mercredi 31 janvier 2018

Le ministère de la solitude

Il ne s’agit pas ici de la vieille dame qui compose le 911 seulement pour entendre la voix de quelqu’un. Ce n’est pas d’isolement social que je veux parler aujourd’hui. Sans dénigrer le profond délaissement qui guette les plus âgés et qui incite le gouvernement britannique à y consacrer un ministère, c’est une autre solitude qui, personnellement, me tracasse. Appelons-la la solitude morale, une solitude de l’esprit plutôt que du corps, une aliénation intellectuelle qui nous traque, à tous âges, et qui peut à tout moment vous sauter à la gorge.

Le jour où Donald Trump a été élu, par exemple. Un menteur, un fraudeur fiscal, un présumé agresseur et un incompétent à la tête des États-Unis. Vraiment ? C’est à ce moment que j’ai compris l’énorme fossé qui séparait les utopies collectives des années 1960-1970 des dystopies politiques et écologiques d’aujourd’hui. Il y a tout juste 40 ans, nous vivions de grands soulèvements et de grands espoirs — tout un contraste avec la kleptocratie institutionnalisée du 1 %, le démantèlement des institutions et le massacre de l’environnement d’aujourd’hui. Il y a 40 ans, nous croyions aller vers la lumière, vers un monde grandement amélioré. Comment a-t-on fait pour tomber si bas ?

J’imagine que Jean-François Lisée doit se poser la même question. Vous avez sans doute vu les derniers sondages : 66 sièges pour la CAQ, seulement 13 pour le PQ. On prend ça avec un gros grain de sel, bien entendu. N’empêche. Grand moment de solitude existentielle, là aussi. Sans prétendre pour un instant que François Legault soit l’équivalent de Donald Trump, tant s’en faut, il faut bien reconnaître l’épaisseur du vide qui nous attend. Politiquement, on a beau se dire que nous vivons un nouveau réalignement des plaques tectoniques digne, justement, des années 1960 — un changement de paradigme —, on a le sentiment, comme pour Trump, qu’on voyage dans le sens contraire de l’Histoire. Dur sur le moral, ça aussi.

Plus que tout autre parti politique, le PQ est lié par son histoire singulière, contraint par les espoirs surdimensionnés qu’il a fait naître. Il fut un temps où il nous a tous rendus, souverainistes ou pas, un peu plus fiers d’être Québécois. Encore mieux que le gouvernement de Jean Lesage, le parti de René Lévesque a su redonner confiance dans le système politique. Cette époque est malheureusement révolue. Le rejet, d’abord, de l’option souverainiste, à deux reprises en 15 ans, a sérieusement handicapé le parti. Le PQ a par conséquent une propension à décevoir qui semble désormais innée. C’est à se demander si toutes les entourloupettes qu’il a connues — pour le beau risque, le pétrole, la cause identitaire et leur contraire — ne sont pas dues, au-delà du simple calcul politique, à ce besoin de constamment devoir se refaire une beauté, à constamment devoir faire la preuve de son utilité.

« La maison est prête à tous les sacrifices », disait Jacques Parizeau au moment de s’incliner, lors de la campagne référendaire, devant Lucien Bouchard. Force est de constater que, 50 ans après la création du PQ, la maison a franchement trop fait de compromis. Il aurait fallu au moins remplacer le phare de l’indépendance par autre chose. Au fur et à mesure que la promesse du grand soir s’estompait, il aurait fallu se donner une mission autrement plus inspirante qu’un « ostie de bon gouvernement ».

À l’ère du « business first »

Aujourd’hui, bien que le parti possède un chef avec une poigne intellectuelle redoutable, le premier chef fort depuis le départ de Lucien Bouchard, disposé à s’éclipser à son tour pour mieux conquérir les coeurs, rien n’y fait. On n’y voit malheureusement qu’une entourloupette de plus. Trop d’eau a coulé sous les ponts, trop de coeurs se sont endurcis, pour ne pas dire complètement détournés de la scène politique qui, elle, s’est vidée de sa substantifique moelle.

Comme le démontre l’arrivée de Donald Trump et l’ascension fracassante de la Coalition avenir Québec, pour ne rien dire de l’aplaventrisme devant les grandes entreprises telles Netflix, nous sommes à l’ère du « business first ». À l’exception de l’élection surprise de Valérie Plante en novembre, la classe politique n’est plus là pour relever les mentons, ou faire rêver, mais pour gérer le petit train-train quotidien.

Alors, la solitude ? Ce sentiment de ne plus faire partie de quelque chose de grand, de vrai, de durable ? Cette aliénation-là est immensément plus répandue qu’on le pense. À quand, au fait, un ministère des Rêves brisés ?

mercredi 24 janvier 2018

La question maudite

S’il fallait encore démontrer combien la question identitaire nous tient tous en otages, marque les partis politiques au fer rouge, fait des ravages dans les cercles d’amis comme aux beaux jours de l’indépendance et creuse, en plus, une tranchée entre Montréal et les régions, alors le manifeste de Roméo Bouchard et Louis Favreau, Penser la gauche autrement, publié en fin de semaine, serait la lecture tout indiquée.

Prenant la « gauche multiculturelle » à partie, MM Bouchard et Favreau reprochent aux « inclusifs » de favoriser les minorités au détriment de la majorité. Voulant démontrer que la véritable solidarité est davantage du côté de la gauche dite nationaliste, les deux auteurs malheureusement ne réussissent qu’à prouver une chose : la question identitaire n’a guère progressé depuis que Jacques Parizeau nous accrocha cet albatros autour du cou, un certain soir d’octobre 1995.

Sans le vouloir, évidemment. Ouvert à la différence, M. Parizeau a été parmi les premiers à critiquer la « dérive » du PQ concernant la charte des valeurs. N’empêche que son célèbre impair (« C’est vrai qu’on a été battus, au fond, par quoi ? Par l’argent, puis des votes ethniques, essentiellement. ») indique le moment à partir duquel il n’y a plus de revenez-y. À partir de là, le Québec se divise en deux : d’un côté, ceux qui s’inquiètent du sort qu’on réserve aux immigrants, de l’autre, ceux qui s’inquiètent du sort qu’on réserve à la majorité.

Avec le débat sur les accommodements raisonnables (« Le Québec doit mettre ses culottes ! » clame en 2007 le chef de l’ADQ, Mario Dumont), c’est un véritable fossé qui se creuse entre parties adverses. Hérouxville, la commission Bouchard-Taylor, la charte des valeurs québécoises, la loi 62 sur le port des signes religieux et le détournement de ce qui devait être une commission sur le racisme systémique en un peu n’importe quoi ne feront que creuser la tranchée davantage.

Dès 1995, on le constate avec le recul, la question de l’indépendance est plombée par l’apparition d’une question bien plus compliquée encore. Après tout, « Voulez-vous un pays ? » est une interrogation relativement simple, banale même, en comparaison avec : « Voulez-vous vivre dans une société qui n’est pas celle qui a su assurer votre survie jusqu’ici ? ». Bref, qui n’est pas tricotée serrée. La diversité, on le sait, est une question particulièrement chargée au Québec. Ici, le « vivre-ensemble » recèle, tel un renardeau sous la mante d’un jeune Spartiate, le fameux « disparaître ». C’est à cette crainte viscérale de se voir ronger le foie que portent flanc le cofondateur de l’Union paysanne, Roméo Bouchard, et le sociologue Louis Favreau.

La souveraineté a beau refaire surface aujourd’hui — que ce soit dans les rangs de Québec solidaire, le discours de Jean-François Lisée ou le récent pamphlet de Jean-Martin Aussant (La fin des exils) —, la question n’a ni la charge émotive ni même la pertinence de cette bombe qu’est l’identité. C’est vrai également de toutes les autres questions dont on discute déjà en prévision des prochaines élections : rien n’est aussi urgent que de trouver une solution à cette impasse qui risque de faire bien plus mal que le coup de la Brink’s, ou autres acrimonies survenues lors du débat indépendantiste.

Cette impasse est d’ailleurs manifeste dans le texte de MM. Bouchard et Favreau. Bien que les auteurs déplorent la caricature faite du nationalisme par les plus jeunes et les plus urbains parmi nous, ils tombent eux aussi dans le panneau. Ils dépeignent la gauche « multiculturelle » en une seule dimension, uniquement obsédée par « des particularismes religieux et culturels ». Curieusement, pour des hommes de gauche, à plus forte raison à quelques jours de l’anniversaire de l’attentat de la mosquée de Québec, on ne fait aucun cas des crimes haineux qui pourtant augmentent au Québec, comme ailleurs. Aucune sympathie ici pour ceux qui sympathisent avec ceux ou celles qui se font taper dessus. En vue de bâtir la société de demain, il y a un « bon camp », les amoureux du Québec profond, et un « mauvais camp », les maniaques des « identités particulières ».

Quand en aura-t-on fini avec ces oppositions artificielles et néfastes ? N’y a-t-il donc pas moyen d’aimer le vieux croûton francophone et la nouvelle pâte immigrante en même temps ? C’est certainement le défi qui attend nos politiciens aujourd’hui. L’avenir appartiendra au parti qui saura démontrer que les vieilles branches et les nouvelles greffes peuvent, en fait, faire bon ménage. Il suffit d’ailleurs de vivre à Montréal pour le constater.

mercredi 17 janvier 2018

Et pourquoi pas?

Pourquoi avoir senti le besoin de répondre à la lettre de Catherine Deneuve ? demandait Michel C. Auger sur les ondes de Radio-Canada cette semaine. Il faisait référence à la campagne #EtMaintenant qui cartonne actuellement sur les réseaux sociaux.

Réponse : parce qu’il n’y a rien de plus insupportable que ceux et celles qui se drapent dans la défense de la liberté au détriment de ceux et celles qui se battent réellement pour y avoir droit. Facile, quand même, de se faire une belle jambe en appelant à la liberté sexuelle et artistique tout en ignorant le plancher des vaches. Les excuses que Catherine Deneuve s’est crue obligée d’offrir aux victimes d’agression sexuelle, après la parution de la lettre, sont certainement une indication de cette insensibilité à ce que vivent trop de femmes.

La lettre des 100 publiée dans Le Monde (mur payant) est la caricature d’une certaine posture intellectuelle française — qui heureusement a été ridiculisée dans l’Hexagone (vidéo) — mais qui a quand même de profondes racines culturelles. Simone de Beauvoir elle-même se plaignait, en 1947, des femmes américaines et de leur « guerre permanente » contre les hommes (en anglais). C’est vous dire. Dans un pays où le « French lover » est une institution au même titre que la haute gastronomie, on se targue depuis longtemps de savoir conjuguer le verbe comme personne d’autre.

La lettre dans Le Monde demandait une réponse peut-être surtout parce qu’en plus de défendre l’indéfendable (les frotteurs dans le métro, vraiment ?), elle démontrait une incompréhension profonde de ce qui passe actuellement. D’abord, cette vague de dénonciations est non seulement d’une envergure exceptionnelle, elle a des répercussions jamais vues. Des hommes puissants ont pour la première fois perdu leurs postes et leurs privilèges. Depuis que les femmes réclament leurs droits, c’est la première fois — la première ! — que les hiérarchies sont réellement ébranlées. La première fois que la parole d’une subalterne fait rouler la tête du patron. C’est une petite révolution en soi.

Cette révolution des moeurs, ce soulèvement sans pareil, on ne le doit pas tant aux agissements du producteur Harvey Weinstein qu’à l’homme à la tête de la Maison-Blanche, Donald Trump. Il ne faudrait pas sous-estimer l’espèce d’asphyxie morale, l’indignation de plus en plus manifeste — on se souvient de la cycliste et de son doigt d’honneur devant la limousine présidentielle — face à un homme qui, en plus d’être grossier et ignorant, est ouvertement raciste et misogyne.

On a compris que Donald Trump serait, non seulement un président hors de l’ordinaire, mais une insulte aux institutions et aux valeurs démocratiques depuis la révélation qu’il faisait « ce qu’il voulait » avec les femmes. À partir du fameux « grab them by the pussy », on avait la vraie mesure de l’homme. L’aveu était à ce point inimaginable qu’on était désormais convaincu que Hillary Clinton l’emporterait. La suffocation morale et intellectuelle dont souffre aujourd’hui une majorité d’Américains, en commençant par les femmes, découle du fait qu’on a non seulement élu malgré tout un hurluberlu qui sème la haine et la division à la tête du pays, mais aussi qu’on a préféré un « prédateur sexuel avoué » à une femme qui méritait bien davantage d’être élue.

Il est peu surprenant, alors, que les premiers gestes de résistance face à Trump se soient traduits par des milliers de femmes dans les rues, le Women’s March on Washington, le 21 janvier 2017. Petits chapeaux roses en formes d’oreilles de « chatte » à l’appui. Le mouvement #MeToo est la suite logique de cette vague d’indignation. Le fait que celui-ci ait ses racines à Hollywood a certainement aidé à lui donner de la visibilité et de la vigueur. Mais la force très particulière du mouvement tient à une situation politique américaine particulièrement révoltante, une qui ne concerne pas seulement les femmes, mais tous les grands acquis des 50 dernières années, pas seulement l’Amérique, mais tout l’Occident, voire le monde.

Si Clinton avait été élue à la place de Trump, il n’y aurait vraisemblablement pas eu de femmes tout en noir aux Golden Globes, pas d’hommes jurant « time’s up » (la récré est terminée), pas de #MeToo et d’effet de domino dans le monde, dont la lettre des Françaises et la riposte des Québécoises. Il y aurait eu de petits moments de révoltes (pensons Bill Cosby, Marcel Aubut, Jian Ghomeshi) mais sans plus, sans profonde remise en question, sans cette dose d’écoeurement qui ne tient pas seulement « aux frotteurs dans le métro », justement, mais à une situation beaucoup plus large appelée mièvrement « la condition des femmes ».