mercredi 25 novembre 2020

Décanadianiser, dites-vous?

 Au moment où le Parti québécois propose de « décanadianiser » le Québec, osons la question qui tue : ne faudrait-il pas plutôt « canadianiser » le Québec ? En vue d’une épidémie ravageuse et apparemment sans fin, ne faudrait-il pas plus de concertation canadienne ? Plus de partage de données entre provinces ? Ne faudrait-il pas s’entendre, surtout, sur la meilleure façon de combattre ce fléau qui, lui, ne connaît pas de frontières ? Et ne faudrait-il pas donner au fédéral le pouvoir de coordonner tout ça ?

Ça frise le blasphème, je sais. L’autonomie provinciale en matière de santé est une vache sacrée, garantie, de plus, par la Constitution canadienne. Il ne s’agit pas évidemment d’abandonner le contrôle du système de santé au grand complet. Seulement de reconnaître qu’une situation exceptionnelle exige des mesures exceptionnelles. Le Québec a boudé les offres d’Ottawa de fournir plus de main-d’œuvre pour le suivi des contacts après avoir lui-même fait appel à l’armée canadienne pour parer, là aussi, à un manque flagrant de personnel. Le système est clairement dysfonctionnel. On peut sûrement faire mieux.

Les fédérations très décentralisées, telles que le Canada, l’Allemagne, la Suisse, l’Australie — qui se sont toutes assez bien tirées d’affaire lors de la première vague —, se retrouvent aujourd’hui désemparées devant la dernière onde, en partie à cause de cette dissonance interne. L’Allemagne en est un bon exemple. Angela Merkel avait pourtant réussi au printemps à imposer aux 16 cantons des mesures qui ont produit d’excellents résultats. Plus maintenant. Déposé il y a 10 jours, un projet de loi pour parer à la deuxième vague a été affaibli par certains länder qui refusent, entre autres, d’imposer le port du masque aux enfants d’école.

La décentralisation politique n’est pas le seul coupable, bien sûr, du chaos actuel. Le fait qu’on en apprenne tous les jours sur le virus complique les choses. Et puis, plus on avance, plus il est évident que « sauver des vies » devient une considération parmi d’autres. Il y a aussi l’économie, la cohésion sociale, la santé mentale, la socialisation des jeunes, l’isolement des vieux. Il y a la tendresse, bordel, et la vie qu’on voudrait comme avant. J’ai moi-même plaidé en ce sens à quelques reprises. Toutes ces considérations expliquent la tour de Babel dans laquelle on se retrouve et où chacun y va de son cocktail maison pour parer à la pandémie.

À l’heure actuelle, il est évident que la stratégie ne saurait se limiter à prévenir les cas d’infection afin de protéger nos systèmes de santé. Il faut voir plus large. Cela dit, plongés à nouveau dans l’urgence, submergés par une deuxième vague dont on ne voit pas la fin, ne faudrait-il pas profiter de ce que nous avons appris et en faire une stratégie commune ? Tester, tracer, isoler. C’est le triumvirat de la réussite, nous disent les pays asiatiques, pour autant que ces mesures soient très largement implantées et minutieusement coordonnées entre elles. Ce n’est pas le cas actuellement dans la majorité des provinces canadiennes, dont le Québec. Mais alors, qu’attendons-nous ? Ottawa, qui, selon la Loi canadienne sur la santé, a déjà la responsabilité d’assurer les mêmes services, selon les mêmes standards, à tous les Canadiens, aurait ici la responsabilité de s’assurer que cette stratégie sanitaire fonctionne partout au pays, au diapason, et de combler les trous au besoin.

Au-delà de reconnaître que nous sommes tous dans le même bateau et qu’une solidarité, même extra muros, nous incombe, il y a aussi une raison scientifique pour un tel front commun. Plus on fait barrage au virus, plus celui-ci risque de devenir bénin. Le saviez-vous ? J’avoue avoir été soufflée de l’apprendre récemment. Il n’y aurait pas seulement un esprit de guerre de tranchées et une certaine panique, comme on a pu le constater au début de la pandémie, derrière le Grand Confinement. Il y a désormais une véritable justification scientifique — ce qui change la donne et appelle de plus belle à une concertation canadienne.

Comme tout organisme vivant, « le virus ne cherche pas d’abord à tuer », explique la journaliste scientifique Laura Spinney dans The Guardian. Il cherche d’abord à se répandre. Un pathogène extrêmement virulent qui tue ne remplit pas sa mission puisque — à moins d’avoir une panoplie d’hôtes sur qui s’abattre rapidement — il meurt lui aussi. Or, plus on rend sa propagation difficile — en minimisant les contacts, en interceptant les aérosols en plein vol, etc. —, plus le virus s’adapte, devenant moins dangereux, « afin de ne pas être exterminé avant d’avoir trouvé de nouveaux hôtes appropriés ». On voit d’ailleurs que le coronavirus, après des mois de restrictions, n’a pas du tout la même nocivité aujourd’hui et est en train de devenir, selon certains experts, l’équivalent du virus de la grippe. Tout à fait gérable.

Alors, qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Nous savons ce qu’il y a à faire, comment le faire et nous savons aussi pourquoi le faire. Faisons une croix sur la petite politique et unissons nos efforts, pour une fois.

mercredi 18 novembre 2020

Voeux pieux

 Il est possible d’acheter son salut sur Terre, et même au-delà, d’effacer ses fautes, pourvu qu’on soit disposé à payer. La Bourse du carbone, sur laquelle mise le gouvernement Legault dans son plan vert, est un bon exemple de ce type de comptabilité auquel l’Église catholique, il faut dire, nous avait habitués.

La Bourse du carbone n’est pas sans rappeler les bonnes vieilles indulgences — toujours en vigueur, soit dit en passant — permettant aux fidèles de minimiser leur purgatoire, y compris celui d’un défunt, en rachetant un péché ou un écart de conduite. Il s’agit de s’engager officiellement, devant un prêtre, à faire une bonne œuvre afin d’effacer une transgression. Pour ceux ou celles que ça intéresse, le Vatican vient d’annoncer que la période d’acquisition d’indulgences s’étend exceptionnellement cette année, pandémie oblige, tout le mois de novembre. Je n’invente rien.

Le plan quinquennal sur l’environnement, enfin dévoilé cette semaine, reflète un même esprit entrepreneurial. Le slogan de la nouvelle politique, « Plus de richesse, moins de GES », comme d’ailleurs son titre,Plan pour une économie verte (PEV), donne admirablement le ton : l’accent ici est davantage mis sur l’économie que sur l’environnement. Le « virage » n’est pas tant celui des individus et des entreprises, mais consiste essentiellement à faire bénéficier l’économie d’un immense chantier d’électrification des transports et des bâtiments.

C’est un véritable pont en or pour Hydro-Québec, en fait, mais pour le reste ? Où est le virage à la hauteur du « devoir moral » que nous impose désormais la catastrophe environnementale ?

Comme l’ont souligné les experts écologistes, un véritable cap sur l’environnement aurait nécessité un frein à l’utilisation de la voiture, à la consommation d’essence, à l’étalement urbain. Des mesures contraignantes telle une taxe à la pompe et à l’achat de VUS, des mesures qui signaleraient un véritable changement d’attitude, pas seulement un changement d’approvisionnement d’énergie. Il y a ici trop de vœux pieux, trop d’insistance sur « la technologie du futur » qui viendrait comme par miracle nous sortir du trou et, peut-être surtout, beaucoup trop d’attentes vis-à-vis de la fameuse Bourse du carbone.

Né dans la foulée du protocole de Kyoto en 1997, le marché du carbone permet à des entreprises polluantes de se dédouaner face à l’environnement en payant pour chaque tonne de GES qui excède les limites établies. La compagnie, elle, peut continuer à polluer, pourvu que cet argent serve à financer des mesures compensatoires telle la reforestation, ou encore, dans ce qui est convenu d’appeler une vieille marotte québécoise, l’électrification des transports.

Le plan déposé par le gouvernement Legault cette semaine prévoit que plus de la moitié de la cible de réduction prévue d’ici 2030 — 15 sur un total de 29 tonnes de GES — doit « potentiellement » se faire par l’intermédiaire du marché du carbone avec la Californie. « Potentiellement » est un mot ici à souligner à gros traits. Car la réussite d’une telle entreprise repose d’abord sur la capacité des entreprises californiennes à maintenir leurs émissions sous la limite permise et à cumuler des crédits. Celles-ci pourront ensuite vendre leurs efforts — chaque tonne de GES « réduite » vaut actuellement 22 $ — aux entreprises québécoises qui, elles, appliquent ces crédits à leur propre bilan environnemental. Sans oublier la bénédiction fédérale qui doit couronner une telle manœuvre.

Notons l’immense tour de passe-passe. Sur papier, le Québec fait un énorme bond en avant pour ce qui est de la lutte contre les changements climatiques. Mais, dans les faits, c’est la Californie qui réduit les gaz toxiques, la Californie qui fait de l’argent et la Californie qui investira cet argent dans des énergies vertes. Contrairement aux indulgences où, en principe, il faut poser un geste réellement réparateur, il est possible ici de transférer cette obligation à quelqu’un d’autre pour ne pas soi-même brûler en enfer. Il s’agit d’y mettre l’argent nécessaire. Money talks.

En plus de mettre l’accent sur une immense partie de poker mondial, essentiellement ingérable, le marché du carbone ouvre la porte à la tricherie éhontée. En Russie et en Ukraine, par exemple, certaines usines se sont mises à gonfler artificiellement la production de gaz pour ensuite baisser au taux habituel, gagnant ainsi des crédits qu’elles revendaient aussitôt. La belle affaire. Sans tomber si bas, une enquête du média indépendant Propublica (2019), spécialisé dans les abus de pouvoir, démontre qu’aucun des crédits carbone investis par les entreprises californiennes depuis 20 ans n’a donné les résultats escomptés. « Ultimement, les pollueurs conservent le droit de polluer sans que la forêt [en Amazonie ou ailleurs] s’en porte mieux », dit le rapport.

En privilégiant les mesures symboliques, le plan vert, loin de nous permettre d’échapper au purgatoire, malheureusement nous y confine.


mercredi 11 novembre 2020

Pour qui sonne le glas

 De tous les soupirs de soulagement entendus depuis la victoire de Joe Biden, je retiens celui d’un commentateur de CNN, l’avocat et militant noir Van Jones. « Le comportement, ça compte. La vérité, ça compte », a-t-il dit, la gorge nouée. « Vous savez, le “Je ne peux pas respirer” (I can’t breathe), il n’y a pas que George Floyd qui l’a vécu. Beaucoup de gens l’ont ressenti », a-t-il ajouté, éploré.

S’il fallait encore une illustration du cauchemar qu’ont vécu bon nombre d’Américains depuis quatre ans, en commençant par ceux et celles qui ont le malheur de payer la couleur de leur peau, elle crevait maintenant l’écran. On ne sait pas combien on a mal, dit-on, avant que ne cesse la douleur. M. Jones venait d’en faire toute une démonstration. Cela dit, l’intégrité et l’empathie de Joe Biden évoquées ici suffiront-elles à renverser la vapeur ? Peut-on vraiment parler d’une victoire démocrate ? En ces lendemains toujours chargés d’émotion, on est nombreux à se poser la question.

Du côté démocrate, il n’y a pas eu de « mur bleu », pas d’enthousiasme délirant, pas de programme clair sauf celui du retour à la « normalité ». La révélation de cette élection n’est pas venue de ce côté, mais, encore une fois, du camp républicain. Alors qu’on est toujours à digérer la révélation de 2016, les « déplorables » (hommes, blancs, en colère) qui ont permis à Trump de voler la couronne à Hillary Clinton, on découvre que l’engouement pour l’improbable président est en fait beaucoup plus étendu que prévu.

  

On ne peut plus désormais voir les gens qui ont voté pour Trump — ils sont plus de 70 millions après tout — comme une simple extension de l’homme lui-même : ignorant, souvent ridicule, quand ce n’est pas ouvertement raciste, sexiste et homophobe. Beaucoup d’entre eux ont dû trouver leur compte ailleurs. Dans la manière Trump d’aborder l’économie, le refus catégorique de l’État-providence, le pied de nez à tout ce qui n’est pas américain ou, encore, la célébration, casquette bien enfoncée sur la tête, du monde ordinaire. Tous ces aspects ont non seulement sauvé Donald Trump d’une défaite cuisante, ils lui ont conféré une certaine victoire morale.

Alors qu’on voyait sa gestion de la pandémie comme un clou dans le cercueil, une abomination de trop, on constate que pour près de la moitié des électeurs cette indifférence crasse n’a guère compté. Ce qui pour Van Jones et des millions d’autres Américains constitue un comportement abject, répréhensible, se voit compensé, pour des millions d’autres, par quelque chose de bien plus envoûtant : l’incarnation d’un certain rêve américain. À maints égards, Trump est cet homme singulier, l’éternel cowboy, rude et sans manières, capable de vaincre les obstacles (et jusqu’à la COVID) pour trouver sa place au soleil.

N’importe qui peut réussir. Voilà la grande promesse de l’Amérique. À lui seul, Trump reflète beaucoup des mythes fondateurs du pays : de l’outsider qui, contre toute attente, atteint le sommet, une belle femme pendue à son bras comme gage de ce viril combat, à la méfiance vis-à-vis de l’État inscrite à même la Constitution, en passant par l’exceptionnalisme américain (Make America Great Again). À mon avis, ce culte de la réussite individuelle — responsable non seulement d’une grande partie de la popularité de Trump mais aussi des inégalités sociales — est en train de pourrir le pays de l’intérieur. Le pouvoir sacro-saint de l’individu, on le voit déjà dans les rangs républicains, agit de plus en plus contre la cohésion sociale, la recherche du consensus et le bien commun. Le pays se dirige peu à peu vers l’atrophie. Ça ne peut que mal finir.

  

Mais, pour l’instant, les républicains paraissent, malgré tout, en meilleure posture que les démocrates. C’est l’autre révélation de cette élection crève-cœur. Drapé dans le rêve américain, le parti de Donald Trump a réussi l’impensable en séduisant une partie de l’électorat latino et même noir, sans parler des Blancs diplômés. Alors qu’on le disait moribond, car trop associé à l’homme blanc vieillissant en région, voici que le parti, fort de cette nouvelle résonance, tire admirablement son épingle du jeu. Imaginez, disent les observateurs, ce que le parti pourrait faire avec quelqu’un de moins « problématique » à sa tête ? On se frotte déjà les mains en vue de 2024.

Du côté démocrate, bien qu’on ait réussi une mobilisation peu commune contre l’ineffable président, le parti cherche désespérément son âme, écartelé entre l’establishment incarné par Joe Biden, un centre usé et sans grande inspiration et les jeunes progressistes fougueux représentés par Alexandria Ocasio-Cortez. Les Anciens et les Modernes s’accusent mutuellement d’avoir découragé le vote : les plus jeunes en étant radicaux, les plus vieux en ne sachant pas mener une campagne virtuelle qui se respecte. Alors que les républicains, grâce à Donald Trump, retrouvent les ailes d’un patriotisme bon teint, les démocrates cherchent toujours ce que devrait être leur message. Misère.

Biden, oui, a gagné ; ne boudons pas ce plaisir. Mais la gauche, elle, n’est pas sortie du bois.

fpelletier@ledevoir.com