mercredi 25 avril 2018

Le bon, le mauvais et le plastique

Véritable plaie des temps modernes, le plastique a complètement envahi la planète depuis 60 ans, de la calotte polaire jusqu’à nos propres cellules, rappelait Le Devoir samedi dernier. On parle ici d’un fléau équivalant aux changements climatiques pour la survie humaine. Il s’agit après tout de produits chimiques dérivés du pétrole qui, de plus, ne se décomposent pas en plein air et qu’on ne réussit guère à recycler : 9 % seulement à l’échelle planétaire.

Voilà pour la mauvaise nouvelle. La bonne, maintenant.

Le plastique faisant désormais partie de nos corps — l’urine ou le sang de 91% des Canadiens de 7 à 79 ans contient une de ses composantes toxiques, le BPA —, il s’agit donc non seulement d’un problème environnemental mais également de santé. Pourquoi s’en réjouir ? Parce que les problèmes environnementaux, à juger du peu que font nos gouvernements à cet égard, on s’en balance, alors que les problèmes de santé, on s’en occupe la plupart du temps. La santé se retrouve d’ailleurs toujours en haut de liste lorsqu’on sonde la population canadienne sur ses priorités ; l’environnement est toujours loin derrière.

Comme le dit l’auteur de Slow Death by Rubber Duck, Rick Smith, « une fois qu’une question devient une préoccupation de santé publique, elle est beaucoup plus susceptible d’être remarquée par les gens, reprise par nos élus et, par conséquent, résolue ». L’auteur et p.-d.g. de l’Institut Broadbent rappelle qu’on s’est réellement préoccupé de la cigarette une fois que la question de la fumée secondaire a réussi à attirer l’attention. À partir du moment « où il s’agissait d’un problème de santé plus large, pas seulement celui du fumeur individuel, le besoin de changer les normes est devenu incontournable pour les compagnies de tabac même les plus récalcitrantes », dit-il.

Comment le plastique affecte-t-il votre santé ? En imitant l’estrogène, une hormone féminine, le bisphénol A (BPA) peut dérégler le système endocrinien. Tout indique d’ailleurs qu’il s’agit d’un facteur important dans les problèmes de fertilité très répandus aujourd’hui. Au Canada, l’infertilité a triplé en 15 ans, passant d’un taux de 5,4 % en 1984 à 15,7 % en 2011. Elle grimpe jusqu’à 20,7 % chez les couples dont les femmes ont de 40 à 44 ans. Mais c’est la fertilité des hommes qui, en fait, inquiète le plus. Le taux de sperme des hommes occidentaux a chuté de façon marquée de 1973 à 2011, passant de 99 millions par millilitre à 47,1 millions, une baisse de 52 %. En bas de 40 millions par millilitre, la reproduction humaine s’avère improbable. « Le nombre de spermatozoïdes, c’est le canari dans la mine », dit l’ex-épidémiologiste en chef des forces armées israéliennes, Hagal Levine, et auteur d’une étude sur le sujet. « Il y a quelque chose de déréglé dans l’environnement », conclut-il.

Bien que d’autres facteurs impactent également la fertilité, le tabagisme et l’obésité notamment, une telle dégringolade, aussi largement répandue, indique un facteur extérieur et relativement nouveau. Le futur de la reproduction humaine est en jeu ici, comme le rappelle le Dr Levine, et pourtant, plutôt que de s’atteler à restreindre l’utilisation de produits plastifiés — comme vient de le faire la Grande-Bretagne en interdisant les produits de plastique à usage unique —, nous avons droit, encore une fois, aux propos lénifiants du premier ministre Trudeau, « nous sommes conscients du défi considérable pour les océans… », sans s’engager dans des actions immédiates pour autant.

Comble de l’absurdité, plutôt que de s’attaquer à l’omniprésence du plastique, on s’apprête plutôt à revoir la législation concernant les mères porteuses. Fort de l’appui de couples gais ou infertiles, le député fédéral Anthony Housefather déposera bientôt un projet de loi pour permettre aux femmes de louer leur ventre en échange d’argent— ce que la loi a toujours interdit jusqu’à maintenant. Une proposition aberrante, disons-le, qui ouvre la porte non seulement à l’exploitation de femmes démunies, mais aussi la perversion de la notion même de maternité comme celle d’ailleurs de l’héritage biologique.

Cette façon de chercher midi à 14 heures est malheureusement typique de l’attitude qui prévaut en matière d’environnement. Plutôt que d’inciter la population à changer ses habitudes de vie, comme le gros bon sens nous y convie, nos gouvernements s’en remettent plutôt aux dieux de la technologie, peu importent les risques, les coûts ou, dans le cas qui nous occupe, le manque flagrant d’éthique. Cherchez l’erreur.

jeudi 19 avril 2018

Un tueur près de chez vous

Plus les détails filtrent à propos d’Alexandre Bissonnette, plus on constate qu’il s’agit de la réincarnation de Marc Lépine des décennies plus tard. Comme son infâme prédécesseur, de qui Bissonnette s’est apparemment inspiré avant d’exécuter son crime, l’homme responsable de la tuerie à la mosquée de Québec répond lui aussi au portrait « type » du tueur de masse.
Il est jeune, mâle, de race blanche et de classe moyenne, un loup solitaire nourrissant à la fois une fascination pour les armes et de profondes rancunes envers la société. Son geste ne tient pas à un coup de tête, à une folie passagère, mais a été au contraire méticuleusement planifié. « Ce n’est pas vrai que je ne me souviens pas. Je me souviens de tout », dira-t-il plus tard.
Comme d’autres avant lui, Alexandre Bissonnette a voulu abattre au grand jour le plus de gens possible. Les tueurs de masse font toujours leur besogne sur la place publique, souvent en plein jour, puisqu’il s’agit essentiellement du sacrifice humain des temps modernes. Bissonnette a même dit regretter ne pas avoir tué davantage de personnes, question d’assouvir sa soif de reconnaissance, son besoin de célébrité morbide. « Comme un enfant qui renverse le damier quand le jeu le désavantage, dit le psychiatre américain James Knoll[le tueur de masse] cherche à détruire d’autres personnes au nom de ses propres besoins ou désirs inassouvis. »
À l’instar de Marc Lépine, Alexandre Bissonnette s’est également intéressé, avant de passer à l’acte, à des groupes féministes. La confirmation qu’il cherchait, lui aussi, une « cause » pour rehausser son geste meurtrier. Comme Lépine, il fait partie de ces tueurs de masse qui cherchent une mission pour mieux habiller leurs sombres desseins. Une façon d’épingler leurs frustrations sur un aspect social qui mobilise beaucoup d’attention — l’attention que justement ils n’ont pas — et aussi de s’assurer d’une célébrité encore plus grande. « Je cherchais la gloire », admettra l’accusé.
Comme le tueur de l’École polytechnique, Bissonnette a donc opté pour le mobile qui risquait de choquer le plus : abattre des hommes musulmans en pleine prière, dans leur lieu sacré, un symbole tout aussi puissant en 2017 que celui, en 1989, d’abattre de jeunes étudiantes en génie, longtemps une chasse gardée masculine.
Il ne faut pas confondre les tueurs de masse avec les « tueurs en série », ce que fait Bissonnette lui-même à en juger ses propos. D’abord, les tueurs en série sont très souvent des psychopathes qui oeuvrent tapis dans l’ombre, mus par le plaisir sanguinaire de tuer. Ils ne cherchent ni à attirer l’attention ni à perturber l’ordre social, mais seulement à perpétuer en cachette leurs gestes barbares. Alors que les tueurs de masse cherchent à abattre le plus grand nombre d’un coup — c’est le spectacle qu’ils recherchent et les feux de la rampe qui l’accompagnent —, les Jack l’Éventreur de ce monde ne visent qu’une victime à la fois sans faire de bruit.
La question de la masculinité se pose moins, également, chez ces derniers. Chez les tueurs de masse, des hommes à 96,5 %, le besoin de prouver qu’ils sont de « vrais hommes » est souvent central. Comme l’a démontré Marc Lépine et, dans une moindre mesure Alexandre Bissonnette, on assiste ici à une fabulation machiste poussée à son apothéose. Voici de jeunes hommes qui ont eu besoin de littéralement faire exploser leur masculinité au vu et au su de tous, comme pour mieux s’en convaincre.
Alors qu’il y a moins de tueurs en série aujourd’hui qu’il y a 40 ans, les tueurs de masse se multiplient, notamment aux États-Unis, où le culte des armes à feu, pour ne rien dire de la célébrité coûte que coûte, a propulsé le phénomène à l’avant-scène. Un chercheur britannique qui s’est intéressé à la question croit que la question des armes est en fait secondaire à celle de la culture ambiante d’un pays. Les sociétés « tissées serrées » où les gens sont davantage encadrés et soutenus offrent la meilleure protection de ce type de crime, dit-il, citant la Norvège, la Finlande et Israël, des pays où la possession d’armes est quand même élevée, en exemple.
Et le Québec, lui ? Qu’est-ce qui explique Marc Lépine et Alexandre Bissonnette, pour ne rien dire de Denis Lortie, Kimveer Gill et Richard Henry Bain ? Des hommes qui partagent beaucoup de caractéristiques des tueurs de masse. Il faudra un jour tenter de répondre à la question.

mercredi 11 avril 2018

Le calvaire de la laïcité

Les signes religieux « ostentatoires » reviennent nous hanter. Réjouissons-nous. Bien que rien ne soit plus pénible que de discuter du bien-fondé de se couvrir la tête au nom de Dieu (la souveraineté, c’est une promenade en pédalo en comparaison), l’abcès est loin d’être crevé. Alors, bouchons-nous le nez et plongeons.
D’abord, contrairement à ce qu’écrivait ici le juriste François Côté, il n’existe pas de « consensus fort » concernant l’inadmissibilité du port de signes religieux par les juges, les policiers ou les gardiens de prison. La preuve ? Une des deux personnes derrière cette recommandation, Charles Taylor, a elle-même changé d’idée. Si le consensus n’existe plus entre les commissaires Bouchard et Taylor, comment existerait-il au sein de la population ? Puis, le conseiller Marvin Rotrand aurait-il aussi naïvement proposé d’accorder aux policiers montréalais le droit au couvre-chef religieux, et la mairesse Valérie Plante d’opiner du bonnet, s’il était clair que la pratique est à ce point inacceptable ? Et que dire de Philippe Couillard qui ne semble pas lui non plus désapprouver cet ajout vestimentaire ?
Le consensus, je le répète, est loin d’être établi. Pour de bonnes raisons. D’abord, il n’y a jamais eu, ni pendant ni après la commission Bouchard-Taylor, de véritables discussions sur la laïcité. La charte des valeurs proposée par le gouvernement Marois a voulu se rapprocher d’un tel débat mais, après avoir éliminé le mot « laïcité » de son projet de loi, comment se surprendre qu’on y soit allé, ici aussi, avec le dos de la cuillère ?
C’est d’ailleurs le grand mérite du texte de François Côté d’exposer clairement les deux principales applications de ce qu’on nomme, depuis la Révolution française, la « séparation de l’Église et de l’État ». Principe fondamental aujourd’hui bien établi, la façon de le mettre en pratique s’articule différemment selon qu’on soit de souche française ou de souche britannique, explique l’avocat. Alors que la laïcité française exclut complètement les signes religieux de la place publique au nom des droits collectifs, le fameux vivre ensemble, le sécularisme anglo-saxon, lui, privilégie une « absence de régulation du religieux » au nom des droits individuels.
L’erreur de Me Côté, à mon avis, est de ne pas reconnaître la double, ou même triple, nature du Québec — placé ici résolument sous l’étiquette franco-européenne. Oui, nous sommes de souche française, mais nous avons aussi été colonisés par les Anglais et nos manières, notre façon de vivre aujourd’hui, sont bien davantage américaines qu’européennes (nonobstant le droit civil). C’est l’autre raison pourquoi, sur l’épineuse question des signes religieux, le consensus n’existe toujours pas. Nous sommes littéralement pris entre l’arbre et l’écorce, entre deux conceptions de la justice sociale qui ont chacune leur raison d’être.
Droits collectifs
Les Québécois, pour des raisons historiques évidentes, ont une affection toute particulière pour les droits collectifs. Tant mieux. Mais il faut arrêter de voir les droits individuels comme quelque chose d’extérieur à nous. La démocratie que nous connaissons, que nous prisons, est après tout assise davantage sur les droits individuels que sur les droits collectifs. Le droit de vote, la liberté de mouvement, de conscience, d’association… proviennent tous de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le socle sur lequel la démocratie s’est reconstruite après deux grandes guerres.
Dans un essai publié récemment dans le New York Times, le journaliste Bret Stephens dresse la liste de ce qui constitue, selon lui, la « grandeur d’un pays ». Première caractéristique : « la façon dont nous traitons ceux qui ne nous ressemblent pas ». La démocratie n’est pas autre chose que cette capacité d’accommoder la différence tout en préservant l’harmonie. Pour revenir aux signes religieux, y aurait-il moyen pour nous, francophones en terre d’Amérique, d’accommoder à la fois la diversité, chère aux Anglo-Saxons, et la neutralité, chère aux Français ?
C’est précisément ce que visait la commission Bouchard-Taylor, rappelons-le, en recommandant une grande ouverture aux pratiques religieuses, à l’exception notoire des représentants de l’État « ayant un pouvoir de coercition ». Les droits individuels doivent avoir préséance, en d’autres mots, sauf dans le cas des juges, policiers et gardiens de prison, investis, eux, d’un pouvoir collectif, celui de maintenir l’ordre. Je suis d’accord ici avec M. Côté qu’une telle « charge civique » l’emporte sur les convictions personnelles et justifie le recours à la neutralité. Mais encore faudrait-il s’entendre sur le fait qu’il s’agit bel et bien d’une exception. Ce qui, à en juger par le discours ambiant, est loin d’être le cas.

mercredi 4 avril 2018

Ne tournons pas la page

Après avoir maintenu le suspense sur la nature de sa réponse à l’accusation, Alexandre Bissonnette a finalement plaidé coupable mercredi dernier, tout en profitant du moment pour envoyer un message : « Malgré ce qui a été dit à mon sujet, je ne suis ni un terroriste ni un islamophobe. Je suis plutôt une personne qui a été emportée par la peur, par la pensée négative et par une sorte de forme horrible de désespoir. »
L’aliénation mentale serait donc ce qu’il faut retenir de cette tuerie insensée, encore une autre, survenue à la mosquée de Québec. Ce qui explique, d’ailleurs, qu’en l’espace de quelques heures, la réponse à l’accusation soit passée de « non coupable » à « coupable ». La culpabilité du jeune homme n’ayant jamais fait de doute, la défense s’apprêtait, du moins est-il permis de le croire, à plaider la « non-responsabilité criminelle » pour cause de troubles mentaux. Le jeune homme aurait retourné sa veste, dit-on, pour éviter aux familles des victimes un douloureux procès. En fait, tout dans ce mea culpa a été pensé pour susciter le maximum de sympathie : le repentir (« je regrette amèrement ce que j’ai fait »), la justification personnelle (« j’avais depuis longtemps des idées suicidaires ») et, finalement, la compassion envers la communauté musulmane (« si au moins, en plaidant coupable, je peux faire un peu de bien… »).
Il est difficile de ne pas être touché par la confession de ce jeune homme manifestement en détresse, par la désolation de sa famille également, mais il ne faudrait surtout pas s’y laisser prendre. Les aveux de l’accusé, bien que compréhensibles d’un point de vue légal, ne rendent service ni à la communauté musulmane ni à la société québécoise.
C’est d’abord une claque au visage des musulmans que de laver ces meurtres de toutes traces d’islamophobie, comme les aveux de Bissonnette tentent de le faire. S’il est clair qu’un homme qui tue froidement d’autres hommes n’est pas tout à fait « normal », il est tout aussi clair que l’homme reconnu coupable s’est nourri des préjugés ambiants. Comme Marc Lépine avant lui, Bissonnette a réfléchi avant de commettre son crime, a décidé qui il voulait tuer et comment il allait le faire. Ce n’est pas par hasard si l’un s’est retrouvé à tirer sur des femmes à l’École polytechnique et l’autre, sur des musulmans à la mosquée de Québec. Chacun à leur manière, ils ont agi comme des conduits d’un malaise sous-jacent de l’époque, signe dans les deux cas de l’incapacité d’accepter l’autre.
Ces meurtres de masse sont presque toujours, rappelons-le, le fait de jeunes hommes blancs en colère, « antisociaux », ceux à qui, traditionnellement, tout a été promis et qui acceptent mal de céder leur place au soleil à des personnes longtemps perçues comme « inférieures ». Lépine n’acceptait pas, il l’a même écrit, que les femmes prennent la place des hommes, et Bissonnette n’a pas mâché ses mots en tirant sur des hommes prostrés dans une mosquée, montrant sa hantise de la confession musulmane. Les deux sont bien sûr des terroristes, mus par la haine, sinon par la religion, décidés à semer la peur et la désolation par un besoin de vengeance, un besoin tordu d’être enfin « reconnu ».
Il ne faudrait surtout pas accepter l’excuse de l’aliénation comme une façon de se dédouaner de ce qui vient de se passer. « On tourne la page », a dit le maire de Québec, Régis Labeaume, soulagé de pouvoir mettre cette tragédie derrière lui. Seulement, la tragédie n’est pas derrière nous, encore moins derrière la communauté musulmane. Le contexte de suspicion et de méfiance envers elle perdure, on le sait, pour ne rien dire des six morts qu’elle a fraîchement en mémoire. Elle a raison d’avoir peur, comme les femmes avaient raison d’avoir peur après Polytechnique, à plus forte raison si la société ambiante s’en lave les mains et refuse de reconnaître ces peurs comme de légitimes angoisses.
J’ai souvent dit qu’il y a eu deux tragédies concernant Polytechnique : le meurtre de 14 jeunes femmes et le déni qui s’ensuivit. On a mis 25 ans, après tout, avant d’admettre communément, du chef de police à la direction de l’École polytechnique en passant par les chroniqueurs médias et les étudiants, qu’il s’agissait bel et bien d’un « crime contre les femmes ». Le Québec, à cause de son histoire, de l’aisance avec laquelle il a vaincu la « Grande Noirceur », affiche, je l’ai déjà écrit, une propension à l’angélisme. Polytechnique a longtemps été l’illustration de ce blanchiment des consciences. Ne laissons pas la tuerie à la mosquée de Québec être une autre instance de ce genre de déresponsabilisation politique.