grande partie, pourquoi le phénomène suscite un certain revers de la main. Pourquoi s’attarder à ces ignares, gonflés à bloc sur les stéroïdes des réseaux sociaux, qui veulent à tout prix se rendre intéressants ? Seulement, la réalité est un peu plus complexe.

Une enquête menée récemment par la Fondation Jean-Jaurès en France montre que 63 % des militants antimasques sont en fait des femmes. L’âge moyen est de 50 ans et 36 % ont un niveau d’éducation très supérieur à la moyenne (bac + 2 ans). Il n’y a pas d’étude équivalente au Québec à l’heure actuelle, mais on peut s’imaginer — en entendant jusqu’à des infirmières se plaindre des mesures imposées — que le contingent de protestataires féminins est, ici aussi, à la hausse. Le phénomène est d’autant plus intrigant qu’il semble contredire certaines idées reçues — dont la gestion exceptionnelle des femmes durant la pandémie.

Les cheffes de gouvernement (Angela Merkel, Jacinda Ardern, Sanna Marin) ont en effet mieux tiré leur pays d’affaire que beaucoup de leurs vis-à-vis masculins pour une raison qui, à mon avis, saute aux yeux : les femmes sont généralement plus prudentes que les hommes. Elles ne tiennent pas pour acquis que « ça va bien aller ». S’inquiétant davantage, elles prennent davantage de précautions. On l’a vu d’ailleurs en Colombie-Britannique, où la responsable de la santé publique, la Dre Bonnie Henry, a été plus rapide à fournir le matériel adéquat, à instaurer des zones chaudes et froides dans les résidences pour aînés et à fournir des explications beaucoup plus exhaustives au public, avec les résultats exceptionnels qu’on sait.

Comment alors concilier ce sens des responsabilités et de l’organisation avec la déviance civique d’un nombre croissant de femmes qui refusent de se plier aux consignes ? La maternité y est pour beaucoup — comme l’indique ce message aperçu parmi les manifestants : « Ne touchez pas à mes enfants. » Le besoin de protéger ses enfants de mesures perçues comme mal avisées ou abusives damera toujours le pion à celui de protéger ses voisins. Les groupes anti-vaccins, qui aujourd’hui se fondent avec les antimasques, sont très majoritairement composés de femmes précisément pour cette raison. Au Québec, de plus, 1 mère sur 10 est à la maison à temps plein (11 %), sans compter toutes celles qui l’ont été, ou le sont encore, pour cause de pandémie, ouvrant ainsi la voie à des heures et des heures de plaisir sur Facebook et, quasi inévitablement, à une certaine désinformation.

Une partie de ces femmes ont sans doute rejoint les rangs des complotistes purs et durs — ceux qui imaginent le gouvernement de mèche avec des réseaux de pédophiles et de trafiquants d’enfants. Mais comme l’illustrent les données de l’enquête citée plus haut, il importe de ne pas mettre tous les protestataires dans le même panier. Il y a de bonnes raisons de se plaindre, après tout, de la façon dont la crise a été gérée au Québec. Peut-on l’admettre enfin, tout bon francophone à l’écoute de notre gouvernement que nous sommes ? Sauvons des vies et protégeons les ressources hospitalières, bien sûr, mais où est l’espace public pour se lamenter sur ce qui, à force de se confiner, de se distancier, de se masquer, se perd ?

« Et si notre but était non pas de rester vivants, mais de rester humains », affichait une pancarte samedi dernier. La vie est plus que la simple survie, en d’autres mots. Ce n’est pas là le message de fous furieux ou de laissés-pour-compte qui tentent de s’arroger les feux de la rampe coûte que coûte. C’est le message de gens qui craignent — à la suédoise, disons — qu’une gestion trop répressive de la crise puisse avoir des conséquences plus nocives que le virus lui-même. Ce n’est pas farfelu de penser ça. D’ailleurs, la Suède, qui a subi l’opprobre de la communauté internationale pour sa gestion non orthodoxe de la pandémie, imposant peu de contraintes, s’en tire actuellement beaucoup mieux que d’autres pays européens (la France, l’Italie, la Grande-Bretagne…) et se trouve, en pourcentage de décès, à égalité avec le Canada.

Il n’y a pas qu’une seule bonne règle à suivre et, par conséquent, une seule bonne façon de se comporter. C’est ce qui définit la religion, pas la démocratie. La déviance politique qu’on voit est aussi une réaction à la pensée unique.

mercredi 9 septembre 2020

Les Rose et le PQ

 Comme par hasard, le film Les Rose a pris l’affiche au moment même où la course à la chefferie du PQ prenait son envol, marquant, chacun à sa manière, 50 ans de lutte de « libération nationale ». Le film, réalisé par Félix Rose, fils d’un des hommes les plus célèbres et, en même temps, les plus méconnus du Québec, met en scène les débuts orageux du combat indépendantiste alors que les débats auxquels nous sommes conviés, ces jours-ci, soulignent les dernières tentatives en vue d’accoucher (sait-on jamais) d’un pays. Entre l’alpha et l’oméga, le contraste ne saurait être plus saisissant.

Je ne parle pas ici de la forme. Le parti politique créé par René Lévesque en 1968 devait bien sûr se distancier de la violence politique. La moindre impression d’un parti flirtant avec les méthodes dites révolutionnaires aurait signé son arrêt de mort. Je parle du contenu, des raisons qui expliquent les gestes qui ont été posés jadis, ou qui sont proposés aujourd’hui.

Ce qui est étonnant dans ce controversé, mais ô combien percutant documentaire, c’est qu’on ne parle à peu près pas d’indépendance. On parle « du monde qui en arrachait », de la misère des familles ouvrières canadiennes françaises d’alors — dont celle des Rose eux-mêmes. De Saint-Henri à Ville Jacques-Cartier, entre les murs de tôle et les rats qui rongent les oreilles, on voit combien la vie était ingrate et l’avenir, passé à trimer dur à l’usine, mal assuré. Il fallait que ça saute. Sans nécessairement poser des bombes, il fallait faire quelque chose pour « redémarrer l’histoire », comme dit le médecin et auteur Jacques Ferron dans le film.

Plutôt que d’indépendance, le film nous parle de ce qui, pratiquement, a disparu aujourd’hui : la classe ouvrière. Comme certaines grandes œuvres québécoises (Bonheur d’occasionLes Belles-sœurs, certaines chansons de Gilles Vigneault et de Richard Desjardins, les contes de Fred Pellerin…), le film est un extraordinaire hommage aux petites gens qui, malgré tout, savent se tenir debout. À l’époque, la seule raison, la grande raison de faire l’indépendance se trouvait là : tissée à même l’humiliation permanente de la classe laborieuse francophone.

Le déroulement tragique qu’a connu la crise d’Octobre — la mort d’un homme, les mesures de guerre, les arrestations massives, l’exil des uns et l’emprisonnement des autres — a littéralement décapité toute velléité radicale de gauche. La scène, reprise dans le film, où René Lévesque se prend la tête à deux mains après qu’une assemblée a ovationné Jacques Rose en dit long à ce sujet. Avec le recul, on constate que la ferveur révolutionnaire n’est pas le seul aspect qui a été précipitamment mis au rancart. La question essentielle posée dans le film, la question de la discrimination systémique envers les plus pauvres, les Canadiens français en l’occurrence, mais qui, aujourd’hui, se transpose chez d’autres « plus pauvres », d’autres discriminés, a elle aussi « pris le bord ».

Au moment où Paul Rose sort de prison, 12 ans seulement après les événements tragiques, le Québec n’est déjà plus le même. Le PQ a tenu et a perdu un premier référendum et s’évertue désormais à se montrer en « bon gouvernement », tout en menant sa guerre contre Ottawa, le couteau entre les dents, à la suite des réformes constitutionnelles dont on ne finira jamais, en fait, d’entendre parler. Le néolibéralisme aidant, c’est une tout autre époque qui commence. Le sens de la collectivité en prend pour son rhume, certes, mais tout le monde, à l’exception des très riches, peut désormais se considérer comme faisant partie de la classe moyenne. Le petit Canadien français est mort, mais le grand modèle québécois est bel et bien en vie.

Cette perte de sens fondamentale, cette transposition de la notion de « libération nationale » du politique à l’économique, le fait que nous n’avons tout simplement plus les mêmes raisons de faire l’indépendance aujourd’hui, n’a jamais été proprement abordé par le PQ. Depuis trop d’années déjà, le parti de René Lévesque s’est réfugié dans le « comment » plutôt que le « pourquoi » de l’indépendance. Le premier débat réunissant, le 27 août dernier, les quatre braves candidats qui se présentent à la course à la chefferie était éloquent en ce sens. Que de tuyauterie et de mécanique référendaire ! Que de stratégies tatillonnes sans jamais répondre à la question « oui, mais pourquoi ? » (Je le précise : l’heure de tombée pour cette chronique m’empêche de commenter le second débat de mardi soir.)

Avant de vouloir sauter à pieds joints dans un tel vertige, dans la réinvention de soi, il faut, comme nous le rappelle Les Rose, avoir le sentiment de sauver sa peau, d’un vrai danger, de véritables injustices. Toute cette perspective manque cruellement à l’heure actuelle. Si dans les années qui ont suivi la Révolution tranquille on avait le sentiment d’un trop-plein, d’être littéralement assis sur une bombe, aujourd’hui, on a le sentiment inverse, d’un trop vide. Pourtant, ni le danger ni les iniquités ne font défaut par les temps qui courent.


mercredi 2 septembre 2020

La violence politique

 Les réactions n’ont pas tardé à la suite du déboulonnage de la statue de sir John A. Macdonald samedi dernier. Réactions tout aussi vives face au documentaire sur les frères Rose, les deux hommes responsables de l’enlèvement (et ultimement de la mort) de Pierre Laporte. Associée à tort ou à raison à la « gauche radicale », rien ne fait plus peur que l’idée de la violence politique.

Les politiciens en particulier se font un devoir de décrier ce genre de gestes — même en mode mineur tel le saccage d’effigies — de peur d’avoir l’air de sympathiser avec le diable. Et pourtant. Le diable est aux vaches, et le chaos à la porte, chez nos voisins américains. Combien de politiciens d’ici s’en émeuvent ? Où sont les voix qui déplorent la violence inouïe qui se déroule actuellement aux États-Unis ?

Il faut évidemment prendre le terme avec des pincettes, mais si jamais vous vous demandiez en quoi consiste ce qu’on pourrait qualifier de fascisme d’État, vous n’avez qu’à regarder ce qui se passe depuis la Maison-Blanche. Les quatre jours de la convention républicaine ont été à cet égard riches en enseignement. Le mensonge, d’abord. Pas seulement les exagérations et les fabrications auxquelles Donald Trump nous a habitués, mais la distorsion de ce que nous percevons même comme étant la vérité. C’est cette gigantesque entreprise de manipulation mentale qui fait peur et qui, oui, fait penser aux années les plus sombres du siècle dernier.

Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, Trump s’est évertué à créer un monde parallèle, un monde de « faits alternatifs », comme se plaît à le dire l’imperturbable conseillère Kellyanne Conway. Un monde dans lequel il a remporté le vote populaire en 2016, où il a rassemblé la plus grande foule à sa cérémonie d’assermentation, où il a rétabli la puissance américaine sur la scène internationale et, bien sûr, où il a agi comme nul autre pour freiner la pandémie.

De fieffés mensonges mais qui, à force d’être répétés, non seulement par le prestidigitateur en chef mais par son entourage immédiat, jamais (ou si peu) démentis par les membres républicains du Congrès eux-mêmes, tout ce bourrage de crâne finit par créer l’illusion que « ce que vous voyez et ce que vous lisez n’est pas réellement ce qui se passe ».

L’imposition de ce monde parallèle a atteint son paroxysme lors de la convention républicaine la semaine dernière. Spectacle de propagande éhontée, repue de colonnes grecques et de drapeaux géants, non seulement y a-t-on dépeint Donald Trump en bon père de famille, grand défenseur de l’avancement des femmes, des Noirs et des minorités, mais on a semé l’illusion de deux Amériques diamétralement opposées : l’une forte, indestructible et prospère, celle de Trump, l’autre chaotique et appauvrie, encourageant l’infanticide, le pillage et l’anarchie. « Personne ne sera à l’abri dans le monde de Joe Biden », clame l’actuel président.

« Dans un tel contexte, la vérité n’a aucune importance », explique Peter Pomerantsev, ex-réalisateur à la télévision russe et auteur de Rien n’est vrai et tout est possible. Car la vérité est ce que Trump veut bien qu’elle soit. Le génie (si on peut dire) consiste ici non seulement à faire gober des mensonges, mais à convaincre les gens de ne pas croire autre chose que ce qu’on leur donne comme information. La réalité objective n’existe plus, en d’autres mots. Pour réaliser un tel tour de passe-passe, la conjuration d’un monde sombre et maléfique, rappelant encore une fois les années 1930 en Europe, est capitale. Une entreprise à laquelle s’applique, là encore, Donald Trump depuis longtemps. Souvenons-nous d’un de ses premiers cris de ralliement, « lock her up ! », insinuant que Hillary Clinton, en 2016, méritait la prison.

Aujourd’hui, ce sont les manifestants de Black Lives Matter que l’imagination fiévreuse de Donald Trump transforme en vils maraudeurs face auxquels les bons « patriotes » ont le devoir de se défendre. « When the looting starts, the shooting starts », menaçait-il plus tôt cet été. Depuis, Trump a fait grimper les enchères d’incitation à la violence en demandant à ses partisans de se joindre à son « armée personnelle » (« VOUS êtes ma première ligne de défense quand vient le temps de combattre la meute libérale »). C’est vraisemblablement à cet appel que répondait d’ailleurs Kyle Rittenhouse, le jeune de 17 ans qui a abattu deux manifestants la semaine dernière. Comme dit l’historien Christopher Browning, « à partir du moment où les gens n’acceptent plus les règles de base de la démocratie, tout peut se dérégler rapidement ».

Alors, le déboulonnage de statues ? Pas l’idéal, on en convient. La prise d’otages, encore moins.

L’intimidation sentira toujours mauvais. Mais les causes, au moins, dans ces deux cas, sont légitimes. Les felquistes avaient raison de se battre pour le petit ouvrier canadien-français, tout comme sir John A. mérite aujourd’hui d’être déboulonné. C’est une différence de taille avec ce que l’on constate chez nos voisins. La violence qui a de plus en plus libre cours là-bas n’a aucune autre justification que la mégalomanie d’un seul homme. Comment ne pas s’inquiéter ?

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter :@fpelletier1