mercredi 29 avril 2015

Le marché des malades

C’est en les voyant sortir un par un en civière, un cortège infini de malades, 250 patients en tout, quittant le vieux Royal Victoria pour l’imposant CUSM, que je me suis posé la question : A-t-on vraiment besoin de mégahôpitaux ? Quels sont les arguments, encore, justifiant l’abandon de six établissements de santé à Montréal ? Exigeant des coûts de déménagement faramineux (10 millions seulement pour le Royal Vic) et ouvrant la porte à la privatisation des soins de santé ? Les PPP (partenariats public-privé) sont après tout la clé de voûte de ces mégaprojets.
 
Les mégahôpitaux (comme les mégadonnées, mégaspectacles, méga-aubaines…) sont à l’honneur pour des raisons, dit-on, d’économie et d’accessibilité. En concentrant chercheurs et praticiens dans un même lieu, le CHUM et son pendant anglophone, le CUSM, promettent « une gamme de services spécialisés à la fine pointe de la technologie ». Il n’y a rien qu’un patient pourrait nécessiter que le mégahôpital ne saurait lui offrir. Toutes les spécialités médicales, toutes les machines imaginables, et jusqu’aux concerts de musique et expositions d’art, selon les voeux d’un ex-directeur du CHUM, seront sur place. C’est l’idée du centre d’achat de super luxe, en fait, transposée parmi les cathéters et les transfusions de sang, dans le secteur névralgique de la santé.
 
Il n’y a pas de meilleur symbole de l’actuelle réforme de la santé que ces châteaux forts rutilants, offrant une concentration maximale d’effectifs. Mais est-ce vraiment ce dont on a besoin ? Rappelons que la réputation du CUSM et du CHUM a été ternie avant même qu’ils soient en activité, une indication des problèmes intrinsèques à ce type de mégalomanie. L’ex-directeur du CUSM, Arthur Porter, aujourd’hui accusé de fraude, n’aurait en fait jamais dû être engagé. De la Sierra Leone en passant par Detroit, les Bahamas et Ottawa, Porter était mêlé à plusieurs controverses au moment de l’embauche. Mais dans l’esprit de la « gouvernance entrepreneuriale », le fer de lance du néolibéralisme au pouvoir, on n’y a vu que du feu : l’expérience internationale du Dr Porter en gestion hospitalière. On a beau répéter que « le bien-être des patients » est ici la considération première, c’est par souci du « principe universel de la concurrence », par envie de se mettre sur la carte des superhôpitaux de la planète, qu’on est prêts à tout chambarder.
 
Selon l’Institut de recherches et d’informations socio-économiques (IRIS), la notion d’entrepreneurship était absente des documents du ministère de la Santé ainsi que de la Régie de l’assurance-maladie au début des années 2000. Mais dix ans plus tard, le rapport annuel du ministère y fait référence 17 fois et la RAMQ 51fois. « Tout indique que la nouvelle manière de réfléchir l’action gouvernementale a largement emprunté à la logique managériale régnant dans les grands groupes multinationaux », conclut l’étude.
 
Les réformes successives du système de santé au Québec sont un exemple de cette tendance toujours plus affichée à « privilégier des solutions basées sur le marché ».Mais c’est une chose de fournir de beaux organigrammes en couleur, de montrer comment les trois petites colonnes grises, représentant trois hôpitaux montréalais, vont devenir ce jeu de Lego colossal, c’en est une autre, comme le démontre bien l’actuelle crise au CHUM, de faire en sorte que la « synergie » existe pour vrai. Si le directeur Jacques Turgeon se montre assez difficile à suivre — il démissionne pour cause « d’ingérence », change d’avis, souhaite l’ingérence du ministre la semaine d’après —, c’est que la gestion de missions cliniques et académiques, sans parler des gros ego en jeu, s’avère un panier de crabes invraisemblable.
 
Un rapport ministériel commandé en mars dernier le dit d’ailleurs en toutes lettres :« absence de vision commune du nouveau CHUM », « reconnaissance du leadership de l’UdeM mitigée », « gouverne du département de chirurgie dysfonctionnelle… ». Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, a beau nous dire qu’il s’agit d’un rite de passage, que tout va rentrer dans l’ordre, il va falloir le voir pour le croire. Après la corruption, la chicane et la confusion, il y a également les coûts exorbitants des mégahôpitaux. L’équivalent de « payer une maison avec une carte de crédit plutôt qu’avec une hypothèque », les paiements mensuels à long terme des PPP doublent, selon une autre étude de l’IRIS, les coûts d’une telle opération. D’autres études démontrent que de « tels regroupements hospitaliers accroissent en général les coûts administratifs et n’apportent que peu ou pas de bénéfices cliniques ».
 
Et si, comme par magie, tous ces problèmes se résorbaient, rien ne saurait effacer l’essence même de l’entreprise : la marchandisation croissante de la santé.

mercredi 22 avril 2015

Dramatiques pour la démocratie

Mieux vaut vous habituer tout de suite aux hausses de tarifs de garderies, d’électricité, aux coupes dans les CHSLD, à l’abolition d’organismes régionaux, aux pharmaciens moins bien payés, aux minières libérées de l’obligation de fournir des renseignements sur leurs activités. Toutes ces questions, et bien d’autres, sont désormais coulées dans le béton depuis l’adoption du projet de loi 28, peu avant minuit, lundi dernier. Bien que l’opposition à cette loi fourre-tout était quasi unanime — non seulement de la part des partis adversaires, mais également de la majorité des gens reçus en commission parlementaire — le gouvernement a décidé de couper court aux débats. « Rigueur budgétaire » oblige.

Il n’y a pas que les étudiants qui ont des cache-faces, finalement. Le gouvernement à Ottawa, qui en a fait sa spécialité, semble avoir transmis le goût de l’opacité au gouvernement à Québec. Réagissant au recours au bâillon, le deuxième en trois mois, et surtout au salmigondis indigeste imposé, la députée de Québec solidaire, Manon Massé, qualifiait la manoeuvre de « dramatique pour la démocratie ».

La « harperisation » est bel et bien dans l’air. Seulement, elle n’affecte pas uniquement le gouvernement Couillard. Depuis les jeux de passe-passe entourant la charte des valeurs (soi-disant) québécoises, le Parti québécois accuse lui aussi son propre déficit démocratique. Le style bouche cousue de Pierre Karl Péladeau, comme exemple plus récent, vient immédiatement en tête. Et que dire des huées de militants péquistes au moment de questionner le candidat en tête, le même PKP, au sujet de conflits d’intérêts ? Suis-je la seule que ça dérange ? Visiblement, la majorité des militants (59 %, selon les derniers sondages) sont prêts à lui faire un chèque en blanc à cause de son beau galbe souverainiste et son passé d’homme d’affaires important. Au plus fort la poche. Ça n’augure rien de bon pour la transparence et l’imputabilité d’un éventuel gouvernement péquiste. Je trouve aussi malaisé que les trois autres élus dans la course, Martine Ouellet, Bernard Drainville et Alexandre Cloutier, aient cessé de talonner M. Péladeau au sujet de Québecor, de peur de perdre des plumes auprès des militants. La censure appelle la censure.

Les nouveaux barbares, dont se plaignait dans ces pages l’écrivain Jean Larose, n’ont pas seulement perdu le goût de la langue, « le français de la liberté », ils ont également perdu un certain sens de la démocratie. C’est d’ailleurs bien commode d’avoir des étudiants cagoulés par les temps qui courent ; ils sont les parfaits boucs émissaires pour ce qui est d’épingler les entorses démocratiques sur le dos de gens qui nous dérangent. De la même façon que la hantise des femmes voilées — du temps de la charte, mais encore aujourd’hui — nous empêche d’évaluer la véritable égalité hommes-femmes, nous conforte constamment dans nos choix, les dérapages étudiants à l’UQAM nous confortent dans l’idée que c’est eux le problème. L’écran de fumée créé par les radicaux nous empêche de nous regarder dans le miroir pour ce qui est de la transparence et l’imputabilité des élus.

Quand on en arrive à justifier le recours aux policiers à l’intérieur des murs d’une université comme un geste somme toute normal, sans atteinte à l’idéal universitaire ni répercussions sur la « libre circulation des idées », on ne peut qu’en conclure que la démocratie a vu de meilleurs jours. L’université aussi.

La situation est complexe, bien sûr, et rien ne peut excuser les agressions gratuites de la part de certains étudiants. Le manque de règles claires encadrant les manifestations étudiantes — en l’absence d’un leadership fort, notamment — attise en plus le panier de crabes. Mais de là à prétendre que les dérapages sont entièrement du côté étudiant, pas du tout du côté de ceux qui détiennent le gros bout du bâton, c’est de ressasser un douloureux déjà vu, l’arrogance du gouvernement Charest d’il y a trois ans. Comme dit Gérald Larose, aujourd’hui professeur à l’UQAM : « Ça ne se peut pas que la judiciarisation, la répression et les tribunaux [fassent] la paix à l’UQAM ». Il suppliait du même souffle le recteur Proulx d’ouvrir « une table pour dialoguer ».

C’était le 9 avril. Le dialogue, si je ne m’abuse, se fait toujours attendre. Si l’idéal démocratique est à parfaire du côté étudiant, il l’est tout autant chez ceux qui ont la prétention de gouverner.

mercredi 15 avril 2015

Fascinante et troublante Hillary

Serait-ce au tour d’une femme de diriger le pays le plus puissant du monde ? Le moment serait-il enfin venu pour Hillary Rodham Clinton qui, en plus d’avoir mangé ses croûtes, cumulé les fonctions, visité 112 pays en quatre ans, enduré les écarts libidineux de son mari, tempéré son quant-à-soi et, bien sûr, accumulé beaucoup d’argent, est fin prête pour défoncer « l’ultime plafond de verre » ?

Rien n’est moins sûr, mais restez à l’antenne, tout peut encore arriver. Mis à part la difficulté de succéder à deux mandats démocrates (du jamais vu), il y a le problème, non pas tant d’une candidature féminine, c’est au contraire aujourd’hui un atout, mais de la femme elle-même.

Comme l’a révélé la dernière campagne présidentielle, le « monde libre » semble disposé à élire une femme à sa tête. Seulement, pas à n’importe quelle condition. Les femmes ont suffisamment évolué pour être choisies aujourd’hui selon leurs mérites, pas seulement pour la valeur du symbole. En 2008, face à la vision, la stratégie (2.0, notamment) et l’élégance d’un Barack Obama, Hillary Clinton ne faisait tout simplement pas le poids. Bien que l’un comme l’autre représentaient un bouleversement important de l’ordre établi, l’homme noir et son vigoureux « Yes, we can » l’a finalement emporté, avec raison, sur la femme blanche et son condescendant« Let the conversation begin » (Que la conversation commence).

Tout ça pour dire qu’Hillary Clinton me fait beaucoup souffrir. Une part de moi voudrait absolument qu’elle réussisse. C’est quand même insensé, 50 ans après la révolution féministe, que les femmes soient toujours à attendre leur tour aux postes de commande. Le dénouement se fait terriblement attendre, d’autant plus que Mme Clinton n’est pas la première femme à se présenter aux présidentielles. Cent quarante-trois ans plus tôt, Victoria Woodhull, une femme que l’Histoire n’a guère retenue, a osé jeter son chapeau dans l’arène. Non seulement la représentante de l’Equal Rights Party n’avait-elle que 34 ans à l’époque, en 1872, les femmes n’avaient même pas encore le droit de vote ! C’est vous dire l’audace.

Une Hillary Clinton avant l’heure, avec un front de boeuf et une confiance quasi surnaturelle dans ses propres habiletés, venant d’un milieu très modeste, elle aussi, Victoria obtint, évidemment, peu de succès. Perçue comme une illuminée, elle fut même incarcérée le jour du vote pour cause d’obscénité, après avoir pointé l’adultère d’un ministre protestant dans le journal qu’elle publiait avec sa soeur, le Woodhull Chaitlin’s Weekly. L’hebdo détient aussi l’insigne honneur d’avoir été le premier à diffuser le manifeste communiste de Karl Marx aux États-Unis.

Que de chemin parcouru ! Contrairement à Victoria Woodhull, aucune candidature neparaît plus sérieuse ni plus compétente aujourd’hui que celle de l’ex-secrétaire d’État. Mais pourquoi diable est-ce si difficile d’aimer Hillary Clinton ? Pourquoi a-t-on si souvent l’impression, devant les pionnières d’aujourd’hui, d’avoir affaire avec une ambition dévorante plutôt qu’une véritable proposition de changement ? Pourquoi a-t-on encore l’impression, malgré un ton adouci et une vidéo extraordinairement bien faite, qu’Hillary est dans la course pour ses raisons à elle, et un peu aussi pour Bill, son mari, bien davantage que pour les Américains « ordinaires » qu’elle dit vouloir défendre ?

Je pose ces questions sachant très bien que je me rends ici coupable du double standard que subissent les femmes en politique. On semble trouver l’ambition dévorante d’un Jeb Bush, ou encore d’un Pierre Karl Péladeau, parfaitement normale. Mais les femmes étant encore une denrée rare dans la stratosphère politique, il me semble inévitable qu’on ait des exigences plus hautes à leur égard. On a besoin de penser qu’elles représentent ce qu’il y a de mieux. Sinon, à quoi bon défoncer le plafond de verre ?

La récente controverse concernant Hillary Clinton, l’utilisation de courriels personnels durant tout son mandat comme secrétaire d’État, n’a fait que ressasser les pires appréhensions à son égard. Il y a ici un manque de transparence, un goût suspicieux pour le secret, qui est assez décourageant. Il est toujours difficile, de plus, de savoir où loge l’ex-première dame. Souvenons-nous que lors de la dernière course présidentielle, Mme Clinton soutenait la guerre en Irak de George W. Bush, choix assez irréconciliable avec l’idéologie progressiste dont elle se targue.

Vous voyez un peu le dilemme ? La candidature d’Hillary Clinton incarne le progrès et l’ouverture, alors que la candidate elle-même a parfois tendance à leur tourner le dos.

Pas facile d’être une femme aujourd’hui.

mercredi 8 avril 2015

Nous

« Tout est devenu compliqué, lent, poussif », disait Jacques Parizeau cette semaine. L’homme qui plus que quiconque symbolise ce que le Québec a fait de mieux, notre bâtisseur de cathédrales à nous, ne parlait pas de son état de santé, ni même du Parti québécois pour lequel, on le sait, il n’est pas tendre. En entrevue avec Michel Lacombe à Radio-Canada, il évaluait l’état de notre « maison commune » dont il est l’un des grands architectes.
  « Pendant des années, plus d’une génération, on a pensé pouvoir faire des choses extraordinaires ensemble, dit-il. Il y avait un enthousiasme chez les Québécois. Cet enthousiasme-là s’en est allé. »
  On pourrait être tenté de rejeter ce commentaire comme celui d’un homme vieillissant, nostalgique de la belle époque. Mais cette notion d’épuisement de l’esprit de la Révolution tranquille, cette idée que le Québec, comme le PQ lui-même, cherche son âme, n’appartient ni à Jacques Parizeau ni à sa génération. Le rédacteur en chef de la revue Nouveau Projet, Nicolas Langelier, un homme deux fois plus jeune que l’ex-premier ministre, en parle, lui aussi, dans le plus récent numéro du magazine : « Ceux qui ont aujourd’hui autour de la quarantaine appartiennent peut-être à la dernière génération à avoir eu conscience d’un Québec disposant d’une idée claire de ce qu’il était et d’où il allait », écrit-il.
  L’idée du « nous » vivote de peine et de misère aujourd’hui au Québec. Le sentiment d’appartenance à quelque chose d’identifiable, une communauté distincte, achevée et qui sait se serrer les coudes a connu un dernier sursaut lors du printemps érable, il y a trois ans. C’était d’ailleurs le 7 avril 2012 que se tenait au Monument-National à Montréal un marathon de « prise de parole et de réflexions », intitulé assez justement Nous ?, question de saisir à bras-le-corps la fierté et l’esprit de revendication qui couraient à nouveau les rues. De midi à minuit, 70 personnes de tous âges et de tous horizons étaient venues dire leur amour et leur vision du Québec.
  Aujourd’hui, on a qu’à jeter un coup d’oeil du côté de la contestation étudiante pour voir combien les forces vives s’éparpillent et la vision s’embrouille. Le putsch du week-end dernier est assez emblématique du « tout est devenu compliqué » évoqué par M. Parizeau, mais aussi du manque de cohésion des différentes composantes sociales. Insatisfaits de la démission en bloc de leur exécutif, les délégués à l’assemblée générale de l’ASSÉ ont tenu à « destituer » les anciens dirigeants. Spectacle désolant pour une association qui se veut démocratiquement irréprochable. Les mêmes étudiants qui s’en prenaient récemment à l’autoritarisme et au paternalisme de la direction de l’UQAM n’hésitent donc pas à fonctionner à coups de pied au derrière, eux aussi.
  Selon un ancien secrétaire des communications de l’ASSÉ lors du printemps 2012, Ludvic Moquin Beaudry, en proposant un repli stratégique, l’ancien exécutif ne pêchait ni par le fond ni par la forme. « C’est tout à fait dans la marge de manoeuvre de l’exécutif que de soumettre un texte de réflexion stratégique. Selon lui, c’est une ignorance du fonctionnement de l’ASSÉ » jumelée au militantisme pur et dur du comité Printemps 2015, à l’origine de cette nouvelle mobilisation étudiante, qui explique ce geste revanchard, digne des marxistes-léninistes d’une autre époque.
  Loin de faire avancer sa cause d’une « grève sociale », l’ASSÉ vient, j’ai bien peur, de la faire reculer. Comment pense-t-elle pouvoir tisser des liens avec l’ensemble de la société si elle semble incapable de se solidariser avec elle-même ? On a là une illustration de la raison pour laquelle les radicaux — aussi essentiels soient-ils à tout mouvement idéologique — sont rarement ceux qui se retrouvent aux commandes d’un mouvement. Pierre Bourgault l’avait bien compris en sabordant le RIN en faveur de la souveraineté-association de René Lévesque. Élargir un mouvement implique la capacité de bâtir des ponts, de faire des compromis, ce qui n’est pas propre au radicalisme.
  Dans l’entretien évoqué plus haut, Jacques Parizeau, tout en réitérant son espoir dans les jeunes, rappelait qu’on attend toujours de voir de quel bois ils se chauffent. « C’est clair que ce que ma génération avait à dire, c’est dit. Et la suivante, c’est dit. Maintenant, c’est à eux. » La nature ayant horreur du vide, nous avons à redéfinir aujourd’hui qui « nous » sommes. C’est la question fondamentale qui sous-tend, non seulement la course à la chefferie du Parti québécois, mais le Québec lui-même. Et bien que la question concerne tout le monde, la génération montante, celle qui rêve de chambarder l’ordre établi, détient une responsabilité toute particulière.

mercredi 1 avril 2015

Le meurtre de masse en vol plané

Peut-on s’imaginer huit minutes plus interminables ? Une fin plus atroce ? L’avion qui pique dangereusement du nez et le pilote qui crie pour entrer dans la cabine… L’horreur consommée.
  Depuis l’écrasement du vol 9525, on cherche désespérément une explication. Rien ne paraît plus aberrant, d’ailleurs, que cet acte démoniaque au sein d’une des compagnies aériennes les mieux cotées au monde, Lufthansa, et d’un pays, l’Allemagne, connu pour son bon fonctionnement et son civisme. Si au moins Andreas Lubitz, le responsable présumé de cette hécatombe aérienne, s’était révélé djihadiste, comme beaucoup l’ont sûrement pensé, on saurait au moins où attribuer le blâme. Mais non. Il n’y a que les antécédents dépressifs du copilote qui indiquent que tout ne tournait pas rond dans sa tête.
  Mais depuis quand des idées suicidaires impliquent-elles le meurtre de 149 autres personnes ? Interviewée par Paul Arcand, la présidente de l’Association des psychiatres du Québec, Karine Igartua, a rejeté l’hypothèse du suicide. « La personne qui veut s’enlever la vie n’est pas quelqu’un qui a une rage, qui veut tuer, explique-t-elle. C’est quelqu’unqui veut se faire disparaître elle-même, qui se voit comme un fardeau. »
  Et si ce massacre était le dernier modèle du meurtre de masse en version surclassée ? L’hypothèse ne semble pas avoir été encore évoquée, peut-être parce que le phénomène du tueur de masse est de plus en plus associé aux fusillades impromptues à l’américaine. Pourtant, Andreas Lubitz a tout ce qu’il faut pour appartenir à ce club sélect.
  La majorité des meurtriers de masse sont des hommes (94,4 %), blancs (62,9 %), âgés de 20 à 29 ans (43,3 %). Ils sont célibataires ou divorcés pour la plupart et viennent généralement de subir une perte reliée à l’emploi ou à leur vie personnelle. Ils connaissent rarement leurs victimes, mais celles-ci ont à leurs yeux une signification particulière. Leur motivation paraît incompréhensible, mais ces tueurs nourrissent des griefs ou des frustrations, réels ou imaginés, qui les poussent à se venger et à s’immortaliser aux yeux du public.
  « Un jour, je ferai quelque chose qui va changer le système et alors tout le monde se souviendra de mon nom », avait-il confié à une agente de bord qu’il avait fréquentée l’année dernière. Lubitz ne croyait pas pouvoir réaliser son rêve de devenir pilote de vols internationaux et devenait, dit la jeune femme, « très agité en parlant du travail ». Au moment du drame, l’homme de 28 ans venait d’être laissé par une autre femme, son amour de jeunesse, à qui il était fiancé.
  Autre aspect qui relie le copilote sanguinaire aux meurtriers de masse : ses problèmes de santé mentale étaient du type très répandu, donc difficilement repérable. De la même façon que Marc Lépine a passé une heure innocemment assis dans le bureau du registraire avant d’entamer sa cavalcade meurtrière, Lubitz a passé les 20 premières minutes du vol « à discuter amicalement » avec le pilote de l’avion. Rien du fou furieux. Comme Lépine, il a ensuite fait preuve d’un sang-froid et d’un détachement inimaginables (il respirait normalement, selon les indications de la boîte noire) en exécutant son plan d’enfer.
  Là où Andreas Lubitz vient brouiller les cartes, par contre, c’est qu’il vient d’élever ce type de crime dans l’échelle sociale. Jusqu’à maintenant, on a eu tendance à voir les auteurs de ces meurtres comme des « losers », de tristes cowboys qui cherchent la célébrité coûte que coûte. Les pilotes d’avion ne sont pas considérés comme de pauvres types, loin de là. Comme si la misère humaine devenait aujourd’hui si répandue qu’elle sautait les barrières socio-économiques d’usage.
  La chose qui m’a toujours fascinée chez ces justiciers narcissiques, c’est leur détermination à tuer de parfaits innocents. Comment en arrive-t-on là ? « Dans leur tête, ils sont déjà morts », disent les experts. C’est donc dire que les zombies existent et que, plus souvent qu’on le croit, ils vivent parmi nous.