mercredi 19 janvier 2022

Les vraies affaires

 Après la baisse de popularité de François Legault, en voici une autre qui surprend davantage : l’appui à l’interdiction des signes religieux chez les enseignants s’étiole. Selon un sondage Léger, mené pour le compte de l’Association d’études canadiennes, les Québécois ne sont plus que 55 % (59 % chez les francophones) à appuyer cette politique, alors qu’ils étaient 64 % lors d’un sondage en septembre.

Combien de fois a-t-on entendu le premier ministre affirmer que cette politique était très majoritairement appuyée par les Québécois ? L’argument vient d’en prendre pour son rhume. La popularité du chef, tout comme celle de la loi 21, se retrouve d’ailleurs exactement au même niveau : à 55 % des appuis après avoir chuté de 9-10 points en quelques mois. C’est quand bien même une majorité, me direz-vous. Oui, mais ce n’est plus l’état de grâce.

D’autres éléments du sondage mettent en relief cette pente savonneuse. D’abord, l’écart vertigineux entre l’opinion des plus jeunes (18 à 24 ans) et des plus vieux (65 à 74 ans). Les baby-boomers appuient massivement l’interdiction des signes religieux (73,9 %), alors que les millénariaux, eux, vivent sur une autre planète. L’appui à l’interdiction des signes religieux est en fait plus élevé dans l’ensemble du Manitoba et de la Saskatchewan (30 %) que chez les jeunes Québécois eux-mêmes (27,8 %). Ça vous donne une idée de l’ampleur du fossé générationnel.

On ne peut plus affirmer qu’au Québec, « c’est comme ça qu’on vit ». Vraisemblablement, ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’on vive — ou du moins qu’on pense et qu’on gouverne — différemment. Pour l’instant, la réalité brute, les « vraies affaires », le cas d’une femme, Fatemeh Anvari, enseignante de 3e année dans l’Outaouais, démise de son poste à cause d’un simple hidjab, semble avoir ébranlé l’appui à la loi 21.

Ce qu’il ne fallait pas qu’il arrive — la mise à l’écart d’une enseignante respectée, attachante, compétente, à un moment où le milieu de l’éducation a terriblement besoin d’elle, pour aucune autre raison que son habillement, habillement que par ailleurs elle a le droit de porter comme administratrice dans la même école, cherchez la cohérence… —, ce qu’il ne fallait surtout pas qu’il arrive, le fameux reality check, arriva.

Il suffisait d’un cas concret pour souligner l’absurdité et l’odieux de la chose. Ce que François Legault a lui-même admis, indirectement, à Tout le monde en parle dimanche dernier. « Les citoyens ont le droit de gagner leur vie », précisa-t-il pour expliquer pourquoi on obligeait désormais qu’un consommateur soit vacciné pour entrer chez Walmart, mais pas les employés. « Ce n’est pas possible légalement de contraindre une personne, de leur dire vous perdez votre emploi. » Sauf, évidemment, si on a le malheur d’être une enseignante voilée.

Le gouvernement admettrait-il, à mots couverts, l’illégalité de son geste ? C’est la raison d’ailleurs de la disposition de dérogation, une entourloupette juridique qui permet de mettre sous une cloche de verre un geste qui porte atteinte aux droits fondamentaux. Il fallait aussi éviter d’empiler les cadavres, de ne pas faire trop de victimes, en congédiant à répétition des enseignantes voilées dont la compétence n’est absolument pas mise en cause. C’est pourquoi on s’est assuré d’inclure une clause de droits acquis dans la loi, protégeant ainsi les personnes déjà en poste du congédiement. Il fallait donner un grand coup, disait-on, pour défendre la laïcité, mais en gardant la manœuvre le plus invisible possible.

Le gouvernement Legault doit se féliciter aujourd’hui de ne pas avoir inclus dans sa loi le personnel de la santé. Imaginez un peu, à un moment où il manque 2000 travailleurs dans le domaine, où les hospitalisations augmentent et où on procède à du délestage, s’il fallait lever le nez sur des préposées, des infirmières et des médecins déjà formées. À cause d’un voile ? François Legault, qui est d’abord un homme de gros bon sens, aurait certainement reculé devant la loi 21 de la même façon qu’il a reculé devant la vaccination obligatoire du personnel de la santé. Un, parce qu’on n’a pas le droit d’empêcher les gens de travailler. Deux, parce qu’il n’y a rien comme une situation de « vie ou de mort » pour distinguer les vrais problèmes des faux.

L’interdiction du port des signes religieux est une autre « mesure-spectacle » qui cherche à assurer à la population — francophone d’un certain âge, surtout — que nous ne retournerons pas en arrière, que la religion sera tenue en laisse. C’est un faux problème. Il n’y a aucun signe au Québec d’une montée religieuse. Nous sommes une des sociétés les moins pratiquantes au monde — ce qui inclut la communauté musulmane, dont 60 % ne fréquentent pas les mosquées et dont seulement 10 % des femmes sont voilées. Le prosélytisme, disent les syndicats d’enseignants, n’est pas un problème dans les écoles. La laïcité est bien implantée au Québec, et l’invasion islamiste n’est pas au rendez-vous.

Le cas de Fatemeh Anvari, sans parler de la pandémie qui a le don de remettre les pendules à l’heure, nous ramène aux vrais problèmes : la gestion de l’éducation et de la santé, les professionnels qui n’en peuvent plus, le manque criant de ressources… À force de nous frotter aux vraies affaires, peut-être verrons-nous l’inutilité de combattre des moulins à vent.

fpelletier@ledevoir.com ; sur Twitter : @fpelletier1

mercredi 12 janvier 2022

La perte de confiance

 Vendredi 31 décembre, 18 h 45. Le portable se met à hurler, un bruit insupportable, suivi immédiatement par la radio, autre grincement invraisemblable, interrompant les mélopées d’usage pour avertir du couvre-feu qui tombait, ce soir-là, comme une guillotine sur la tête d’un influenceur sur le party.

On nous avait prévenus, mais quand même. Fallait-il à ce point enfoncer le clou ? Quand viendra le temps de faire le bilan des erreurs commises durant cette infatigable pandémie — un travail de moine s’annonce à l’horizon —, il faudra mettre le couvre-feu en haut de la liste. Bien avant, d’ailleurs, le Dr Arruda à la direction de la Santé publique. Fallait-il vraiment instaurer ce climat de peur et d’appréhension pour une mesure qui n’a pas fait ses preuves, qui fragilise davantage les plus vulnérables — les itinérants, les femmes violentées, les travailleurs essentiels —, sans parler des pouvoirs discrétionnaires offerts en pâture à la police ?

Les hôpitaux débordent et les autorités ne savent plus où donner de la tête. On les comprend ; on s’inquiéterait aussi à leur place. Seulement, à force de « mesures-spectacles » qui n’atteignent pas toujours leur cible (le Québec demeure le champion des nouvelles infections au Canada) et qui frisent l’atteinte aux droits démocratiques, on fait plus qu’accumuler les bévues. On porte atteinte au contrat social. On brise l’entente tacite, essentielle, basée sur la confiance entre électeurs et élus, que « ça va bien aller ».

Interviewé récemment par le média américain Stat, le directeur exécutif chargé des situations d’urgence à l’OMS, Michael Ryan — le général en chef de la pandémie, si on veut —, avouait que ce qui l’avait le plus bouleversé depuis deux ans était le manque de confiance envers les autorités. « La cohérence, la coordination, la solidarité — tous très nécessaires — sont difficiles à atteindre dans une société qui ne fait pas confiance au gouvernement, qui ne croit plus que les autorités sont là pour la protéger. »

La démission du Dr Horacio Arruda, lundi soir, cherche justement à rehausser le degré de confiance envers les autorités. Mais en mettant sa tête gentiment sur le billot, le bon docteur ne fait que confirmer son rôle de bouc émissaire. Les problèmes sont bien plus vastes. Derrière les lacunes personnelles du directeur déchu, il y a l’enfant pauvre qu’est la santé publique depuis des lunes. Derrière cette peau de chagrin, il y a la présence obèse et élitiste du système de santé lui-même, surrémunéré et pourtant toujours à court de ressources. Et planant au-dessus de tout ça, un monde informatisé, globalisé, le monde du Big Business et du Big Pharma, capable de sortir des vaccins novateurs en six mois, mais incapable d’en faire une distribution équitable à travers le monde.

Le déséquilibre est partout

Cette fracture sociale, cette perte de confiance, cette incapacité de se projeter dans l’avenir — car c’est bien de ça qu’il s’agit — ne tient pas uniquement à la pandémie. La dystopie que nous vivons depuis deux ans a accentué le malaise, c’est tout. Une docteure américaine dit être mystifiée par le refus têtu de certains de ses patients face à la vaccination. Comme médecin, Danielle Ofri passe son temps à faire des recommandations auxquelles nombre de ses patients s’opposent vigoureusement : colonoscopie, prise d’insuline et autres interventions. « On argumente. Certains finiront par maintenir leur refus, mais au moins on s’est parlé, on s’est compris », écrit-elle sur son blogue​. Face aux vaccins contre la COVID, elle découvre, chez des patients qui sont loin d’être des complotistes, une obstination silencieuse, ponctuée d’un simple « je n’ai pas confiance ».

À la base, ce n’est pas le manque d’information ou de connaissances scientifiques qui est en cause ; c’est une méfiance vis-à-vis l’establishment — médical ou autre. « On fait face à une épidémiologie politique tout autant que clinique », dit la Dre Ofri.

Comme pour le mouvement derrière Donald Trump, le phénomène de protestation qui s’est développé au cours de la pandémie n’est pas uniquement une affaire d’Ostrogoths ou d’extrême droite. Il n’y a malheureusement pas que des hurluberlus qui votent pour le roi des fake news, ou encore qui refusent le vaccin. C’est s’en laver les mains que de voir le problème ainsi. Il y a de plus en plus de gens qui se sentent pris en otage par un système qui n’a pas toujours leurs intérêts à cœur. Les exemples de cette indifférence systémique, mis en relief par la crise actuelle, abondent : le sort réservé aux vieilles personnes, les inégalités sociales, la négligence dans les écoles et le domaine des arts, la crise environnementale, sans parler de nos parlements qui fonctionnent à moitié, selon des « mesures d’urgence », sans comptes à rendre.

Oui, il y a des gens qui n’ont rien à foutre du vivre-ensemble, mais le désenchantement est en fait beaucoup plus large qu’on voudrait le croire. Les sondages ont d’ailleurs commencé à refléter cette forme de désabusement collectif. Dans son bilan annuel, la firme Nanos note que l’humeur a bien changé au Canada depuis un an. Le pessimisme (29 %) ou encore la colère (21 %) sont les émotions dominantes face à l’état de la nation. Les jeunes, qui risquent de payer les frais de tous ces dysfonctionnements, ont le caquet particulièrement bas.

fpelletier@ledevoir.com ; sur Twitter : @fpelletier1