mercredi 24 novembre 2021

"J'avais besoin de faire ça"

 La vague de féminicides crève-cœur qui a secoué le Québec — dont le meurtre de la jeune Romane Bonnier, le 19 octobre dernier, poignardée en pleine rue devant une vingtaine de spectateurs — a su, au moins, sensibiliser les autorités et le public à la violence faite aux femmes. Non seulement le gouvernement a-t-il promis d’investir 223 millions pour traiter de la question, un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelle et conjugale est sur le point de voir le jour, sans parler du « coup d’émotion » du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, au moment de clore les consultations sur les femmes violentées. Le ministre qui, jusqu’ici, était connu pour sa « couenne dure », a été applaudi. Que des hommes, à plus forte raison des hommes au pouvoir, s’émeuvent du danger que vivent beaucoup trop de femmes est certainement un pas dans la bonne direction.

Il faut aussi saluer le courage des Laurence Jalbert, Ingrid Falaise, Isabelle Huot qui ont osé parler publiquement de leur propre expérience, sans oublier les efforts des groupes de femmes qui, depuis 30 ans, se sont occupés d’une question longtemps balayée sous le tapis. À titre de sensibilisation, les pubs gouvernementales — « La violence faite aux femmes, ça s’arrête maintenant » — sont remarquables également. Autant les publicités concernant le coronavirus étaient gauches et de mauvais goût, autant celles-ci frappent dans le mille.

Tout comme le viol, la violence conjugale a trop longtemps été vue comme une agression physique brutale, exceptionnelle, le résultat d’une soudaine perte de contrôle d’un homme sur une femme. Grâce aux recherches du professeur Evan Stark, on est en train de repenser la violence conjugale, moins en termes de « femmes battues » et davantage en termes de « contrôle coercitif ». Le chercheur américain a été le premier à voir que la « forme de subjugation qui pousse la plupart des femmes à chercher de l’aide » tient davantage « à une forme de domination qui inclut l’isolement, le dénigrement, l’exploitation et le contrôle » qu’à des coups proprement dits.

C’est précisément ce qu’on voit dans les pubs qui tournent en boucle en ce moment. « Change d’air quand tu me parles. » « Change ton mot de passe que je vois tes messages. » « Faut que tu changes d’amies. » « Vas-tu finir par changer d’idée, maudite boquée ? » Cette litanie de récriminations, prononcée par un homme face à sa conjointe, dure moins de 30 secondes. Prise une à une, chacune de ses phrases, perdue dans le flot de la vie quotidienne, peut paraître anodine. Une mauvaise blague qu’on s’empresse d’oublier. Mais le tout pris dans son ensemble, le dénigrement, le contrôle, le besoin d’imposer sont immanquables. Il est impossible alors de ne pas voir ce petit jeu pour ce qu’il est : de l’intimidation de la part d’un homme, de la soumission de la part d’une femme.

Il est important de pouvoir montrer ces comportements dans leurs formes « passe-partout » afin que plus de gens, hommes et femmes, puissent s’y reconnaître. Et réagir. Il y a une raison, après tout, pour laquelle la violence conjugale, tout comme l’agression sexuelle, se perpétue comme si de rien n’était, comme si les vieux stéréotypes hommes-femmes n’étaient pas remis en question depuis 50 ans. Loin des regards, dans le cocon de l’intimité sexuelle ou de la vie à deux, il est facile de se dédouaner, de dédramatiser, de passer l’éponge. Au nom de l’amour, des enfants, d’un logis, de tout ce qu’on ne veut pas perdre, il est facile de reconduire de vieux stéréotypes sans trop s’en rendre compte. Les hommes se fâchent, les femmes ramassent les pots cassés.

Cette campagne publicitaire est également bienvenue parce que le contrôle à outrance — qui peut aussi être exercé par une femme sur son conjoint, mais c’est encore exceptionnel — est un meilleur indicateur d’éventuels drames sanglants que ne le sont les bousculades, les gifles et les coups de pied. Pourquoi ? Le contrôle coercitif visant à affaiblir l’autonomie, la liberté, la dignité et le soutien social d’une femme, celle-ci est par le fait même moins capable de prendre ses jambes à son cou au moment clé, ou même de « résister efficacement au jour le jour ».

On ne connaît pas les circonstances exactes entourant le meurtre de Romane Bonnier outre qu’il s’est produit, selon le SPVM, « dans un contexte de violence conjugale ». Comme la jeune artiste ne vivait plus avec son agresseur au moment du drame, on déduit qu’elle avait compris qu’elle devait s’éloigner d’un homme qui pourrait lui gâcher la vie. L’agresseur en question n’a manifestement pas vécu la mêmeévolution. Au moment de commettre l’irréparable, l’homme de 36 ans criait, selon des témoins, « j’ai besoin de faire ça », « elle doit mourir », tout en s’excusant (« je suis désolé ») et en continuant de se déchaîner sur sa victime.

Que devait-il donc « faire » sinon avoir le dernier mot, rétablir son contrôle et ramener coûte que coûte sa petite amie à lui, quitte à l’empêcher pour toujours d’être à quelqu’un d’autre ? Dans son étude (Coercitive Control: How Men Entrap Women in Personal Life), Evan Stark explique que la violence conjugale s’apparente davantage au terrorisme et à la prise d’otage qu’à ce qu’on banalise trop souvent sous l’étiquette de la violence domestique. C’est un crime contre la liberté, un emprisonnement, bien avant d’être un assaut ou une simple voie de fait.

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter : @fpelletier1

mercredi 17 novembre 2021

Nous avons marché sur la lune

 On est cuits. Les résultats de ce qu’on qualifie de « FLOP26 » ne laissent pas beaucoup de place à l’optimisme. Compromis et demi-mesures ont marqué le dernier grand rendez-vous international sur le climat, sans parler des larmes de l’homme qui présidait les pourparlers, Alok Sharma. Petit signe que ça va mal. Même dans l’hypothèse la plus optimiste où tous les pays signataires respecteraient leurs engagements de réduction de CO2, dit le quotidien Libération, « le plafond de +1,5 °C serait toujours dépassé, et de très loin ».

L’avenir de l’humanité ainsi assombri, il est difficile de ne pas désespérer du monde dans lequel on vit. J’étais moi-même à ras de terre, au degré zéro de l’émerveillement, au moment de visiter L’infini, une exposition de l’espace en réalité virtuelle, le 7 novembre dernier. J’arrivais de justesse, la toute dernière journée de la présentation après que 70 000 autres visiteurs furent passés avant moi, sans trop savoir à quoi m’attendre, redoutant un peu les casques et les patentes à gosses, passages obligés des expériences virtuelles.

Mais la lumière fut. Les mots me manquent pour décrire cette aventure qui se situe à mi-chemin entre la très très haute technologie, tournée d’ailleurs avec la collaboration d’astronautes à bord de la Station spatiale internationale (SSI), l’art contemporain et la poésie. Pour citer la petite voix (celle de la comédienne et dramaturge Évelyne de la Chenelière) qui nous met la puce à l’oreille avant de passer de l’autre côté du miroir, de basculer dans l’immensité de l’Univers : « Cette expérience est un hommage à la lumière et à l’espace et à la soif de connaissance qui anime les êtres humains. Bienvenue dans l’infini. »

Produite par Felix & Paul Studios et le Centre Phi, à Montréal, en collaboration avec Time Studios aux États-Unis, cette expérience « immersive » est l’antidote tout indiqué aux horizons bouchés de ce début de siècle. Grâce aux caméras 3D de Felix et Paul placées à bord du célèbre SSI, un engin à faire pâlir Denis Villeneuve lui-même, on voit loin et, mon Dieu, on voit grand. Comme le disent des astronautes interviewés lors du tournage, soudainement, « vous vous dépouillez de tout ce qui a été inventé par les humains », « vous envoyez la main pour la dernière fois », « et vous souriez ». Car, soudainement, vous êtes propulsés dans les constellations du firmament, dans l’extase de l’infiniment grand.

Le prétexte de cette exposition est d’offrir une visite de la Station spatiale internationale au grand public. « En 20 ans d’existence, moins de 250 humains ont visité la SSI », écrit le chef de création du projet, Félix Lajeunesse. Il était temps d’ouvrir « l’expérience d’une vie » au commun des mortels. Mais, à mon avis, le véritable intérêt n’est pas de scruter les passages de l’engin titanesque sur lequel miraculeusement vous vous retrouvez, de voir et d’entendre, à quelques centimètres de vous, les astronautes qui y travaillent. L’intérêt suprême de cette époustouflante aventure, c’est de quitter justement tout ce qui est humain, c’est de ne plus voir ni sentir son corps comme avant, le port du casque vous transformant instantanément en un avatar, une espèce de créature de rêve au contour brillant et au cœur d’or qui glisse élégamment dans l’éther. Comme les 90 autres heureux élus qui sont entrés avec vous, vous ne portez plus tout à fait à terre, vous n’êtes plus en chair et en os, vous êtes une paire d’yeux exorbités, capables de voir à 360 degrés, et un cœur qui bat.

Durant 35 minutes, on meurt un peu soi-même pour être réincarné dans une autre dimension. Celle des éléments. Au moment de sortir de l’engin spatial, c’est l’apothéose. Happés par les étoiles, le Soleil, les faisceaux de lumière, tous très loin et très proche en même temps, c’est terrifiant et fabuleux à la fois. On sent son insignifiance, mais aussi sa connexion à l’Univers comme jamais auparavant. Comme, plus tard, à celle de la Terre quand, pour conclure l’aventure, on fait le tour de la planète, du lever au coucher du soleil, comme l’expérimentent les astronautes eux-mêmes plusieurs fois par jour, mais de façon plus rapide cette fois.

Un peu comme si on montrait de vieilles photos de famille mais en projection IMAX, on sent la nostalgie et l’affection qui vient d’un vieux sentiment d’appartenance. On reconnaît des endroits d’ailleurs : l’Himalaya, le Sahara, les océans… Ma filleule Jeanne, elle, est sûre d’avoir vu le lac Saint-Jean. C’est d’une beauté incommensurable et, comme pour sa famille, on a envie de la protéger. Bien des astronautes le disent : il n’y a rien comme un voyage dans l’espace pour vous rappeler la fragilité de la vie sur Terre.

« Nous avons marché sur la Lune et flotté dans l’espace », dit le texte d’introduction à l’exposition L’infini. Mais nous avons toujours bien des choses à comprendre, et peut-être surtout à faire, si on est pour préserver « la beauté, le mystère et la richesse de notre existence ». S’il y a des jours où il est difficile de croire que la beauté l’emportera sur la productivité, dans ce long combat pour la survie de la planète, il y en a d’autres où l’espoir est permis, où la confiance en l’humanité l’emporte, où on ose croire que nous relèverons brillamment le défi de notre destin planétaire.

L’appel des étoiles aidant.

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter :@fpelletier1

mercredi 10 novembre 2021

Le dieu des petits riens

 Le déneigement, les déchets, les égouts, la taxe de « bienvenue ». Pour beaucoup d’entre nous — dont j’imagine des centaines de milliers d’électeurs qui ont boudé les urnes dimanche dernier —, l’arène municipale se résume à une série de tâches peu inspirantes. Voter ou pas, qu’est-ce que ça peut bien faire ?

Pourtant, cette année, malgré un absentéisme élevé, on a senti le vent se lever : plus de diversité, plus de jeunes et beaucoup plus de femmes font désormais partie du paysage municipal. Signe d’un énorme bond en avant, 5 des 10 plus grandes villes du Québec seront dirigées par des femmes. Bien que ni le sexe, ni l’âge, ni la couleur de la peau ne soient une garantie d’un changement profond en soi, ces élections ont su quand même réchauffer les cœurs et allumer les esprits. On aime voir que les choses bougent, surtout à un moment où, ailleurs dans le monde, la gomme politique se penche sur une question d’envergure — l’avenir de la planète —, mais sans qu’on ait l’impression, cette fois, que ça bouge beaucoup. Malgré l’importance du sommet de Glasgow, rien ne nous dit qu’une solution est en vue.

Il y a plusieurs raisons derrière cette stagnation. L’absence, d’abord, de deux des plus grands pollueurs de la planète, la Chine et la Russie, le manque d’engagements contraignants et de consensus sur les mesures à entreprendre, sans parler de ce que révélait dimanche le Washington Post : les données sur les émissions de gaz à effet de serre soumises à l’ONU par plusieurs pays sont en fait erronées. À l’échelle mondiale, on aurait sous-estimé entre 8,5 et 13,3 milliards de tonnes de CO2, suffisamment pour nous obliger à des mesures plus contraignantes encore.

« Le plan que nous utilisons pour trouver une solution aux changements climatiques repose sur des données. Or ces données sont inexactes », résume l’enquête du Washington Post.

Bonjour la déprime. On a beau vouloir donner la chance aux coureurs, se montrer plus optimiste que la jeune écologiste Greta Thunberg et son « bla-bla-bla », l’avenir s’assombrit de jour en jour. Or, plus les grands de ce monde se montrent incapables de trouver des solutions, plus les petits trouvent leur place à la table. Il y a longtemps qu’on le dit : la démocratie est fragilisée aujourd’hui à cause d’institutions politiques vieillottes. Le concept d’État-nation, avec sa citoyenneté, ses frontières, sa législation territoriale, est mal adapté aux problèmes du XXIe siècle — pandémie, terrorisme, vagues migratoires, environnement — qui, eux, ne connaissent pas de frontières. Notre façon de penser et de nous organiser remonte à il y a 400 ans, mais nos problèmes sont décidément plus modernes.

Dans un monde de plus en plus urbain — 78 % des habitants des pays industrialisés et 50 % de la population mondiale vivent aujourd’hui dans des villes —, il faut revenir, disent plusieurs politicologues, au berceau même de la démocratie : la ville. Là où non seulement les gens ont une « proximité » avec leurs gouvernants, mais où on est continuellement « en mode solution ». Comparez, d’ailleurs, la vitesse avec laquelle la mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’est remise au travail à l’extrême lenteur avec laquelle le gouvernement Trudeau reprend les travaux parlementaires. Tout un contraste. Les villes exigent moins de bla-bla-bla, c’est clair, et beaucoup plus d’action. « Épargnez-moi vos sermons et je réparerai vos égouts », a dit un jour un célèbre maire de Jérusalem, Teddy Kollek, devant des citoyens de diverses confessions religieuses réclamant plus d’accès aux lieux saints.

Selon le théoricien politique Benjamin Barber (If Mayors Ruled the World), la ville est l’endroit où l’humanité mènera le combat pour sa survie. 80 % des émissions de carbone viennent d’ailleurs des centres urbains. La ville est donc un endroit tout indiqué pour s’attaquer au défi climatique, le nombre de femmes et de jeunes élus dimanche dernier est là pour nous le rappeler.

Malgré un taux d’abstention beaucoup trop élevé lié au scrutin, c’est vrai, les nouveaux élus ont une occasion en or : ils peuvent enfin donner un nouveau sens à la politique municipale. Ils peuvent bâtir des réseaux, créer des alliances, ici comme ailleurs dans le monde. Ils peuvent choisir l’action envers l’environnement plutôt que s’en tenir aux promesses vagues et aux beaux sentiments. Ils peuvent nous tenir au courant, par exemple, de tout ce qui se fait en matière d’énergies vertes — le genre d’information qui manque cruellement, à mon avis — en nous proposant les meilleures avenues. Ils peuvent faire des gestes novateurs, courageux et, ce faisant, nous donner un peu plus d’espoir face à l’avenir.

À ce titre, j’ai un souhait pour la (courageuse) mairesse de Montréal : qu’elle tienne, dans les plus brefs délais, un référendum sur le REM. S’il y a un exemple d’un projet axé non seulement sur une proposition de développement urbain surannée, mais sur de la « vieille politique », axé sur le huis clos plutôt que sur la participation citoyenne, c’est bien celui du Réseau express métropolitain. Il est encore temps de bien informer les Montréalais sur ce projet pharaonique et de savoir enfin ce qu’ils et elles en pensent. Il n’est pas trop tard pour démontrer ce que « faire de la politique autrement » veut vraiment dire.

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter : @fpelletier1

mercredi 3 novembre 2021

L'effet femme

 Le premier ministre n’a pas prononcé le mot « femme » lors de son invective contre les omnipraticiens — « ma patience a atteint ses limites », dira François Legault —, mais c’est tout comme. Les femmes sont nettement majoritaires dans les rangs des médecins généralistes (60 %) et risquent de le devenir encore davantage. Ensuite, c’est loin d’être la première fois qu’on montre celles-ci du doigt, si ce n’est que par la bande, pour ce qui est de la « productivité » fléchissante chez les médecins de famille.

Dans un texte publié dans Le Devoir en 2003, l’ancien président du Collège des médecins Augustin Roy se plaint des femmes médecins qui, contrairement au bon Dr Welby (médecin « modèle » d’une série américaine des années 1970), se terrent dans les CHSLD, une « planque dorée », pour profiter de congés de maternité plutôt que de se relever les manches. À l’époque, on est à un moment où la féminisation d’ordres professionnels (médecine, droit, notariat, pharmacie) va s’accélérant et, partout, on s’inquiète du nombre décroissant d’heures travaillées et on redoute la dénaturation de la profession. Chez les vétérinaires, par exemple, où on compte alors 47 % de femmes, on craint la préférence marquée des femmes pour traiter les animaux de compagnie plutôt que les bêtes de ferme.

Et puis, en 2015, le Dr Gaétan Barrette, on s’en souvient encore, à titre de ministre de la Santé, se dresse contre les fainéants, les médecins de famille qui ne « travaillent pas assez ». « Ce n’est pas une question de modèle [de système de santé], précisera-t-il quelques années plus tard, c’est une question d’attitude. » L’attitude de qui, pensez-vous ? Comme le dit cette femme médecin pour qui la réprimande de François Legault a été la goutte qui a fait déborder le vase, les omnipraticiennes se font « encore traiter de paresseu[ses] et [accuser] d’être responsables de tous les maux du système ». La docteure Geneviève Côté a récemment quitté le réseau public de santé, outrée du « manque de reconnaissance » du gouvernement, qui perpétue le mythe des médecins de famille assis sur leur steak.

Il est vrai, cela dit, que les femmes qui investissent la profession ne le font pas avec la même « attitude ». Souvent, elles n’ont pas la même ambition et ne cumulent pas toujours le même nombre d’heures travaillées pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont pas que ça à faire. Elles ont des enfants, une famille, des responsabilités et aussi une gratification, un sens de qui elles sont qui ne découle pas uniquement de leur travail. Le Dr Welby, lui, fidèle aux grandes figures masculines de jadis, n’était qu’une chose : médecin. Il avait une femme à la maison pour s’occuper du reste.

La première génération de femmes (la mienne) partie à la conquête de l’espace public et de la réalisation professionnelle a fait, il faut dire, comme si de rien n’était : en limitant les grossesses au maximum et en ne remettant pas trop en question le modèle masculin du travail. Il fallait montrer qu’on était capables ! Mais deux générations plus tard, particulièrement là où la féminisation saute aux yeux, en droit et en médecine, c’est une autre paire de manches. Comme le dit Geneviève Côté, c’est une question de « valeurs ». D’ailleurs, les femmes ne sont plus seules aujourd’hui dans cette remise en question. Les jeunes hommes en ont marre également d’un modèle axé sur la productivité et la performance. Ils veulent une vie de famille, eux aussi, et n’ont pas nécessairement une femme à la maison pour ranimer le feu dans la cheminée.

Ce qui est inouï n’est donc pas que de jeunes médecins, hommes ou femmes, veuillent travailler moins. Après tout, le mot d’ordre, au moment où l’on se parle, c’est « la décroissance ». Il faut repenser notre façon de vivre, axée sur une hyperproductivité, si nous voulons éviter, disait le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, cette semaine, « de creuser notre propre tombe ». Il faut en faire moins, pas plus.

L’inouï, au contraire, c’est qu’on n’ait jamais repensé l’organisation du travail, au-delà d’offrir des congés parentaux et des garderies, en vue de l’arrivée massive des femmes sur le marché. Même s’il s’agissait d’une véritable révolution, au même titre que la révolution industrielle un siècle plus tôt, on ne s’est pas mis, cette fois, à réaménager les villes et à repenser les structures sociales. Ç’a toujours été aux femmes de s’adapter. Or, si on voit autant d’avocates et de femmes médecins aujourd’hui, c’est précisément parce que ces professions offrent une certaine marge de manœuvre qu’on ne trouve pas ailleurs. Oui, ce sont de meilleures « planques » pour conjuguer maternité et travail rémunéré.

Le véritable scandale n’est pas que les femmes veuillent travailler dans de bonnes conditions et aussi faire des enfants. Le scandale, c’est qu’on est toujours à les culpabiliser de ne pas fonctionner comme des hommes. Alors qu’on sait que le Québec a besoin d’enfants (question de survie nationale), alors qu’on sait qu’il faut repenser notre façon de travailler (question de survie planétaire) et qu’en plus, une refonte en profondeur du système de santé s’impose, on continue de voir les femmes comme une partie du problème plutôt que comme une partie de la solution.