mercredi 27 septembre 2017

Le train sifflera trois fois

Chaque semaine ramène la même interrogation, seulement avec quelques brûlements d’estomac en sus. Comment tout cela va-t-il se terminer ? Combien de déclarations de guerre, de missiles, d’essais nucléaires, d’insultes et de provocations deux grands potentats — égocentriques à souhait, sans empathie aucune et imbus de pouvoir tous les deux — peuvent-ils se lancer avant qu’un des deux se sente obligé de passer aux actes ?

Le bras de fer actuel entre Kim Jong-un et Donald Trump n’est pas sans rappeler la crise des missiles cubaine qui avait opposé John F. Kennedy et Nikita Khrouchtchev. Treize jours d’angoisse totale pendant lesquels une partie du monde a bien failli sauter. J’ai d’ailleurs des souvenirs impérissables d’être couchée sous mon pupitre à l’école en prévision du gros boum ! On peut évidemment s’interroger sur l’utilité de savoir faire l’escargot devant la perspective d’une déflagration nucléaire. Mais bon. À défaut de pouvoir contrer la menace pour vrai, on nous donnait les moyens d’avoir peur pour vrai. Avec raison. Le 22 octobre 1962, les troupes déployées en Floride équivalaient à l’effort de guerre de l’oncle Sam lors du débarquement en Normandie. Quelques jours plus tard, les bombardiers américains étaient en état d’alerte avec 3000 armes nucléaires à leur disposition. C’est toute la planète qui aurait pu y passer, a-t-on fini par apprendre des décennies plus tard.

Le pire fut évité quand un des trois officiers à bord d’un sous-marin soviétique refusa de tirer sur un navire américain avec une ogive nucléaire. L’offensive nucléaire exigeait l’accord des trois officiers. Ensuite, Kennedy, sachant pertinemment qu’il détenait neuf fois la puissance nucléaire de son adversaire, eut la bonne idée d’offrir une porte de sortie aux Soviétiques : en échange du retrait de leurs missiles nucléaires à Cuba, le président américain accepta, en secret, de retirer ses propres missiles de la Turquie.

Officiellement, Kennedy eut l’air de Gary Cooper dans High Noon (Le train sifflera trois fois), le bon cow-boy aux nerfs d’acier qui, sous le soleil brûlant de midi, le revolver bien en évidence, ne bronche pas d’un poil, prêt à défendre son village devant les bandits et malappris de ce monde. En fait, il s’était lui-même acculé à ce bourbier, d’abord par ses propres déclarations guerrières et intempestives durant l’élection qui le porta au pouvoir, ensuite par son invasion bâclée de la baie des Cochons, « la plus importante opération clandestine dans l’histoire de la CIA », mafia et paramilitaires à l’appui, et, finalement, en plaçant d’immenses missiles en Italie et en Turquie. Sans parler des mensonges sciemment entretenus sur la force dite supérieure des Soviétiques.

Heureusement, John F. Kennedy, contrairement à Donald Trump, était un grand lecteur. Il avait pour livre de chevet The Guns of August de Barbara Tuchman, une lecture qu’il avait imposée d’ailleurs à son entourage. Le livre raconte comment une série de mauvais calculs de la part des dirigeants européens a mené à la Première Guerre mondiale. La leçon lui était restée : de grandes nations pouvaient accidentellement déclencher une guerre funeste. Ne voulant pas être celui qui déclencherait par inadvertance celle-ci, JFK, à la dernière minute, tint tête à ses généraux qui, eux, conseillaient l’affrontement avec l’URSS.

Mais revenons à Kim Jong-un et à Donald Trump. Le consensus, à l’heure actuelle, est que même « Rocket Man » ou « Orange Man » ne seraient pas assez fous pour commettre l’irréparable. Le prix politique en serait trop grand, comme le dit le Machiavel des temps modernes, Steve Bannon. J’ai tendance (les bons jours) à le croire aussi. Cela dit, il n’y aura pas de résolution à ce conflit sans que l’un et l’autre puissent prétendre, comme Kennedy et Khrouchtchev en 1962, à la victoire. Vu les personnalités en jeu, il est encore plus important que nos deux cow-boys puissent « sauver la face ». Or, plus l’escalade se poursuit — la Corée du Nord menace aujourd’hui de mener un « essai nucléaire atmosphérique » en plus d’abattre des avions américains en dehors même de son propre territoire —, plus la possibilité de glisser sur une pelure de banane accidentelle est grande. Selon le directeur de l’US-Korea Institute au John Hopkins School of Advanced International Studies à Washington, Jae H. Ku, une attaque entre les deux pays pourrait bien être imminente.

Le train, dans le cas qui nous occupe, a depuis longtemps sifflé ses trois coups.

mercredi 20 septembre 2017

Au nom de Véronique Barbe

A-t-on encore besoin d’un ministère de la Condition féminine ou du Conseil du statut de la femme ? Quarante ans après le démantèlement de la discrimination systémique envers les femmes, serait-on prêts à passer à autre chose ?

S’il est question ici de simplement rebaptiser de vieilles institutions, alors j’en suis. Il y a toujours eu quelque chose d’un peu ridicule dans le terme « condition féminine ». Comme s’il s’agissait d’une maladie rare, d’une maladie tropicale contagieuse qu’il faudrait étudier derrière des portes closes. Le statut de « la » femme a beaucoup fait rouler de la paupière également. « Comme s’il n’y en avait qu’une », disait-on dans le temps. Ici aussi, le terme est excessivement clinique. Il isole la question des femmes, en fait une chose à part, plutôt que de souligner son aspect révolutionnaire, sa capacité à redéfinir la société dans laquelle on vit. À ce titre, la lutte des classes, n’en déplaise au grand Karl, a fait patate, mais la lutte des femmes, elle, a profondément changé la façon dont on conçoit, à défaut du pouvoir, la famille, le travail et les rapports amoureux.

Il serait peut-être donc temps qu’on délace la gaine, qu’on ouvre grand pour refléter le caractère plus profond du féminisme. Je laisse aux lexicographes, cependant, le soin de trouver l’appellation qui démontrerait cette orientation plus large et, pourquoi pas, plus inclusive.

Mais en finir carrément avec ces institutions féministes sous prétexte que c’est à chacun d’entre nous maintenant d’oeuvrer à l’égalité hommes-femmes ? « L’égalité des droits » mériterait ses châteaux forts mais « l’égalité dans les faits » serait davantage du domaine personnel ? Non. Le cadavre encore chaud de Véronique Barbe est là pour nous rappeler pourquoi.

La femme de 41 ans poignardée à mort présumément par son conjoint Ugo Fredette est l’angle mort de cette tragédie familiale. D’elle, on a à peu près pas parlé. Sur l’origine de ce drame combien souvent répété, on est passé vite. Le « tout ce qu’il reste à faire » dans la longue marche vers l’égalité est pourtant au coeur de cette histoire insoutenable. Comment se fait-il que des femmes se font tuer par leur conjoint encore aujourd’hui ? C’est une des grandes contradictions de ce siècle. Tellement de choses ont changé pour elles au cours des 50 dernières années. La capacité de choisir sa vie, ses maternités, son travail, de ne pas être réduite à une seule dimension, est un changement incommensurable. Et pourtant, la violence, qui a toujours servi à remettre les femmes à leur place, sévit. Ce n’est pas le port du voile ou même de la burka qui menace l’égalité des femmes, qu’on se le dise, mais bien cette violence insidieuse, répétée et trop souvent mortelle.

On peine à la regarder en face parce qu’elle se pratique au creux des rapports amoureux. On détourne le regard sous prétexte que ça ne nous regarde pas. Mais la dernière tranchée dans la guerre des sexes, l’ultime ligne de résistance face à l’émancipation des femmes, c’est ici que ça se passe. Ce n’est pas par hasard si, comme le rappelle la psychologue Suzanne Léveillée, « plus de 50 % des cas de violence conjugale graves » découlent d’une rupture amoureuse. On fait face ici à un profond atavisme, un vieux réflexe du maître devant sa propriété, le mariage ayant été conçu, après tout, comme l’appropriation des femmes par les hommes. Tu n’as pas le droit de partir, tu m’appartiens, disent essentiellement les hommes furieux de se voir abandonner.

Si on creuse plus loin, on constate qu’il s’agit d’une vieille répartition des rôles. Depuis toujours, les femmes ont été investies du domaine du privé, des émotions. Elles sont les maîtresses de ce royaume que les hommes, occupés à se valoriser ailleurs, ont toujours été prêts à leur concéder. Or, c’est précisément l’enjeu de la violence conjugale. Incapables de faire le tri de leurs émotions, d’articuler ce qu’ils ressentent, acculés à une soudaine impuissance, les hommes frappent, disent les experts. Devant leur femme qui s’en va, c’est vraisemblablement leur vie émotive, leur vie intérieure qui fout le camp. De là la rage, la colère noire, la folie furieuse.

Je n’excuse rien. Je tente seulement de montrer que, oui, le Conseil du statut de la femme a encore sa raison d’être. Et, oui, les hommes devraient être inclus dans ses nouvelles orientations. Ils font après tout intimement partie de l’équation.

mercredi 13 septembre 2017

Job de bras

Il y a deux aspects particulièrement troublants dans l’affaire Éric Tétrault. D’abord, le portrait du marché du travail évoqué par les déboires de l’éphémère candidat libéral dans Louis-Hébert. Ensuite, l’empressement avec lequel on s’est essuyé les pieds sur son dos. En le jetant ainsi en pâture, pense-t-on vraiment aider les femmes sur le marché du travail ? Ou assainir les moeurs politiques ?

Je connais Éric Tétrault depuis mon passage à la tribune parlementaire à Québec il y a 20 ans. Je ne suis pas ici tant pour le défendre que pour plaider l’envers du décor, un point de vue dont on n’a pas encore parlé. Le harcèlement psychologique, d’abord, l’épineuse question qui a forcé le candidat à démissionner, est à double tranchant. Tout en visant un milieu de travail plus sain et plus respectueux, cette clause — une addition récente à la Loi sur les normes du travail (2004) — ouvre la porte aux abus. Et pour cause. Rien n’est plus flou ni plus sujet à interprétation que le harcèlement psychologique.

La loi précise qu’il s’agit d’un « comportement hostile » ou « vexatoire » de la part d’un collègue ou d’un supérieur. Mais qui n’a jamais été confronté à une telle conduite ? Dans le monde des médias, avec ses échéances, ses pressions et ses gros ego, c’est un passage obligé ! Les bullies existent, bien sûr, et le marché du travail recèle parfois des cas de véritable démolition humaine. Mais pour un cas parfaitement légitime, combien de cas farfelus ? Car les critères établis pour le harcèlement psychologique tiennent à une seule chose : à un sentiment de dévalorisation essentiellement, tout ce qu’il y a de plus subjectif. « Une conduite peut paraître vexatoire aux yeux d’une personne et être tout à fait banale aux yeux d’une autre, et constituer néanmoins du harcèlement »dit l’avocate spécialisée en la matière Julie Lassonde. Il n’est pas nécessaire non plus que le comportement ait été subi à répétition pour qu’il soit jugé abusif.

Voyons maintenant les statistiques. Même si le harcèlement psychologique ne vise pas spécifiquement les femmes, les plaintes viennent d’elles en grande majorité (environ 60 %) et visent très majoritairement des hommes (64 %). Les plaintes viennent davantage de milieux où les femmes sont au bas de l’échelle (commerce de détail, hôtellerie, restauration) et, bien que nombreuses (entre 2000 et 3000 par année), elles sont jugées « non fondées » dans 40 % des cas. Ça veut dire que, plutôt que de parler à leur boss ou à leur collègue de ce qui les dérange, des femmes se réfugient trop souvent dans les plaintes. Plutôt que d’aborder les choses d’égal à égal, elles se complaisent dans le rôle de victimes. Et, personnellement, j’en ai marre.

Ce n’est toujours pas facile pour des femmes de faire leur place sur le marché du travail et il faut des lois qui visent à les protéger. Je suis la première à le dire. Mais 40 ans après la révolution féministe, il me semble qu’on serait prêtes à passer à une autre étape, non ? À sauter dans l’arène politique, par exemple, à se battre visière levée plutôt qu’en chuchotant ses doléances dans l’oreille d’un enquêteur ou d’un journaliste. Car cette réticence à taper du poing sur la table explique aussi l’absence de femmes aux postes de pouvoir, il faut le dire.

Ce qui m’amène à Éric Tétrault et au « rapport accablant » qui a mis un terme abrupt à sa candidature. Rapport que 99 % des commentateurs n’ont pas lu, qui reflète uniquement les propos des deux plaignantes (et du principal intéressé) et que la direction d’ArcelorMittal n’a pas retenu contre lui. Pourquoi ? Parce que le consensus à l’égard de Tétrault était tout autre. « Je suis tombée en bas de ma chaise en lisant La Presse », dit une ex-employée qui, à la recherche d’un emploi, ne veut pas être nommée. « Je ne l’ai jamais entendu détruire personne. C’est quelqu’un d’exigeant qui nous forçait à sortir de nos bureaux et à aller sur le plancher, mais il est aussi capable d’écouter, de se laisser influencer. La grande majorité des gens qui ont travaillé avec Éric pense comme moi. »

Alors, un « mentor », Éric Tétrault, comme me le dit mon interlocutrice, ou un « Frank Underwood », comme le dit l’une des sources de l’article de La Presse ? C’est loin d’être tout noir ou tout blanc. Contrairement à ce qu’on peut penser, les moeurs politiques ne viennent pas ici de faire un grand pas en avant, uniquement un nébuleux pas de côté.

mercredi 6 septembre 2017

En attendant "Harvey"

Vous avez vu les images : la quatrième ville américaine transformée en immense marécage, la vieille dame transportant son chien à bout de bras, le bétail tentant de se mettre à la nage, les autos submergées, les commerces de matelas transformés en refuges, l’enfant de trois ans agrippée au cadavre flottant de sa mère, la boue partout, les bons samaritains venus de la Louisiane, les voisins qui soudain se manifestent la main tendue…

Des grandes tragédies viennent des gestes d’une grande humanité, dit-on. Au moins ça. Puisque nous voilà forcés de contempler ce qui nous attend, aussi bien nous réconforter avec le courage et la bonté innés de l’être humain. Face aux « événements inattendus » (lire : déchaînements climatiques) que nous devrons un jour affronter, nous aussi, il est bon de savoir que nous pourrons compter sur nos propres moyens. À défaut des moyens du gouvernement, s’entend. Car n’est-ce pas là la grande leçon de l’ouragan qui vient de dévaster Houston, la ville qui a (ironiquement) envoyé l’homme sur la Lune ?

On savait depuis des jours que la tempête s’approchait et qu’elle serait « sans précédent ». Le 27 août, le National Weather Network publie un bulletin précisant qu’il faut « suivre les mots d’ordre pour assurer sa sécurité ». Mais des consignes, il n’y en a guère. Plusieurs croient qu’il faut évacuer les lieux, mais le maire de la ville, lui, est plutôt d’avis contraire. Comment fait-on au juste pour évacuer six millions d’habitants, l’équivalent des trois quarts de la population du Québec ? Les signaux sont confus, l’état d’urgence n’est pas déclaré et la grande majorité des gens restent sur place. Mieux vaut garder les deux pieds dans ses affaires, quitte à les voir flotter autour de soi. Seulement, les secours arrivent au compte-gouttes. En plein coeur de la tempête, le 911 met deux heures et demie à simplement vous répondre. Et répondre ne veut pas dire se rendre à votre domicile. Si vous êtes incapable de vous sortir du pétrin et ne connaissez personne capable de vous prêter main-forte, good luck, my friend.

« J’ai besoin que les médias orchestrent les secours, qu’ils nous aident à mobiliser l’effort citoyen. Le Texas n’a jamais vécu rien de pareil », dira le chef de la Federal Emergency Management Agency (FEMA), Brock Long, avouant du même souffle l’incapacité des autorités à parer les coups.

En plus de l’insuffisance immédiate des divers ordres de gouvernement, il y a également toute l’ineptie qui a précédé cette mise en scène proprement biblique. Derrière la destruction de Houston, il y a des décennies de développement urbain sauvage, sans égard aux kilomètres de milieux humides qui, normalement, auraient aidé à absorber l’eau. Il y a un étalement urbain immonde qui favorise l’automobile, l’asphalte et la pollution. Entre 1996 et 2011, la Ville a ajouté 24 % de chaussée à son territoire. « La chaussée, contrairement au sol, n’absorbe pas l’eau », explique un journaliste de Slate (« Houston wasn’t built for a storm like this »).

La capitale nord-américaine de l’industrie pétrolière accuse également une absence de règlements concernant la construction de bâtiments. C’est ce qui explique les explosions dans une usine de produits chimiques en plein quartier résidentiel durant la tempête. Rien n’interdisait qu’on construise à cet endroit. Rien n’est prévu non plus en matière de mesures de protection en cas d’inondation majeure. À l’heure actuelle, on ne connaît pas l’étendue de « l’empoisonnement » à la suite de la submersion de nombreuses usines et sites d’enfouissement de produits chimiques. « Mais on peut parier que plus de gens vont mourir à cause des résidus toxiques laissés par Harveyqu’à cause de la tempête », écrit Paul Krugman, du New York Times.

 
La cerise sur le gâteau : malgré les changements climatiques, les gouvernements n’ont toujours pas ajusté leurs prévisions météorologiques. « Notre position par défaut est celle d’un climat “stationnaire” où les risques de voir des événements extrêmes demeurent inchangés »dit le professeur de climatologie Noah Diffenbaugh. Selon ces probabilités, une tempête comme celle qui a détruit Houston devrait se produire une fois tous les 100 ans. Or Harvey est la sixième tempête « une-fois-en-cent-ans » à s’abattre sur la métropole texane depuis 1989. Temps de réviser les pronostics ?

Temps, surtout, d’arrêter de se conter des histoires sur notre capacité à gérer des situations que nous refusons d’envisager réellement et, par conséquent, de contrer intelligemment.