mercredi 28 août 2013

L'automne des grandes chicanes


Le sondage publié cette semaine dans le Journal de Montréal donne froid dans le dos : 65% des francophones sont d'accord avec la Charte des valeurs québécoises proposée par le PQ alors que 72% des anglophones sont contre et les allophones, quelque part entre les deux. Une scission comme on en avait pas vue depuis longtemps et qui promet un automne archi acrimonieux. D'autant plus que le tiers francophone qui n'est pas d'accord avec cette proposition, n'est vraiment pas d'accord.  Je me compte d'ailleurs parmi eux, peu importe combien de fois on invoquera, comme un genre de hochet pacificateur, "l'égalité hommes-femmes".

Le fait est qu'il n'existe aucun consensus sur la laïcité, ni à gauche ni à droite, ni chez les hommes, les femmes, les jeunes ou les vieux. On est tiraillé sensiblement dans les mêmes proportions (40-60), et avec le même degré d'émotion, que devant la souveraineté mais à cette différence près: alors que la classe politique s'efforce de taire ce débat-là depuis 20 ans, on monte celui-ci en épingle. La raison est simple: le débat sur la laïcité est vachement plus payant. Vous avez vu les sondages? Même la CAQ comprend le millage à faire ici.

À défaut de dévoiler les détails de sa Charte, la stratégie du PQ, au moins, est claire. Les allusions à la loi 101 en font foi : on veut nous vendre la laïcité comme une autre manche dans la lutte pour la survie québécoise. De la même façon que nous n'avons pas eu froid aux yeux en 1977, endurant insultes et menaces sur l'inconstitutionnalité de la loi, il faut braver aujourd'hui la tempête au nom de l'identité et de la durée québécoise.

C'est d'ailleurs pourquoi l'égalité des sexes est constamment invoquée: il faut une (vraie) bonne raison pour monter au front, une cause qui fouette les troupes, et la laïcité, que d'ailleurs presque personne ne comprend, n'en est pas une. Un peuple qui refuse à 55%--et à quasi 100% chez nos élus-- d'enlever le crucifix à l'Assemblée nationale, le symbole par excellence de l'État, a, pour ainsi dire, la laïcité assez molle. Visiblement, on n'est pas prêt à se transformer en chair à canon pour la séparation de l'Église et de l'État.

La substantifique moelle, dans ce nouveau combat devant les forces ennemies, est donc l'égalité hommes-femmes. Le problème c'est que, contrairement à la langue, l'égalité des sexes n'est ni particulièrement québécois ni directement liée à la survie de la nation. De plus, l'utilisation incessante de ce principe permet de cibler injustement les juifs et les musulmans qui ont la religion plus ostentatoire, certains diraient plus discriminatoire, que la majorité chrétienne. Ajouter à cela, les passe-droits que la majorité francophone semble vouloir accorder aux pratiquants et/ou aux symboles catholiques et l'injustice devient clairement intolérable, voire xénophobe.

Bien sûr, on ne veut pas d'hommes qui refusent de transiger avec des femmes, parce que ce sont des femmes. On ne veut pas que le Y givre ses fenêtres pour cacher les filles en collants. On ne veut pas de prêcheurs misogynes qui voient les femmes comme des salopes. Mais on ne veut pas d'hommes qui battent leur conjointe, non plus. Et pourtant, il y en a plusieurs au Québec. Des conseils d'administration qui excluent les femmes, aussi. Et j'en passe. Ce qu'il y a d'inacceptable, dans ce débat, c'est que les problèmes sont toujours ceux des autres et les "règles", davantage pour les autres que pour nous.

Et puis, voulons-nous vraiment être les premiers à hiérarchiser des droits fondamentaux? À mettre l'égalité hommes-femmes devant la liberté de religion? Il y a de bonnes raisons pourquoi c'est généralement proscrit: accorder plus de valeur à l'une qu'à l'autre revient à dire qu'un droit est moins défendable, voire légitime. Or, la liberté de religion n'est rien d'autre que la liberté de penser ce qu'on veut. On devrait tous être prêts à se coucher devant des bulldozers pour garantir ce droit-là. Les femmes se sont d'ailleurs battues précisément pour la liberté de se penser et d'agir autrement.

Dans ce grand débat qui n'est pas prêt de nous lâcher, il faut arrêter ces automatismes qui consistent à faire de l'égalité des sexes une panacée et de la religion (des autres) une calamité. Arrêtons aussi de prêter attention à ceux qui nous prédisent le même sort que l'Algérie. Le danger n'est pas là. Le danger est l'érosion de principes démocratiques et la ghettoïsation d'un bon nombre de nos concitoyens, notamment de sexe féminin.

"L'État est neutre, les individus sont libres," rappelait récemment Charles Taylor. Voilà la règle de base à ne pas perdre de vue dans ce périlleux débat.

                                                                                                         

mercredi 21 août 2013

Bonjour, justice; allô, cellulaire


"C'est tout le temps la même histoire : la police tue, la police enquête sur la police, et il n'y a pas de justice".

C'est ce qu'on entend chaque fois qu'une personne --généralement un jeune homme issu d'une minorité culturelle-- est abattue par la police. À Montréal, on a entendu ce refrain après la mort de Fredy Villanueva, Farshad Mohammadi, Anthony Griffin, et d'autres. À Toronto où il existe, depuis 1990, une agence civile de surveillance policière, bien que composée à près de 50% d'anciens policiers, on entend les mêmes doléances. Outre Sammy Yatim, abattu dans un tramway le 27 juillet dernier, Toronto a connu plus d'une douzaine de morts semblables au cours des 20 dernières années.

C'est pourquoi les accusations de meurtre non prémédité portées cette semaine contre l'agent James Forcillo sont de bonne augure. La soeur de la victime, elle, a marqué le coup par un retentissant "Bonjour, JUSTICE!" sur Twitter.

C'est excessivement rare qu'un policier soit tenu responsable d'une mort qu'il aurait occasionnée. La nature du travail, les réels dangers auxquels les policiers font face, pèsent évidemment lourds dans la balance. On peut comprendre que la responsabilité d'un tel geste soit atténuée à l'examen.  À Montréal, je n'ai repéré aucune accusation d'homicide envers un policier au cours des 20 dernières années. À Toronto, pendant la même période, il y a eu cinq accusations d'homicide involontaire et un autre cas de meurtre non prémédité, mais tous ont été acquittés. Ce dernier cas est présentement en appel.

Tous les regards se tournent donc vers James Forcillo pour voir s'il ne serait pas l'exception à la règle. Non seulement à cause des circonstances entourant la mort du jeune Yatim, mais parce que des centaines de milliers de gens ont pu voir cette mort en direct. Captée par téléphone cellulaire et postée sur YouTube, la scène a suscité la colère, en plus de mettre une pression gigantesque sur les autorités en place.

La police confronte Sammy Yatim dans la nuit du 26 au 27 juillet, après que le jeune d'origine syrienne, à Toronto depuis seulement cinq ans, se soit exhibé dans un tramway et qu'il ait brandi un couteau. Visiblement agité mais ne menaçant personne, tenant son arme pointé vers le haut,  l'adolescent a rapidement fait fuir tous les passagers, incluant le chauffeur. Plus d'une douzaine de policiers se retrouvent alors sur les lieux.

"Lâche le couteau, lâche le couteau," entend-t-on à répétition sur le vidéo, alors que trois officiers pointent leur revolver sur Yatim, toujours à l'intérieur du véhicule. Trente secondes s'écoulent, suivies de trois coups de feu. Et puis, encore six autres. Les tirs, neuf en tout, viennent tous de l'agent James Forcillo, apprendra-t-on plus tard. La scène se solde par le bruit d'un pistolet à décharge électrique, tiré par un autre officier.  

Yatim était seul dans un lieu contenu et  paraissait peu menaçant. "Il semblait figé sur place", dit le témoin qui enregistrait sur Iphone. Pourquoi la police a-t-elle senti le besoin de tirer? Ils auraient pu l'encercler, fermer les portes du tram, essayer de le raisonner, appeler des renforts.  Toutes des recommandations faites, il y a 15 ans, suite à la mort d'Edmond Yu, abattu lui aussi dans les rues de Toronto, après qu'il ait brandi un marteau. Edmond Yu souffrait de schizophrénie et le cas, à l'époque, avait bouleversé.  Et pourquoi tirer plus de trois coups quand Yatim, on le sait, était déjà inerte au sol? Pourquoi finir avec la décharge électrique alors qu'il aurait fallu plutôt commencer par là?

Facile à dire après coup, évidemment. L'omniprésence de téléphones intelligents pave la voie à une recrudescence de gérants d'estrade, c'est sûr, mais ce nouvel outil permet aussi une meilleure compréhension des événements. C'est grâce d'ailleurs à un autre captation par téléphone que la mort de Robert Dziekanski, abbatu en 2007 à l'aéroport de Vancouver, a été finalement jugé un homicide. Aucun des officiers de la GRC impliqués n'ont par ailleurs été inculpés.

En cas de dérapage, la question n'est pas tant de savoir si un policier doit faire de la prison mais que, grâce à cette nouvelle vigilance citoyenne, ces comportements excessifs ne seront plus tolérer. On peut se dire que, grâce aux accusations contre l'agent Forcillo, les droits de tout citoyen faisant face aux forces policières sont désormais mieux protégés.

                                                                       

jeudi 15 août 2013

La gaieté du gouvernement Harper


C'est une des grandes énigmes du gouvernement en place et possiblement son plus grand mystère: comment un gouvernement de droite, beaucoup plus à droite que tout ce que le Canada a connu depuis longtemps, est-il devenu un ardent défenseur des droits des gais et lesbiennes?

Depuis toujours, les question des homosexuels est défendue par la gauche et pourfendue par la droite, comme vient de nous le rappeler Gwendolyn Landolt, présidente émérite
du groupe les Vraies femmes du Canada (REAL Women of Canada). "Pour qui se prend-t-il?", demandait-elle de John Baird, après que le ministre fédéral ait critiqué les lois anti-homosexuels russes. Sa position est "une insulte aux pays qui ont la foi et qui ont des structures familiales stables," dit-elle.

Nées en réaction au mouvement féministe au début des années 80, les Vraies femmes prétendent parler pour la majorité silencieuse en militant pour le maintien des femmes à la maison, la soumission au mari, et contre toutes lois garantissant l'égalité des femmes sur le marché du travail. Sans surprise, elles sont aussi contre l'avortement et le mariage gai. Le groupe encourage les femmes à voir "comment choisir le bon mari peut satisfaire leurs besoins".

On les croyait évidemment mortes et enterrées mais voilà que ces dinosaures brandissent le poing sur la question des gais. Ou, devrais-je dire, face à un gai en particulier, John Baird, qui a eu, selon Mme Landolt, le culot "d'imposer ses propres intérêts". La porte-parole de REAL Women est la seconde personne à pointer l'orientation sexuelle du ministre du doigt. Il y a deux ans, Pamela Taylor, candidate conservatrice dans une élection partielle en Ontario, a été la première à y faire référence lors d'une entrevue radio. À la question, pourquoi ne trouve-t-on aucun candidat conservateur ouvertement gai sur la scène fédéral ou provincial, Mme Taylor répondit du tac au tac: "Ouvertement? John Baird".

Depuis, les rumeurs d'une "filière gaie" au sein du gouvernement Harper font rage. Outre l'imposant ministre des affaires étrangères, qui n'a jamais démenti la rumeur et qui d'ailleurs fréquente le milieu gai à Ottawa, il y a la femme du PM lui-même, Laureen Harper, qui fait évidemment beaucoup jaser (je vous laisse le soin d'éplucher l'Internet là-dessus) et, de façon plus importante, cet autre gros canon conservateur, Jason Kenney.

Bien que visiblement plus mal à l'aise avec la question de l'homosexualité, M. Kenney, l'autre célibataire notoire du cabinet conservateur (un fervent catholique, il se vantait, il y a quelques années, d'être toujours "vierge"), s'est mis lui aussi à défendre les droits des homosexuels. En plus d'un discours aux Nations Unis sur le sort des réfugiés gais, l'ex ministre de l'immigration et la citoyenneté a envoyé en septembre dernier une lettre à des milliers de citoyens gais et lesbiennes, étayant sa défense des droits des minorités sexuelles. Beaucoup se sont demandés, d'ailleurs, comment le ministre avait pu obtenir leur courriel.

 MM. Baird et Kenney ont beau minimiser leurs croisades en rappelant le parti pris canadien en faveur des "droits de la personne", il existe aucun autre sujet sur lequel on pourrait confondre la position conservatrice avec celle des libéraux ou des néo-démocrates. Les conservateurs n'ont certainement pas démontré la même sensibilité pour les droits des femmes, des Autochtones, des minorités ethniques ou encore, pour cet autre droit fondamental, l'environnement. Curieusement, les conservateurs, dont les oreilles frisaient, il n'y a pas si longtemps, à la mention du mariage gai, n'ont pas coupé les vivres aux festivals de films et aux parades gais, tout en s'empressant de couper ailleurs. En juin 2012, le gouvernement Harper a même organisé un événement spécifiquement gai, le Fabulous Blue Tent, attirant plus de 800 personnes à l'hotel Westin à Ottawa. 

Depuis la décriminalisation de l'homosexualité en 1969, l'opinion publique a beaucoup évolué, c'est vrai, ce que même un gouvernement conservateur ne saurait ignorer. Mais la réponse à la devinette --comment expliquer la ferveur gaie chez les conservateurs?-- est ailleurs.  La ferveur s'explique surtout par la personnalisation de la question au sein du cabinet conservateur. En d'autres mots, c'est parce qu'un homme comme John Baird sait ce que c'est que vivre comme minorité sexuelle que le Canada lève la voix aujourd'hui pour défendre les gais.

Dommage que le cabinet conservateur ne compte aucune femme, ou Autochtone, ou Noir se sentant suffisamment interpellé par sa "condition" pour en faire autant.

mercredi 7 août 2013

La banalité du mal


C'est le terme audacieux que la philosophe allemande Hannah Arendt trouva pour décrire, en 1963, le lieutenant colonel nazi, Adolf Eichman. Depuis, la notion que les pires atrocités peuvent être commises par des gens ordinaires, qui paraissent et agissent normalement, a été largement acceptée. Du moins, par les psychiatres; pour le public, cette notion passe encore difficilement. Chaque fois qu'on est confronté à des gestes particulièrement odieux --pensons à Dzhokhar Tsarnaev, Luka Magnotta, Guy Turcotte, Marc Lépine-- on crie au monstre, à la maladie mentale, à n'importe quoi qui sépare ces êtres infects du commun des mortels, c'est-à-dire de nous.

Ariel Castro, le chauffeur d'autobus scolaire de Cleveland, Ohio, récemment condamné à 1,000 ans de prison pour avoir emprisonné, violé et torturé trois jeunes femmes pendant près de 10 ans, fait partie de cette galerie de monstres dont l'exceptionnelle cruauté, pensons-nous, le met à part, hors du circuit des êtres normaux.

Castro a été trouvé coupable de 937 chefs d'accusation d'enlèvements, de viols, d'agressions sexuelles, de voies de fait et même de tentatives de meurtres pour avoir violemment provoqué des fausses couches chez une de ses victimes. Les trois femmes, Michelle Knight, Amanda Berry et Gina DeJesus, ont été enchainées dans le sous-sol, privées de nourriture, étranglées avec de la corde électrique pour les décourager de fuir et, plus tard, enfermées au deuxième étage. Et, bien sûr, violées à répétition. Elles ne sont jamais sorties de la maison durant les 9 ou 10 ans de leur captivité.

Pourtant, tout le long de son procès, l'homme de 53 ans n'a cessé de dire qu'il n'était ni méchant ni violent, encore moins monstrueux. Mettant son comportement sur le compte d'une addiction sexuelle liée à la porno, et l'abus sexuel dont il aurait été victime enfant, Castro est même allé jusqu'à dire, à deux reprises, qu'il vivait en "harmonie" avec ses trois captives. Mieux:  "La majorité des rapports sexuels qui ont eu lieu dans cette maison, et probablement l'entièreté, était consensuelle," affirma-t-il.

De la même façon qu'Eichmann croyait accomplir son devoir en exécutant la "solution finale," Ariel Castro, lui, a non seulement cru bon d'incarcérer trois femmes pour son plaisir sexuel mais croyait ses fantasmes partagés par celles-ci. Ça dépasse l'entendement, bien sûr,  mais plutôt que d'y voir qu'une grossière anomalie, il faudrait, à l'instar d'Hannah Arendt, voir en quoi un tel comportement prend racine dans des comportements beaucoup plus répandus.

À mon avis, il y a un lien entre la violence sexuelle d'un Ariel Castro et la violence par médias sociaux interposés que vient d'essuyer une journaliste britannique, Caroline Criado-Perez, suite à sa campagne pour mettre une femme, l'écrivaine Jane Austen, sur la monnaie anglaise. Dès l'annonce de la nouvelle, le 24 juillet dernier, Mme Criado-Perez a été menacée de viol et de mort sur Twitter. Pas moins de 50 tweets menaçants par heure pendant 48 heures, du genre: "Ta gueule, putain, ou je te la ferme et t'étrangle avec ma queue".

La fureur misogyne sur Twitter n'est pas sans rappeler celle qui faisait rage récemment sur Facebook. Sur le célèbre site --qui, en passant, interdit du contenu sur l'allaitement maternel et la chirurgie de reconstruction mais pas, jusqu'en mai dernier, la violence faite aux femmes-- on pouvait voir des photos montrant des femmes ensanglantées, amochées, quasi mortes, avec ces légendes: "La prochaine fois, ne tombe pas enceinte". "Elle m'a brisé le coeur. Je lui ai brisé le nez".

Il n'y a pas une femme qui regarde cette propagande haineuse sans se demander si on ne se leurre pas par rapport à la société dans laquelle on vit. Partout, on nous dit que nous avons les mêmes droits, les mêmes possibilités, que nous sommes les bienvenues. Mais dans les faits, quand personne ne regarde ou n'écoute, protégé par l'anonymat des médias sociaux ou, encore, par les structures hiérarchiques des bastions masculins, tels l'Armée, on découvre un vaste réservoir de mépris, un ressentiment incommensurable vis-à-vis les femmes qui osent prendre leur place. Pour ne rien dire de l'entêtement obtus de l'Eglise vis-à-vis les femmes. Le pape a beau se faire tout chaleureux face aux foules et aux journalistes, il fait partie du poison qui discrédite les femmes sur la place publique.

La "banalité du mal" aujourd'hui trouve tout son sens dans cette misogynie latente, indécrottable, qui pustule comme des boutons de fièvre dans les coins les plus reculés, voire intouchables de la société. Je me demande ce que Hannah Arendt en dirait.