Il y a quelque chose de particulièrement barbare à l’idée de 
décapiter quelqu’un, c’est vrai. Et puis, cette mise en scène théâtrale,
 le supplicié à genoux, nous montrant seulement ce qu’il va bientôt 
perdre, une tête stupéfiée, surplombé de son bourreau emmitouflé de 
noir. Comment ne pas réagir, comment ne pas vouloir leur arracher les 
yeux à leur tour ?
 
C’est précisément à ce scénario, digne d’Hollywood ou de l’Ancien 
Testament, c’est selon, auquel le gouvernement Harper vient de 
souscrire. Unilatéralement, bien sûr. Après avoir participé au fiasco en
 Afghanistan, qui a fait pas loin de 20 000 morts, le Canada repart, la 
main sur le coeur, à la rescousse de nos valeurs démocratiques, de la 
civilisation occidentale, des femmes et des enfants, et quoi encore.
 
La décision est insensée pour plusieurs raisons. D’abord, c’est 
précisément ce que le groupe armé État islamique (EI, connu aussi sous 
l’appellation ISIS) cherchait en dandinant sur vidéo, comme un appât 
grotesque, la tête de ses otages. Ce mouvement de fanatiques islamiques 
est né, rappelons-le, de la première offensive américaine dans la 
région. Il n’existait pas avant que George W. Bush décide d’envahir, 
sous des prétextes fallacieux, l’Irak en 2003. L’invasion américaine — 
qui au total a fait 115 000 morts, principalement parmi les civils — a 
créé une version d’al-Qaïda plus diabolique encore que l’original. 
Rejeté depuis par la maison mère (l’al-Qaïda d’Oussama Ben Laden), le 
groupe de supra extrémistes, qui tente de recréer un califat islamique 
sorti tout droit du Moyen Âge, s’est rebaptisé « État islamique » et 
contrôle aujourd’hui une partie du nord de l’Irak et de la Syrie.
 
Depuis que les Américains ont commencé leur bombardement contre l’EI 
en août, 6000 combattants se sont joints au groupe qui sème la terreur. 
L’EI s’est également associé à sa rivale dans la région, les djihadistes
 du Front al-Nosra, affiliés à al-Qaïda. Bref, en 2003 et encore en 
2014, les bombardements américains ont eu l’effet totalement contraire :
 ils ont fait gonfler les rangs des fous furieux plutôt que de les 
réduire. Ces bombardements, auxquels participent les Français, les 
Britanniques et maintenant les Canadiens, vont tuer également de 
nombreux civils, détruire des écoles, affamer la population. Si une 
telle offensive nous a paru odieuse à Gaza récemment, sous la commande 
israélienne, pourquoi serait-elle plus acceptable sous la nôtre ?
 
Comme le dit le chroniqueur du quotidien The Guardian George Monbiot, pourquoi ne pas, à ce compte, bombarder tout le Moyen-Orient ? « Pourquoi ne pas bombarder les milices chiites en Irak ? » poursuit ce roi du sarcasme britannique. « Un
 des leurs a sélectionné 40 innocents dans les rues de Bagdad en juin et
 les a tués parce qu’ils étaient sunnites. Un autre en a bousillé 68 
dans une mosquée en août. Ces milices parlent ouvertement de génocide 
pour éventuellement mettre fin à l’État islamique (qui est sunnite). N’y
 a-t-il pas urgence aussi de bombarder l’Arabie saoudite ?
 Ce pays a décapité pas moins de 59 personnes cette année pour raison 
d’adultère et de sorcellerie. Il représente pour nous, pays occidentaux,
 un bien plus grand danger et depuis bien plus longtemps qu’ISIS. »
 
Monbiot relève toutes les incongruités de cette nouvelle guerre 
sainte, dont le fait de faire désormais alliance avec des crapules à peu
 près du même ordre que les djihadistes de l’EI. Pendant que nous 
assistions, horrifiés, à la décapitation des otages, combien de femmes 
ont été violées, de fillettes vendues, de mains coupées par ceux-là 
mêmes à qui nous confions aujourd’hui la tâche de nous assister « sur le
 terrain » ? C’est l’Arabie saoudite, en passant, et non pas l’EI, qui 
finance les mosquées qui « inquiètent » au Canada et au Québec. Allez 
vérifier où est publiée la littérature distribuée aux fidèles. On sait 
aussi — bien que le gouvernement américain a supprimé ces pages de son 
rapport — que l’Arabie saoudite a joué un rôle dans l’attaque du World 
Trade Center. Mais, bon, il y a du pétrole en Arabie saoudite et l’Oncle
 Sam en achète. Et que dire de la Syrie de Bachar al-Assad, un pays à 
qui nous avons failli déclarer la guerre, il y a un an ? Le voilà lui 
aussi devenu un curieux allié dans cette mobilisation tous azimuts 
contre « le mal ».
 
Comme l’explique le politicologue Francis Fukuyama, le monde arabe est en grande partie ingouvernable aujourd’hui parce que la loi suprême est demeurée la loyauté à la tribu. Impossible de « bâtir un État fort lorsque les seuls liens qui unissent sont des liens de clans plutôt que de valeurs communes ».
 Loin de mettre fin à ce chaos, une nouvelle croisade ne fera que 
raviver la haine de l’Occident et les vieilles rivalités. Le Canada 
pourra alors se féliciter d’avoir fait sa « juste part » dans ce sacré 
beau bourbier.
 
 
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