mercredi 29 octobre 2014

Docteur Jekyll et Monsieur Hyde

L’État, à plus forte raison une société d’État, n’a pas de place dans les chambres à coucher de la nation.
  Depuis le congédiement-surprise de l’animateur de radio de CBC Jian Ghomeshi, dimanche dernier, la phrase revient comme un leitmotiv. Le Canada n’a pas souvent connu de scandale sexuel, encore moins la vénérable CBC, et celui-ci en est tout un. À la barre de la populaire émission Q with Jian Ghomeshi, l’homme de 47 ans a été remercié à cause de pratiques sexuelles douteuses. Bien que la CBC refuse de dire exactement ce qu’il y a derrière ce congédiement, ce qui participe à lui donner des airs de matante offusquée, le principal concerné a pris le taureau par les cornes dans un long aveu sur Facebook. « Vous allez apprendre comment je commets toutes sortes d’actes agressifs mal famés dans la chambre à coucher. Et on insinuera que le consentement n’y était pas. Ce qui est un mensonge. »
  L’animateur vedette admet volontiers s’adonner à des pratiques sexuelles « aventureuses » (BDSM : bondage, domination, sadomasochisme), mais toujours selon les règles de l’art. Tout le monde consent et on peut tout arrêter en utilisant des mots clés. Et puis, de quel droit la CBC vient-elle se fourrer le nez dans son intimité sexuelle ?
  La chose est tellement surprenante, désolante, en fait, qu’il est tentant de conclure à la rectitude politique de la CBC. Jian Ghomeshi est d’ailleurs assez convaincant en parlant d’une « campagne de vengeance et de démonisation » de la part d’une petite amie éconduite. Seulement, un article paru lundi dans le Toronto Star dépeint une situation beaucoup plus trouble encore, situation, on imagine, que ne pouvait ignorer la direction de CBC.
  D’abord, le quotidien a recueilli le témoignage non pas d’une, mais de quatre plaignantes. Une ex-employée de la CBC raconte comment Jian Ghomeshi lui aurait agrippé une fesse en lui chuchotant : « I want to hate f—- you. » Les trois autres, de jeunes admiratrices de l’animateur radio, racontent qu’elles ont été violentées sans leur consentement lors de rendez-vous galants. « Elles allèguent avoir été frappées à coups de poing ou à main ouverte, avoir été mordues, étranglées jusqu’à presque perdre connaissance, et avoir été abusées verbalement durant et après l’échange sexuel. » Les trois confirment qu’elles avaient donné leur accord à des échanges sexuels rudes (rough sex), mais nient avoir été consultées lors des ébats. Une d’entre elles, qui se serait rendue chez l’animateur, aurait été giflée violemment le moment qu’elle posa le pied dans l’appartement, et plus tard étranglée et frappée à répétition.
  Évidemment, il aurait été immensément préférable, pour la crédibilité de ces témoignages comme pour celle de CBC, s’il y avait eu plaintes à la police. Ce que les quatre femmes ont refusé de faire ; elles ne sont pas non plus identifiées. On peut les comprendre. Une jeune blogueuse, Carla Ciccone, a été hachée menu après qu’elle a raconté une sortie peu réjouissante en compagnie d’un « animateur de radio bien connu de Toronto ». Une vidéo la traitant de « salope de l’Internet » a été visionnée 397 000 fois. Son blogue raconte en détail le comportement d’un homme (tout le monde a reconnu Ghomeshi) qui abuse de sa situation de personnalité publique pour harceler sexuellement une femme qu’il veut entraîner au lit.
  S’il s’agissait tout simplement d’un Don Juan un peu trop agressif ou encore d’un homme porté sur des pratiques sexuelles osées, Jian Ghomeshi serait toujours à l’antenne de CBC. Le problème n’est pas le type de sexualité auquel il s’adonne, mais la violence envers les femmes que de telles pratiques parfois sous-entendent. C’est d’ailleurs une éducatrice de BDSM qui le dit : le sexe « kinky » sert trop souvent d’alibi pour tabasser des femmes. Dans un long article publié sur son blogue, sexgeek.wordpress.com, elle dit douter de plus que Ghomeshi s’adonne, comme il le clame, à « une version légère de Cinquante nuances de Grey ». « Une version soft impliquerait des obscénités et peut-être s’attacher avec une cravate », dit-elle. Mais frapper, étouffer, étrangler une femme qu’on voit pour la première fois ?
  Jian Ghomeshi est-il victime de diffamation comme il le clame ? Qui sait ? Mais voici un autre exemple d’un homme de pouvoir (médiatique, dans ce cas-ci) dont le comportement sexuel est aux antipodes de son comportement de tous les jours. (La liste est longue : Bill Clinton, Dominique Strauss-Kahn, Anthony Weiner, Eliot Spitzer…) Un homme charmant, intelligent, sensible qui, dans le département sexuel, perd les pédales. Ce dédoublement à la docteur Jekyll et monsieur Hyde est troublant, d’autant plus qu’il s’agit souvent d’hommes estimés et estimables.

mercredi 22 octobre 2014

Facebookman

Après des photos de lui en famille, en fauteuil roulant, serrant la main des bonnes gens de Saint-Jérôme, d’Argenteuil et de Saint-Donat, après les bons mots sur les soirées-bénéfices et les soupers spaghetti, l’homme pressenti pour devenir le prochain chef du PQ, Pierre Karl Péladeau, utilise désormais sa page Facebook pour tirer sur ses adversaires et, surtout, pour répondre aux questions éthiques qui, à la manière de cuissards trop serrés, lui collent à la peau.
  Un homme qui possède le plus gros empire médiatique du Québec (35 à 40 % du marché), et une capacité énorme d’influencer l’opinion publique, peut-il aussi être député, chef de parti et éventuellement premier ministre sans se délester de ses propriétés ou au moins ériger un pare-feu entre lui et son château fort ?
  Cette question essentielle non seulement pour l’avenir politique du député de Saint-Jérôme, mais aussi pour le bon fonctionnement de la démocratie, M. Péladeau a toujours refusé d’y répondre, se contentant de répéter qu’il était en règle, en tant que simple élu, avec les dispositions de l’Assemblée nationale. Avec les révélations sur les pressions qu’il aurait exercées dans la vente des studios Mel’s (en faveur de Québecor) et, surtout, l’adoption de nouvelles dispositions régissant les députés et leur lien à des entreprises médiatiques, il fallait trouver mieux.
  Que fait M. Péladeau ? Il se tourne vers ses amis Facebook et rumine longuement sur la Charte des droits et libertés (« Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation »), insinuant ainsi qu’il a été vilipendé et qu’il pourrait même avoir recours à la justice (« peut porter plainte à la Commission toute personne qui se croit victime d’une violation des droits »). Mais sans pour autant répondre à la question de fond : est-il normal que quelqu’un au centre du pouvoir politique soit également au centre, même indirectement, du pouvoir médiatique ?
  Vous êtes un magnat de la presse, un des hommes les plus puissants au nord du 49e parallèle, vous aspirez aujourd’hui au poste de commande du parti politique le plus important des 40 dernières années ; mieux, vous voulez faire de votre « province » un véritable pays, à la fois fier et prospère, et, pourtant, vous fuyez les journalistes, vous tournez le dos aux conférences de presse, vous refusez de jouer selon les règles du jeu qui, jusqu’à nouvel ordre, circonscrivent l’arène politique. Vous aviez l’habitude d’être entouré de gens qui vous applaudissent et vous apprécient et vous avez trouvé en Facebook la parfaite reproduction de ce petit cocon douillet. « Grâce à vous je retrouve espoir en la politique ! » « Vous avez de la graine de premier ministre, Monsieur. » « Aussi beau que Justin Trudeau. » Sur le mur Facebook de PKP, j’ai repéré deux seuls commentaires un peu critiques, dont « pas fort », à la suite de sa tirade sur la Charte des droits et libertés.
  L’équivalent de se cacher derrière les jupes de sa mère, la stratégie « face de bouc » de Pierre Karl Péladeau, loin d’infirmer les critiques à son égard, au contraire les justifient. Visiblement, l’héritier de Québecor se comporte davantage en homme d’affaires qu’en homme politique. On l’a vu dans l’affaire des studios Mel’s et on le voit ici dans sa réaction à la « motion PKP » proposée par François Legault. « Loufoque », écrit-il, car elle pourrait forcer les Productions J (appartenant à sa conjointe) à se défaire « des émissions de télévision les plus populaires de l’histoire ». Comme si la rentabilité était ici la première chose à considérer.
  Il est vrai que la nouvelle mesure est mal formulée, embrasse possiblement trop large et, surtout, a trop l’apparence d’être un missile anti-Péladeau pour véritablement régler les conflits d’intérêts en ce domaine. Cela dit, on ne peut pas faire comme si cette situation n’existait pas ou prétendre qu’une « fiducie sans droit de regard », mesure à laquelle M. Péladeau se dit prêt à se plier advenant son ascension au trône, soit suffisante. Elle ne l’est pas.
  En plus d’écraser un potentiel candidat à la direction du PQ, l’affaire PKP a réduit les deux autres, qui se réclament du centre gauche eux aussi, aux louvoiements malséants. « Je suis convaincu que Pierre Karl va trouver des solutions », a dit avec la mièvrerie qui le caractérise Bernard Drainville. Martine Ouellet, elle, fait comme si elle ne voyait rien. Chacun ménage ses intérêts et se pile sur la langue au nom de se faire ami avec le prochain grand boss. On désespère de la gauche, aussi pour l’avenir du Parti québécois, si, pour eux aussi, le principe suprême devient au plus fort la poche.

mercredi 15 octobre 2014

La peste

Comme le rat trouvé mort devant la porte du docteur Rieux, dans La peste de Camus, l’infirmière qu’on vient d’hospitaliser pour cause d’Ebola donne le frisson. Il s’agit de la première transmission en Amérique du Nord et la deuxième infection, après l’infirmière espagnole, qui se passe à l’extérieur de l’Afrique. Ça veut dire que cette peste des temps modernes n’est pas seulement l’affaire de pays archidémunis, mais aussi de pays riches. À défaut d’un vaccin, un tel rebondissement injecte une dose d’humilité. On se pense avancés, protégés, inoculés et voilà qu’une petite bactérie qu’on croit attribuable à la bave ou à l’excrément de chauve-souris pourrait causer, dans le pire des cas, jusqu’à 500 000 morts d’ici janvier 2015. C’est plus de 10 fois le nombre de morts canadiennes durant la Deuxième Guerre mondiale.
  Ce n’est pas pour vous faire peur, mais lorsqu’on examine le déroulement de ce qui, en l’espace seulement de deux semaines, a mené à la mort d’un homme et à l’infection d’une infirmière du Texas, on a quand même raison de frémir.
  Le 19 septembre, Eric Duncan quitte le Liberia, pays le plus affecté par l’Ebola (3924 cas, 2210 morts), en direction des États-Unis. À l’aéroport, il passe l’examen médical sans problème et répond « non » au questionnaire demandant s’il a été exposé au virus. Il s’agit d’une fausse réponse : quatre jours plus tôt, l’homme de 42 ans accompagnait une voisine à l’hôpital, qui meurt à peu près au moment où il prend l’avion. M. Duncan ignorait-il que sa voisine était atteinte du virus ? Peut-être. La femme avait récemment fait une fausse couche, dit-on. En même temps, il est à peu près impossible, à quelques jours de la mort, qu’elle n’ait pas eu des symptômes. Fièvre, diarrhées, vomissements sanguinolents, la peste ébolique, comme sa vieille cousine, la peste bubonique, ne passe pas inaperçue ; on peut aussi saigner de la bouche et des yeux. Se croyait-il à l’abri ou voulait-il simplement retrouver au plus vite la femme qu’il aimait, partie 16 ans plus tôt avec leur fils pour les États-Unis, et mettre toute cette horreur derrière lui ?
  Le voyage entrepris par Eric Duncan, certes pour les raisons les plus nobles, indique quand même une première faille dans le système : le contrôle aux frontières. Visiblement, le questionnaire n’est pas fiable. La prise de température non plus étant donné que les symptômes peuvent prendre jusqu’à 21 jours à se manifester. Dans le cas de M. Duncan, ils ont pris exactement 10 jours, entre le moment où il accompagne sa voisine et le moment où il se présente, fiévreux, au Texas Health Presbyterian Hospital.
  Deuxième faille du système, en terre d’Amérique cette fois : le 25 septembre, Eric Duncan est renvoyé chez lui malgré une fièvre de 103 degrés Fahrenheit et ses antécédents de voyage. Trois jours plus tard, il est transporté d’urgence au même hôpital et diagnostiqué le surlendemain. Il meurt à peine 10 jours plus tard, malgré la prise d’une drogue expérimentale (brincidofovir), administrée à un humain ici pour la première fois.
  Cette mort surprend quand même. Trois travailleurs de la santé américains, infectés par le virus lors de leur passage au Liberia, sont aujourd’hui guéris. Deux autres Américains rapatriés après un séjour dans les pays affectés, dont un caméraman de NBC, semblent également sur la voie de la guérison. Le Libérien et les Américains ont-ils eu droit au même traitement ? À la suite de la bourde de l’hôpital le 25 septembre, est-on intervenu tout simplement trop tard ? Au-delà des spéculations paranoïaques qui font rage dans les pays africains, et on les comprend, ces questions se posent.
  Troisième faille : le protocole de protection pour le personnel hospitalier. L’infection-surprise de l’infirmière texane jette un gros pavé dans la marre. Le directeur du Center for Disease Control and Prevention, le Dr Thomas Frieden, vient d’ailleurs de changer de ton. Alors qu’il affirmait le 30 septembre n’avoir « aucun doute que nous allons arrêter la maladie », il entamait sa conférence de presse lundi en disant : « Arrêter l’Ebola est difficile ». Comme pour l’infirmière espagnole, on ne sait pas comment cette dernière a pu s’infecter, ce qui ajoute à l’embarras. La façon d’enlever les vêtements protecteurs pourrait être en cause. La formation ici a visiblement fait défaut, mais il se pourrait aussi que le virus soit encore plus contagieux que prévu. Des spécialistes américains ont d’ailleurs découvert qu’en plus de la transmission par liquides biologiques ou sécrétions, « le virus est présent sur la peau de patients symptomatiques, soulignant à quel point la maladie peut devenir contagieuse ».
  La bonne nouvelle ? Le chien de l’infirmière, contrairement à ce qui s’est passé en Espagne, n’a pas été euthanasié.

mercredi 8 octobre 2014

Oeil pour oeil

Il y a quelque chose de particulièrement barbare à l’idée de décapiter quelqu’un, c’est vrai. Et puis, cette mise en scène théâtrale, le supplicié à genoux, nous montrant seulement ce qu’il va bientôt perdre, une tête stupéfiée, surplombé de son bourreau emmitouflé de noir. Comment ne pas réagir, comment ne pas vouloir leur arracher les yeux à leur tour ?
  C’est précisément à ce scénario, digne d’Hollywood ou de l’Ancien Testament, c’est selon, auquel le gouvernement Harper vient de souscrire. Unilatéralement, bien sûr. Après avoir participé au fiasco en Afghanistan, qui a fait pas loin de 20 000 morts, le Canada repart, la main sur le coeur, à la rescousse de nos valeurs démocratiques, de la civilisation occidentale, des femmes et des enfants, et quoi encore.
  La décision est insensée pour plusieurs raisons. D’abord, c’est précisément ce que le groupe armé État islamique (EI, connu aussi sous l’appellation ISIS) cherchait en dandinant sur vidéo, comme un appât grotesque, la tête de ses otages. Ce mouvement de fanatiques islamiques est né, rappelons-le, de la première offensive américaine dans la région. Il n’existait pas avant que George W. Bush décide d’envahir, sous des prétextes fallacieux, l’Irak en 2003. L’invasion américaine — qui au total a fait 115 000 morts, principalement parmi les civils — a créé une version d’al-Qaïda plus diabolique encore que l’original. Rejeté depuis par la maison mère (l’al-Qaïda d’Oussama Ben Laden), le groupe de supra extrémistes, qui tente de recréer un califat islamique sorti tout droit du Moyen Âge, s’est rebaptisé « État islamique » et contrôle aujourd’hui une partie du nord de l’Irak et de la Syrie.
  Depuis que les Américains ont commencé leur bombardement contre l’EI en août, 6000 combattants se sont joints au groupe qui sème la terreur. L’EI s’est également associé à sa rivale dans la région, les djihadistes du Front al-Nosra, affiliés à al-Qaïda. Bref, en 2003 et encore en 2014, les bombardements américains ont eu l’effet totalement contraire : ils ont fait gonfler les rangs des fous furieux plutôt que de les réduire. Ces bombardements, auxquels participent les Français, les Britanniques et maintenant les Canadiens, vont tuer également de nombreux civils, détruire des écoles, affamer la population. Si une telle offensive nous a paru odieuse à Gaza récemment, sous la commande israélienne, pourquoi serait-elle plus acceptable sous la nôtre ?
  Comme le dit le chroniqueur du quotidien The Guardian George Monbiot, pourquoi ne pas, à ce compte, bombarder tout le Moyen-Orient ? « Pourquoi ne pas bombarder les milices chiites en Irak ? » poursuit ce roi du sarcasme britannique. « Un des leurs a sélectionné 40 innocents dans les rues de Bagdad en juin et les a tués parce qu’ils étaient sunnites. Un autre en a bousillé 68 dans une mosquée en août. Ces milices parlent ouvertement de génocide pour éventuellement mettre fin à l’État islamique (qui est sunnite). N’y a-t-il pas urgence aussi de bombarder l’Arabie saoudite ? Ce pays a décapité pas moins de 59 personnes cette année pour raison d’adultère et de sorcellerie. Il représente pour nous, pays occidentaux, un bien plus grand danger et depuis bien plus longtemps qu’ISIS. »
  Monbiot relève toutes les incongruités de cette nouvelle guerre sainte, dont le fait de faire désormais alliance avec des crapules à peu près du même ordre que les djihadistes de l’EI. Pendant que nous assistions, horrifiés, à la décapitation des otages, combien de femmes ont été violées, de fillettes vendues, de mains coupées par ceux-là mêmes à qui nous confions aujourd’hui la tâche de nous assister « sur le terrain » ? C’est l’Arabie saoudite, en passant, et non pas l’EI, qui finance les mosquées qui « inquiètent » au Canada et au Québec. Allez vérifier où est publiée la littérature distribuée aux fidèles. On sait aussi — bien que le gouvernement américain a supprimé ces pages de son rapport — que l’Arabie saoudite a joué un rôle dans l’attaque du World Trade Center. Mais, bon, il y a du pétrole en Arabie saoudite et l’Oncle Sam en achète. Et que dire de la Syrie de Bachar al-Assad, un pays à qui nous avons failli déclarer la guerre, il y a un an ? Le voilà lui aussi devenu un curieux allié dans cette mobilisation tous azimuts contre « le mal ».
  Comme l’explique le politicologue Francis Fukuyama, le monde arabe est en grande partie ingouvernable aujourd’hui parce que la loi suprême est demeurée la loyauté à la tribu. Impossible de « bâtir un État fort lorsque les seuls liens qui unissent sont des liens de clans plutôt que de valeurs communes ». Loin de mettre fin à ce chaos, une nouvelle croisade ne fera que raviver la haine de l’Occident et les vieilles rivalités. Le Canada pourra alors se féliciter d’avoir fait sa « juste part » dans ce sacré beau bourbier.

mercredi 1 octobre 2014

L'exception culturelle

La lune de miel se poursuit pour le gouvernement Couillard, dit le dernier sondage Léger Marketing. Malgré le nombre impressionnant de faux pas de la part de ministres (Bolduc, deux fois, Barrette, Thériault, St-Pierre, Boulet, Charbonneau), malgré l’annonce de compressions massives dans les services gouvernementaux et une réforme de la santé qui ressemble davantage à un coup d’État, le temps est au beau fixe pour la nouvelle garde libérale. Étonnant quand même. La personnalité rassurante, voire bon papa de Philippe Couillard, à mon avis, y est pour beaucoup. On semble faire confiance à l’actuel PM bien plus qu’aux deux précédents. De plus, son programme d’austérité arrive au bon moment. Tout le monde sait qu’on ne peut plus « continuer comme avant ». Or, ce qui était impensable il y a 15 ans — souvenons-nous du sort réservé à « la réingénierie de l’État » de Jean Charest — devient aujourd’hui incontournable.
  Seulement, il y a des limites à « papa a raison ». La proposition d’abolir les conservatoires de musique en région, et peut-être même les conservatoires de musique et d’art dramatique au complet, est justement un pas à ne pas franchir. Il n’y a rien ici qui tient du gros bon sens et encore moins de la bonne gouvernance. D’abord, les conservatoires ont fait leurs preuves. Wilfrid Pelletier, Joseph Rouleau, Claude Vivier, Yannick Nézet-Séguin, Jacques Lacombe, Angèle Dubeau, Marie-Nicole Lemieux, François Dompierre, Oscar Peterson. Faut-il en rajouter ? Ces artistes ne sont pas seulement une fierté pour le Québec, ils font tourner l’économie. M. Couillard lui-même le rappelait cette semaine : « On l’oublie trop souvent, mais les arts c’est 13 % de nos revenus, 4,1 millions par année. »
  Au-delà de ce que ça rapporte, ou de ce que ça coûte, les conservatoires offrent un enseignement dont on peut être fiers. Calqués sur le modèle français du conservatoire de musique — « gratuité de l’enseignement [jusqu’à 1996], excellence du corps professoral, variété des disciplines enseignées, mixité et laïcité » —, ils ont le don de faire circuler les idées, le talent et la possibilité de rêver « grand » ailleurs que dans les deux grandes villes du Québec. Ils font circuler le sang et l’énergie et aplanissent les différences, souvent trop marquées, entre la métropole et les régions.
  Plus qu’ailleurs, l’exception culturelle, terme inventé par la France pour souligner la protection que mérite la culture, devrait être la règle au Québec. La culture ici n’est pas simplement ce qui nous distingue de nos voisins, c’est aussi ce qui nous protège. Les arts, en d’autres mots, jouent un rôle politique chez nous. À défaut de s’être dotés de frontières et d’un siège aux Nations unies, l’essor culturel québécois est la seule affirmation, le seul poing sur la table, la seule véritable indépendance que nous avons. Le Canada anglais, en comparaison, vit la situation exactement inverse : son indépendance culturelle étant sans cesse menacée par le voisin américain, ses frontières et ses politiques sont la seule façon qu’il a de se protéger.
  Dans le contexte canadien et même ailleurs, le Québec est unique. Mais c’est précisément ce que le premier ministre Couillard s’entête à ne pas voir. Son penchant pour faire du Québec une « province » comme une autre est décidément son flanc mou. Plus encore que sa ligne dure à la canadienne pour l’exploitation pétrolière, qui pourrait bien revenir le hanter, c’est cette mollesse à l’égard de la culture québécoise qui risque de le perdre. Un gouvernement qui perd des plumes vis-à-vis de l’électorat francophone, c’est l’ombre au tableau du dernier sondage, ne peut se permettre de traiter la culture avec indifférence. Six mois après l’élection d’un gouvernement libéral majoritaire, les paris sont ouverts à savoir si Philippe Couillard deviendra un autre Robert Bourassa, engagé pour le développement du Québec dans son sens large, ou un autre Jean Charest, concentré essentiellement sur le développement des affaires.
  Devant la possibilité de comprimer les arts pour mieux nourrir l’effort de guerre, le premier ministre britannique, Winston Churchill, aurait répondu (les mots exacts sont aujourd’hui contestés, mais l’esprit demeure) : « Alors, pourquoi nous battons-nous ? » Devant l’abandon possible des conservatoires de musique, on aurait envie de renvoyer la question au gouvernement Couillard : « Alors, pour qui vous battez-vous ? »