mercredi 25 janvier 2017

Trump, encore lui

Plus capables, je sais. J’en connais même qui veulent se désabonner de Facebook simplement pour ne plus être bombardés par les mimiques grotesques du nouveau président. D’autres n’ont jamais compris pourquoi nous, les médias, nous nous épanchons sur le phénomène avec autant de minutie. Ce n’est pas le même pays, après tout.

Mis à part la fascination avec le vaudeville qu’est Donald Trump, il est impossible, quand même, de se désintéresser de lui. C’est immense ce qui se passe actuellement aux États-Unis. On a beau se dire qu’on ne verrait jamais un vulgaire gérant d’estrade accéder au pouvoir ici, le phénomène Donald Trump, ce qu’il représente en dehors de ses travers à lui, nous concerne tous. La grogne de l’homme blanc vieillissant devant l’establishment (bonjour, Rambo Gauthier), le ressentiment devant les « étranges », le sentiment d’être désemparé devant un monde trop vaste, trop virtuel, trop changeant… est l’affaire de tout le monde. Trump nous force à reconsidérer ce qui paraissait à ce jour marginal, ou alors l’affaire des Européens — le populisme de droite.

Je crois, en fait, que Trump pourrait s’avérer un cadeau inespéré pour la gauche, une autre raison pour s’y intéresser. Mieux encore que Bernie Sanders, l’homme à l’incomparable toupet est un formidable antidote au manque d’inspiration et de direction qui gruge les forces progressistes depuis 30 ans. Nous en avons eu un aperçu le week-end dernier, lorsque près de trois millions de personnes ont pris la rue partout sur la planète. Aucune manifestation jusqu’ici ne pouvait se vanter d’une telle étendue, d’une telle diversité. Un phénomène de mondialisation qui, pour une fois, était au service de l’homme et de la femme de la rue.

Mais, bon, ne nous emballons pas trop vite. Encore faut-il que ce ras-le-bol (« Take your tiny hands off my rights ») reliant la lutte des femmes à celle des Noirs, à celle pour l’environnement et la liberté de presse, cette « intersectionnalité » sur six continents, donne quelque chose qui dure. Tout comme pour le mouvement Occupy, Black Lives Matter et le soulèvement étudiant de 2012, la démonstration n’a pas encore été faite que ce genre de protestations peut changer la donne.

Pendant ce temps, Trump poursuit (pour reprendre son expression) son « carnage ». On renégocie les traités de libre-échange, on sabre les fonds destinés à l’avortement à l’étranger, on revient en arrière. Mais au-delà des applications spécifiques du nouveau credo américain, America First, il y a un nouveau monde qui se dessine à l’horizon, la meilleure raison, à mon avis, pour s’intéresser à Donald Trump.

Le nationalisme frileux du 45e président représente aussi la rupture avec l’ordre international en place depuis la Deuxième Guerre mondiale. Comme le dit le dernier rapport du National Intelligence Council, il faut se préparer « non seulement à la fin des États-Unis comme maître du monde, mais aussi à la fin des fondements de beaucoup de son pouvoir : une économie internationale ouverte, des alliances américaines en Europe et en Asie, des règles protégeant les droits de la personne et des institutions comme l’Organisation mondiale du commerce qui influencent la façon dont les nations se comportent et résolvent leurs conflits ».

Il ne s’agit pas seulement d’un mauvais moment à passer, d’un divertissement de bas étage, en d’autres mots. Trump signifie aussi une remise en question de ce qui nous a permis de tourner la page sur près d’un demi-siècle de véritables carnages, de réelles atrocités. L’idée que nous devions non seulement rebâtir ce qui avait été détruit, mais nous donner collectivement la main, protéger ce qui dorénavant serait universellement reconnu comme les « droits humains », constitue un grand moment dans l’histoire de l’humanité. Ce parcours n’a pas été sans embûches ni sans graves omissions, de la part des États-Unis notamment, mais il s’agit néanmoins d’une plage de lumière qui jure aujourd’hui avec la noirceur qui nous hante.

Privé de l’attitude bienveillante des années d’après-guerre, de quoi le monde aurait-il l’air en 2020?, se demandent les auteurs du rapport cité plus haut. Nous serons de plus en plus morcelés, de plus en plus aux prises avec des conflits régionaux, des sociétés civiles perturbées toujours davantage par le racisme, le terrorisme et les attaques informatiques. Nous nous dirigeons, en d’autres mots, vers une période de chaos — ce que Donald Trump, en rupture non seulement avec l’ordre international, mais avec la moitié de son électorat et avec son propre parti, incarne mieux que quiconque.

Le garder à l’oeil est le moins qu’on puisse faire.

mercredi 18 janvier 2017

Résister

Plus que quelques heures avant que l’impensable devienne réalité, avant qu’un homme sans crédibilité, sans honneur, sans expérience, et sans grande légitimité électorale non plus, accède à la Maison-Blanche. Démentant les rumeurs voulant que la fonction présidentielle assagisse l’impétueux homme d’affaires, on constate précisément le contraire : depuis son élection en novembre, Donald Trump est demeuré menteur, arrogant, imprévisible, gazouillant ses états d’âme à toute heure du jour et de la nuit.

Trump s’est aussi fait un devoir de nommer à son cabinet des personnes (tous des hommes blancs, à quelques exceptions près) qui font frémir : un ministre du Travail qui a toujours pourfendu les codes du travail, un ministre de l’Environnement qui ne croit pas aux changements climatiques, une ministre de l’Éducation qui privilégie l’école privée, un procureur général connu pour son passé raciste, un secrétaire d’État qui a été décoré par Vladimir Poutine. Beaucoup de milliardaires dans le lot, quelques généraux, tous des conservateurs endurcis choisis pour mettre en oeuvre la vision réactionnaire de Donald Trump.

Dans l’espace de quelques mois, on est retourné 50 ans en arrière. Comment est-ce possible ? Qui aurait cru, de plus, que les balises démocratiques que nous tenons pour acquis, l’analyse des faits, l’absence de conflits d’intérêts, l’importance de respecter sa parole, de dire la vérité, la suprématie du savoir sur l’argent, la méritocratie avant l’aristocratie… tout ça serait haché menu par un « narcissomane » ? Suis-je la seule avec la tête qui tourne ?

On se sent pris de vertige devant l’ampleur de la catastrophe, et, pourtant, tout continue comme si de rien n’était. Les audiences de confirmation du prochain cabinet se poursuivent sans grand émoi. Les médias de masse, rarement aux prises avec un dilemme aussi cuisant et n’ayant pas d’ailleurs beaucoup de choix en la matière, continuent à rapporter chaque geste de cet improbable César. La majorité des politiciens de Washington, démocrates comme républicains, s’apprêtent à cirer leurs bottines et à entonner Oh, say, can you see lors des célébrations d’investiture. Au Canada, les conseillers économiques de Justin Trudeau parlent de vouloir user de « souplesse » auprès du nouveau président. Souplesse ? Vraiment ? Bref, les chaises ne manquent pas sur le pont du Titanic. Aux dernières nouvelles, mis à part les artistes qui ont refusé de se prêter aux célébrations, il n’y a que le leader noir John Lewis, un héros de la déségrégation, qui a clairement désigné la « kakistocracie » (le gouvernement du pire) de Trump comme illégitime.

Heureusement, donc, que vous êtes là, hommes et femmes de la rue. Les rassemblements populaires sont pour l’instant la seule véritable résistance à la nouvelle administration américaine. Déjà, des milliers de personnes ont pris la rue dimanche dernier pour dénoncer l’abrogation de la réforme de la santé de Barack Obama. Des démonstrations ont eu lieu au Michigan, au New Jersey, dans le Rhode Island, dans le Maine, en Virginie et à Boston. Mais c’est encore peu comparé à ce qui se prépare samedi prochain, le lendemain de l’assermentation de Donald Trump. Conçue sur Facebook après l’élection de novembre — une première dans les annales des grandes manifestations —, la Million Women March promet d’en mettre plein la vue. Prenant son inspiration des grandes marches de Martin Luther King dans les années 60, la protestation pourrait attirer jusqu’à 400 000 personnes à Washington seulement. Car des manifestations sont également prévues partout aux États-Unis et dans une cinquantaine de pays à travers le monde, de l’Albanie au Myanmar, en passant par Israël, les pays européens et, bien sûr, le Canada et le Québec.

« Nous tenons à être sur place pour envoyer un message à Trump, dit une organisatrice. Tous ceux que vous avez attaqués durant votre campagne ? Eh bien, nous n’avons rien oublié et nous vous avons à l’oeil. »

Les manifestations sont ouvertes à tous ceux et à toutes celles qui voient Trump comme une menace. Une menace qui n’est pas uniquement politique, disons-le, mais aussi morale. Si les femmes prennent ici les devants, c’est qu’elles ont été les grandes perdantes de la dernière élection. On pensait après tout que les femmes auraient la peau de Trump, que ce sont les révélations les concernant qui renverraient le roi du kitsch dans sa tour dorée. Tout le contraire. Non seulement une femme a-t-elle dû céder le passage à un homme, mais une féministe a dû plier devant un misogyne ! Comment alors ne pas dépoussiérer les pancartes et ressortir les haut-parleurs ?

Aux armes, citoyens. Les détails de la manifestation samedi à Montréal sont sur (vous l’avez deviné) Facebook : @wmwcanada.

mercredi 11 janvier 2017

Les suicidés de l'armée

Mon père a parlé de la guerre toute sa vie. De ce qu’il avait connu au front, les morts, les estropiés, la diète au chocolat noir, dur comme du ciment, bien davantage que du péril nazi ou de ses raisons, à lui, pour s’enrôler dans l’armée canadienne. Une histoire revenait tout le temps : un homme de son régiment revenu un jour au camp, tenant encore sur pied mais les deux bras arrachés. Je n’ai jamais su si ces images peuplaient ses nuits autant que nos conversations. Mon père est mort jeune, 25 ans après être rentré de Normandie, en principe en un morceau.

À la lumière de ce qui vient de se passer en Floride ainsi qu’en Nouvelle-Écosse, il faut croire que personne ne revient de la guerre tout à fait en un morceau.

Esteban Santiago, 26 ans, celui qui a abattu cinq personnes à l’aéroport de Fort Lauderdale avant de se livrer à la police, entendait, dit-on, des voix. « Lorsqu’il est revenu d’Irak, il n’était plus le même »confia son oncle au New York Times. Lionel Desmond, 33 ans, qui a tué sa mère, sa femme et sa fille de 10 ans avant de se tirer une balle dans la tête, était lui aussi hanté depuis son retour d’Afghanistan. « Ce que nous devions faire là-basdit un ancien camarade de régimentpersonne ne peut comprendre. » Deux hommes devenus méconnaissables à leur retour, bourrus et violents avec leur conjointe, incapables de supporter « la guerre qui continue » en eux, la portion d’horreur qui ne décolle pas.

Selon une enquête du Globe and Mail, il y a eu 71 suicides depuis la guerre en Afghanistan, le déploiement canadien le plus important depuis la Seconde Guerre, et 158 morts au combat. C’est donc dire que pour deux morts sur le terrain, un troisième homme est mort de sa propre main, une fois rentré chez lui. Des morts qui n’ont pas toujours été reconnues, qu’il a fallu déterrer à coups de demandes d’information, le suicide étant à ce jour un sujet sensible au sein des Forces armées. Du temps de mon père, ça n’existait tout simplement pas. Aux États-Unis, la guerre en Irak a fait plus de suicidés (177) que de morts « pour la patrie » (176).

Même en admettant que le suicide après-guerre a été très peu comptabilisé par le passé, on note un accroissement ahurissant de suicides chez les vétérans aujourd’hui. Pourtant, l’horreur, la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, tous les organismes humanitaires la côtoient tous les jours. Leur personnel, à ce qu’on sache, ne se suicide pas en grand nombre. Ils savent pourquoi ils sont là, il faut croire, le cas aussi de mon père, soit dit en passant. Lors de toute grande mission humanitaire, et la Seconde Guerre mondiale a certainement été perçue ainsi, l’objectif est non seulement clair, mais on fonce avec une bonne partie du monde derrière soi. Ce n’est pas le cas des combats d’aujourd’hui, des guerres souvent larvées, nébuleuses. Dans le cas de l’Irak, une guerre montée de toutes pièces.

Selon l’expert militaire américain David Rudd, les soldats revenus du front aujourd’hui se sentent terriblement isolés. « Il y a une disjonction entre ceux qui ont connu des horreurs et les gens à la maison qui se balancent de ce qui se passe là-bas. » Donc, à l’horreur s’ajoute le non-sens. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’hommes comme Esteban Santiago et Lionel Desmond, pour qui le service militaire offrait un débouché intéressant, pour ne rien dire d’une validation de leur masculinité. Des hommes qui pensent avoir choisi un métier qui leur permet de relever le menton, d’aider les gens, de faire du bien, mais qui se retrouvent, bien malgré eux, à détruire plutôt qu’à bâtir, sans jamais voir où tout cela peut bien mener.

Inévitablement, les événements de Fort Lauderdale et d’Upper Big Tracadie ramènent avec eux les récriminations d’usage. Le sachant perturbé, pourquoi le FBI n’a-t-il pas retiré le permis d’armes à Esteban Santiago ? Pourquoi l’hôpital a-t-il renvoyé Lionel Desmond chez lui ? Pourquoi les Forces armées tardent-elles à reconnaître l’immense détresse d’ex-soldats ? Mais peut-être faut-il se poser une question plus fondamentale encore, sur la nature des guerres du XXIe siècle. En valent-elles vraiment la peine ? Et si oui, au moins avertir ceux qui s’y rendent que l’aventure est inhumaine et pourrait bien rendre fou.