mercredi 26 juin 2019

"On t'aime!"

On a beau désigner Noël « fête de l’amour », au Québec, c’est véritablement à la Saint-Jean que ça se passe. Cette année encore, le déballage amoureux fut en tous points remarquable. Sur les scènes, les pancartes et les réseaux sociaux, les sentiments débordaient de partout, dépassant le strictement patriotique, le politiquement convenu. Nous sommes loin ici des enfants de choeur, les mains jointes, la bouche en forme de coeur, entonnant « célébrons tous ensemble notre beau Québec ». Nous sommes devant Mariana Mazza frenchant éperdument, devant des milliers de spectateurs, un Éric Lapointe abasourdi. « Bonne fête nationale, ma gang de malades ! » comme titrait un chroniqueur du Journal de Montréal.
Un brin excessif, me direz-vous, mais comment nier la passion qui s’en dégage ? Comment ne pas être frappé par la force des sentiments, par l’enchevêtrement d’émotion, d’exaltation et d’anxiété sous-jacentes ? Y a-t-il un autre endroit au monde où l’amour de la patrie se traduit par un tel emportement, où le pays, plus qu’un simple lieu d’appartenance, devient une personne « qu’on aime », une chose qui nous obsède ?
« Je t’aime, ma nation. Même quand tu votes tout croche, même quand tu parles franglais, même quand tu oublies d’être créative et préfères te coller au modèle états-unien. Je t’aime même quand tu fêtes la Saint-Jean en virant une brosse plutôt que de célébrer la fête nationale en affirmant ton unicité », écrit l’auteur et chroniqueur David Goudreault. Un petit exemple des multiples déclarations d’amour que le Québec aura reçu ces derniers jours.
Le Canada fêtera lui aussi son existence bientôt, mais les célébrations ne seront pas marquées, nul doute, par un tel désordre amoureux. Le pays, même pour les Canadiens de vieille souche, est du genre qu’on « like », pouce en l’air, ou alors qu’on salue bien bas, pas qu’on aime à la folie. Dans de nombreux pays occidentaux, pas seulement anglo-saxons d’ailleurs, le nationalisme est souvent considéré comme suspect — les guerres qui ont ravagé l’Europe étant en grande partie responsables d’une telle méfiance.
Les États-Unis font exception à cette règle et se rapprochent le plus du patriotisme échevelé de chez nous. Depuis Alexis de Tocqueville, l’aristocrate français fasciné par l’expérience américaine, le mythe du pays « où tout est possible » n’a fait que croître, laissant dans son sillage un nationalisme débridé, qui affectionne la fanfare et les gros drapeaux. Si tous les pays se croient « uniques », nos voisins du Sud se croient plus originaux encore et ne manquent jamais une occasion de le proclamer.
La conviction d’être une société distincte explique aussi le nationalisme expansif qu’on retrouve ici. Mais il y a plus. Au sentiment d’être unique s’ajoute, au Québec, celui d’être menacé. Cette conscience de devoir « lutter pour sa survie », comme le mentionnait Gérard Bouchard cette semaine, est un ressort puissant non seulement de l’attachement au pays, mais de l’inventivité québécoise. Le Québec serait-il aussi créateur sans l’épée de Damoclès qui lui pend au-dessus de la tête ? Compterions-nous autant d’écrivains, de cinéastes, de musiciens, de femmes et d’hommes de théâtre ? La production artistique et culturelle du Québec est tout à fait exceptionnelle si l’on tient compte du bassin de population et du manque chronique de moyens. Il y a beaucoup plus de gens et d’argent à Toronto et, pourtant, c’est ici que ça explose. À quoi ça tient ? Sinon à ce sentiment de vulnérabilité qui tenaille l’inconscient collectif, qui pousse à vouloir s’exprimer, à dire ses quatre vérités avant qu’il ne soit trop tard.
Il faudrait aller vérifier au Tuvalu si les Tuvalais pètent des scores de créativité à l’heure actuelle. Le petit archipel du Pacifique pourrait être le premier pays moderne à disparaître, englouti par la montée des eaux, si les prévisions climatiques s’avèrent justes. La fibre patriotique, en tout cas, doit vibrer au maximum là-bas. C’est un des paradoxes de l’être humain que de vouloir étreindre ce qu’on va perdre.
À force de marcher sur une corde raide, les Québécois sont donc bel et bien devenus ces « bêtes féroces de l’espoir » qu’évoquait Gaston Miron. Si cette férocité n’est plus tellement liée à l’idée d’indépendance, comme le souhaitait le regretté poète, on peut dire que le refus « des servitudes », le refus de se laisser écraser et peut-être surtout de se laisser mourir, est inscrit désormais dans l’ADN de la majorité des Québécois. C’est du moins ce qu’on a pu constater, encore cette année, durant les célébrations endiablées de la Saint-Jean-Baptiste.
Bon temps des réjouissances ! Cette chronique fera relâche pour les deux prochaines semaines.

mercredi 19 juin 2019

Le Québec cassé en deux

Une session parlementaire, seize nouvelles lois, deux bâillons et quelques excuses plus tard, quel bilan peut-on faire du gouvernement Legault ? Mis à part un manque d’appétit pour les débats d’idées et un certain désintérêt pour les travaux parlementaires, la surprise de ces derniers mois a été François Legault lui-même. Succédant aux Philippe CouillardJean-François Lisée et Pauline Marois, des chefs qui pouvaient donner l’impression d’être déconnectés des choses simples de la vie, M. Legault, sans artifice ni prétention jamais, a eu l’air, sinon d’un courant d’air frais, du moins reposant.
Le chef de la CAQ bénéficie d’un gros avantage : voici un homme qu’on a envie spontanément d’aimer. Le fait qu’il soit capable d’admettre ses torts n’est pas étranger à ce capital de sympathie. Excuses bien senties à l’endroit de l’agronome Louis Robert, mais aussi à l’endroit de Manon Massé — après avoir fait une blague sur des « poils » que son adversaire aurait laissés dans la soupe. Incontestablement « mononcle » sur les bords, ce côté rustre alimente, en fait, la popularité du PM auprès des couches « populaires » tout en amenuisant son côté plus machiavélique auprès des autres. Il s’agit d’une caractéristique qui, curieusement, a plutôt bien servi François Legault jusqu’à maintenant.
Mais il n’y a pas que la bonhomie du premier ministre qui distingue le début de règne caquiste. Derrière les tapes dans le dos et les références constantes à la « fierté retrouvée », il y a une autre réalité qui se dessine. Celle d’un Québec cassé en deux. Non pas entre riches et pauvres, comme le voulait la formule jadis, ni même entre gauche et droite — beaucoup de progressistes appuient, après tout, l’interdiction des signes religieux —, encore moins entre fédéralistes et souverainistes.
Découlant principalement des débats autour de la loi 21, cette nouvelle division sociale tient à des visions diamétralement opposées du Québec. Pour les partisans de la loi sur la laïcité, le Québec a non seulement le droit mais le devoir d’affirmer sa différence, dont la préséance des droits collectifs sur les droits individuels. Interdire les signes religieux aux employés de l’État serait ni plus ni moins que la continuation de la Révolution tranquille. Quoi de plus noble ?
Seulement, pour ceux et celles qui s’opposent à l’interdiction des signes religieux, il s’agirait, au contraire, d’un geste qui trahirait l’esprit de la Révolution tranquille. En tournant le dos à la notion d’une « nation québécoise inclusive », née jadis pour porter à flots le rêve indépendantiste, l’interdiction des signes religieux nous ramènerait en arrière plutôt qu’en avant.
Dans un texte magistral publié dans Le Devoir (« L’échec d’une nation québécoise »), Louis Balthazar explique comment la transition de simples Canadiens français à fiers Québécois s’est faite à la suite d’une nouvelle conception de « l’appartenance collective ». À partir des années 1960, la survie du Québec ne reposait plus sur le repli sur soi, mais bien sur l’ouverture sur le monde. « Il fallait donc apprendre à vivre avec les anglophones et les immigrants. […] Il fallait surtout apprendre à dialoguer avec des personnes qui paraissaient étrangères à notre société et les inclure dans notre conception du Québec moderne. » Être Québécois voulait dire être maîtres chez nous, avec toutes les responsabilités qu’un tel statut impose.
Selon le politicologue, le véritable exploit de la Révolution tranquille tient moins à la « laïcisation tranquille » de ces institutions qu’à cette nouvelle conception de nous-mêmes en tant que majorité capable de gérer nos rapports avec les minorités, de façon juste et responsable. Or, la loi interdisant le port de signes religieux ainsi que le désir de ce gouvernement de restreindre l’immigration, sans parler du sort réservé aux chauffeurs de taxi, renvoient à des temps décidément plus frileux, vers un nationalisme pur laine suspicieux de l’apport étranger. « Nous sommes redevenus des Canadiens français », de conclure Louis Balthazar.
Les contestations judiciaires qui ont été déposées sitôt la loi 21 adoptée sont justement symptomatiques de cette dégradation de la cohésion sociale au Québec. Menées par l’étudiante en éducation Ichrak Nourel Hak, une musulmane québécoise qui porte le hidjab, avec l’appui de l’Association canadienne des libertés civiles et du Conseil national des musulmans canadiens, elles renvoient au temps d’avant la loi 101 où anglophones, immigrants et francophones se lorgnaient comme chiens de faïence. Loin de pouvoir « passer à autre chose », nous voici donc revenus à nos vieilles solitudes et à nos incompréhensions respectives. Une perspective qui ne manquera pas de réjouir les plus retors parmi nous, voyant dans la reprise de vieilles chicanes un moyen de revamper la ferveur souverainiste.
C’est un bien mauvais calcul. L’idée voulant que l’avenir du Québec puisse se construire en favorisant le « tous pareils » plutôt que le « tous ensemble » est un leurre. Un leurre qui a d’ailleurs déjà coûté cher au Parti québécois et qui pourrait avoir la peau de la Coalition avenir Québec.

mercredi 12 juin 2019

Les yeux grands ouverts

Il faudrait pouvoir mourir comme on a vécu. Comme un être humain plutôt que comme une loque humaine, la tête encore fière à défaut d’encore haute. C’est ce que Michel Cadotte voulait pour sa femme, ce que Jocelyne Lizotte voulait également pour elle-même, ce que la grande majorité des gens souhaite aussi. Si la vieillesse et la maladie existent pour nous aider à lâcher prise, pour nous forcer à contempler notre mortalité dans le blanc des yeux, pourquoi faudrait-il payer l’ultime passage à coups de supplices et d’humiliations quotidiennes ? Pourquoi faudrait-il mourir en ne sachant plus ce qu’on est devenus ?
J’ai eu le bonheur de voir ma mère mourir les yeux grands ouverts. Sans l’aide médicale à mourir, car c’était bien avant sa légalisation, mais elle savait pertinemment qu’elle « s’en allait », je dirais même qu’elle l’accueillait, les yeux braqués devant l’Éternel. Ce qui m’effrayait beaucoup — la mort de celle qui m’a donné la vie — s’est finalement avéré un immense cadeau. C’est très réconfortant de voir quelqu’un se tenir droit devant la mort, une réalité dont on n’entend d’ailleurs plus parler. Maintenant que la religion a fait son temps et que, pour la plupart d’entre nous, il n’y a que le Néant, de sûr, qui nous attend, maintenant que la mort est devenue, comme le sexe jadis, l’affaire dont on parle du bout des lèvres, comment ne pas frémir à son approche ?
La mort de ma mère m’a permis de démystifier la chose la plus opaque, la plus insaisissable de l’existence. Un peu comme si j’avais assisté à un plongeon triple saut arrière de 50 mètres, je suis sortie de là en me disant : O.K., c’est concevable. Mourir se peut. Ma mère avait réussi le grand virage ; j’y arriverais, moi aussi, le jour venu. Depuis, j’encourage tout le monde à se précipiter au chevet de gens qui meurent « bien », qui meurent en étant encore eux-mêmes, pour mieux se vacciner contre la peur et l’inconnu.
C’est d’ailleurs pourquoi j’applaudis aux recommandations du groupe d’experts chargé d’étudier l’élargissement de l’aide médicale à mourir. Le comité propose qu’on permette désormais l’euthanasie assistée aux personnes inaptes ayant « préalablement exprimé leur volonté en ce sens ». Précisément le cas de Jocelyne Lizotte, épouse de Michel Cadotte, dont la demande d’aide médicale à mourir a été refusée parce qu’elle n’était plus capable de dire « oui, je le veux » le moment venu. On connaît la suite : M. Cadotte a été condamné à deux ans de prison moins un jour pour l’homicide involontaire de sa femme atteinte d’alzheimer. « J’ai craqué, écrivait-il sur sa page Facebook peu de temps après avoir étouffé sa femme. J’ai consenti à son aide médicale à mourir. J’attends les policiers. »
Comme en 2014, au moment de la commission Mourir dans la dignité, les experts chargés du dossier sont ici très prudents. Une demande anticipée deviendrait donc possible, mais seulement à la suite d’un « diagnostic d’une maladie grave et incurable ». Il faut également faire la demande devant deux témoins ou sous forme notariée, une façon d’établir le « plein consentement ». Un deuxième médecin doit confirmer que la fin est, sinon imminente, du moins inéluctable. Finalement, un tiers doit être chargé de faire la demande au moment convenu.
C’est l’intégration d’une tierce personne dans le processus de l’aide médicale à mourir qui est certainement l’aspect le plus délicat ici. À ce jour, ce sont les médecins et les infirmières qui se chargent de tout l’échafaudage vers l’au-delà. Un rôle qui ne leur est pas étranger étant donné la nature de leur profession. Or, on constate que, même pour eux, la chose ne va pas toujours de soi. Pas moins du tiers des demandes d’aide médicale à mourir ont été freinées ou refusées dans les mois suivant l’adoption de la loi en 2015. « Guérir le patient » serait la seule chose que certains médecins auraient le goût de pratiquer. La résistance est considérable.
Alors, imaginez un peu le dilemme pour un proche. Décider que la vie s’arrête là, maintenant, pour une personne qu’on aime est, moralement et émotivement, déchirant. Pour bien des gens, un tel geste demeurera toujours tabou. Penser pouvoir influencer le processus de vie et de mort était, encore tout récemment, impensable. Les lois divines, d’abord, étatiques, ensuite, s’arrogeaient ce contrôle. Même si les dérapages seront toujours à craindre et certaines balises, par conséquent, toujours de mise, il faut voir cette évolution non pas comme une perte de sens, encore moins comme un nihilisme cherchant à se « débarrasser des petits vieux », mais, au contraire, comme une affirmation de la condition humaine. C’est notre capacité de choisir, après tout, notre talent pour le libre arbitre qui nous distingue des autres animaux à quatre pattes.
L’histoire tragique de Michel Cadotte et Jocelyne Lizotte est là pour nous le rappeler : faciliter la mort dans des conditions optimales plutôt qu’attendre en enfer que ça se passe est un geste d’humanité. Un geste qu’on pose au nom de la vie qu’on veut vivre bien plus qu’au nom de la mort qu’on souhaite.

mercredi 5 juin 2019

Les poings sur la table

Qu’il mérite le mot « génocide » ou non, le sort des Autochtones est une tragédie incommensurable qui dure depuis trop longtemps. Les milliers de femmes disparues ou assassinées sont l’exemple patent d’un problème qui semble ne jamais se résorber. On voudrait tous que ça cesse. On voudrait que le colonialisme éhonté qui a présidé à la fondation de ce pays n’ait jamais existé.
On voudrait aussi pouvoir enfin avancer, pas toujours répéter les mêmes choses en ce qui concerne la question amérindienne. Oui, le racisme est toujours présent, la rafle d’enfants autochtones encore fraîche dans les mémoires, mais, globalement, ni la population blanche ni celle des Premières Nations ne sont au même point qu’il y a 50, 100 ou 200 ans. Le problème le plus répandu aujourd’hui n’est plus celui de vouloir éradiquer la culture amérindienne, de « tuer l’Indien », mais bien celui de l’indifférence.

C’est cette culture de l’indifférence que les auteurs du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ont vraisemblablement voulu secouer en mettant les poings sur la table, non seulement en invoquant un génocide, mais en déposant pas moins de 231 recommandations et en rappelant, sur 1200 pages, à peu près tout ce qui s’est dit sur la question autochtone. Une chatte y perdrait ses petits tellement le labyrinthe est profond et les notions, parfois contradictoires. On peut douter de la sagesse d’une telle offensive — une avalanche de concepts, mais très peu d’analyse — d’autant plus que notre indifférence ne découle pas d’un manque d’informations théoriques, mais bien d’un manque de connaissances pratiques.
Si nous sommes trop souvent indifférents à la réalité autochtone, ce n’est pas qu’on n’en parle pas, mais plutôt qu’on ne la voit pas — mis à part quelques tristes exemples égrenés comme un chapelet sur les rues des grandes villes. De façon générale, nous vivons éloignés les uns des autres, dans des communautés séparées qui ne professent ni tout à fait les mêmes valeurs ni la même organisation sociale et politique, comme le rappelle le rapport lui-même. Cet apartheid qui, à l’origine, a été décrété par la Loi sur les Indiens (1876) est aujourd’hui revendiqué par bon nombre d’Autochtones eux-mêmes. Chaque fois qu’on discute de la possibilité d’abolir cette loi inique, ce relent par excellence de colonialisme, des voix s’élèvent pour maintenir le système de réserves en place malgré l’isolement, le manque criant d’écoles et l’absence de ressources et d’argent.

Vu la façon dont les Autochtones ont été traités, on peut bien sûr comprendre le besoin de se lover loin des regards désobligeants, protégés par le seul coin de terre qui leur reste. Mais on ne peut pas faire comme si la mentalité de colonisé, l’héritage le plus pernicieux du colonialisme, ne faisait pas aussi partie du problème. C’est précisément une des lacunes du rapport, qui montre peu d’appétit pour examiner ce qui ne tourne pas rond à l’intérieur des communautés elles-mêmes, malgré l’avertissement d’au moins une participante. « Je pense que nous devons vraiment tenir compte du fait qu’il n’y a pas d’équilibre dans nos communautés », dit Fay Blaney.