mercredi 27 mai 2020

Les anges ont un sexe, finalement

Vues de plus en plus comme les véritables héroïnes de cette saga sanitaire, les préposées aux bénéficiaires, et autres employées particulièrement mal payées du système de santé, n’auront jamais tant fait parler d’elles. Maintenant que nous comprenons un peu mieux la nature essentielle de leur travail — qui d’autre s’occupe en priorité de la dignité humaine ? —, on ne sait plus quoi faire pour les remercier. Tenez, la Banque CIBC, en partenariat avec le Globe and Mail, annonçait en pleine page, samedi dernier, Holidays for Heroes, des points vacances offerts à des préposées en centres d’hébergement.
Il y a une raison qui explique qu’il a fallu près d’un demi-siècle avant de comprendre l’importance de ce travail largement invisible et très majoritairement féminin (plus de 80 %). Les « petites mains », pour reprendre la belle expression de Jean-François Nadeau, celles qu’on appelait jadis les garde-malades et les maîtresses d’école, ce travail typiquement féminin et tout aussi typiquement dévalorisé, sont une transposition dans l’espace public de ce qui s’est longtemps passé dans l’espace privé. Loin des regards, comme les préposées aujourd’hui dans les CHSLD, les « gardiennes du foyer » s’occupaient, elles aussi, du menu fretin, de ce qui est perçu comme secondaire et de moindre importance : le travail de maison, avec tout ce qui en découle.
De la même façon que les infirmières, les auxiliaires à domicile et les préposées aux bénéficiaires sont les strates géologiques sur lesquelles repose le système de santé tout entier, les femmes au foyer ont longtemps été (et dans bien des cas le sont encore) les roues invisibles qui permettent au système économique de tourner. En entretenant physiquement, émotionnellement et, surtout, gratuitement « la force du travail », comme dirait Marx, les ménagères ont, bien malgré elles, ouvert la porte à cette idée (tenace) voulant que les femmes soient par nature des aidantes et des accompagnatrices, en plus d’être pétries du « don de soi ».
Les congrégations religieuses, dont parlait dans ces pages le philosophe Jacques Dufresne, ont été les premières à transposer ce modèle dans l’espace public. Soignantes et éducatrices « dans l’âme » elles aussi, les sœurs travaillaient également gratuitement — par amour pour Dieu, plutôt que par amour pour le mari et les enfants. Puis arriva la Révolution tranquille main dans la main avec le mouvement de libération des femmes et, soudainement, les vieux modèles éclatèrent pour laisser place au nouveau.
Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, le titre évocateur d’une pièce du Théâtre des cuisines (1975), était maintenant chose du passé. Les femmes pouvaient se réaliser, en théorie, dans le travail rémunéré de leur choix. Ce qui n’a pas empêché bon nombre d’entre elles de se diriger vers des emplois typiquement féminins (garde-malades et maîtresses d’école), question de prendre la marche la plus immédiatement accessible. Depuis, la multiplication des femmes sur le marché du travail et les exploits de certaines d’entre elles — les femmes chefs d’État s’en tireraient apparemment mieux en ces temps de pandémie — occultent le fait que le patriarcat n’est pas tout à fait mort, et que n’est pas disparue l’image qu’on se fait des femmes.
La pandémie est justement en train de défaire des décennies de progrès féministes, rapportent les médias. En retournant massivement les femmes à la maison, celles-ci se voient obligées, souvent, de jouer les fées du logis. Chassez des siècles de conditionnement… et il revient au galop. « Une fois que le confinement sera levé et que le virus aura battu en retraite, il n’est pas dit qu’une part de ces tâches qui se faisaient préalablement à l’extérieur du domicile ne resteront pas dans le giron familial, ce qui risque d’affecter davantage les femmes », dit un article du Guardian. Sans oublier que plus de femmes, déjà plus touchées par le chômage que les hommes, sont affectées par les conséquences sociales de la pandémie.
Alors, résumons. Depuis toujours, « l’économie formelle n’est possible que parce qu’elle est largement subventionnée par le travail qu’accomplissent les femmes gratuitement », selon Nahla Valji, conseillère spéciale de l’ONU. De plus, les femmes jouent aujourd’hui un rôle essentiel sur le marché du travail. Comme dit l’ancienne ministre française de la Justice Christiane Taubira dans Le Monde : « Infirmières, aides-soignantes, caissières, enseignantes, aides à la personne, personnel de nettoyage : c’est une bande de femmes qui fait tenir la société ! » Et tout ce que le gouvernement Legault pense faire, face à ce bilan éloquent, c’est offrir quelques primes aux préposés tout en hésitant à régulariser le statut de plusieurs « anges gardiennes » ? Ne voit-il donc pas la roue inexorable de l’Histoire qui tourne, poussant de plus en plus de femmes, écœurées d’y laisser leur peau, à abandonner un travail pourtant qualifié aujourd’hui « d’essentiel » ?
L’heure n’est plus aux simples remerciements ; l’heure est au reclassement. Traitons les travailleuses de la santé, comme celles en éducation, à la hauteur des services qu’elles nous rendent.

mercredi 13 mai 2020

Le masque

Le port du masque est désormais chose acquise. Après qu’on l’a regardé de haut, et je m’inclus ici parmi les récalcitrants de la première heure, le directeur national de santé publique en a lui-même fait la promotion, vendredi dernier, en prenant bien soin de respecter l’élégance vestimentaire à laquelle il nous a habitués. Il a récidivé en point de presse mardi, cette fois en compagnie de François Legault et Danielle McCann. On se doute que la situation alarmante dans la métropole a dû jouer un rôle dans le changement d’attitude du docteur Horacio Arruda, comme chez bon nombre de Montréalais d’ailleurs. Si le confinement pur et dur des sept dernières semaines nous a si peu réussi — Montréal étant aujourd’hui une des villes les plus touchées au monde —, aussi bien essayer autre chose. Le masque, pourquoi pas ? D’autant plus qu’il permet un peu plus de circulation à l’air libre.
Seulement, le masque n’est pas sans soulever d’énormes contradictions vis-à-vis du port de signes religieux que le gouvernement Legault s’est fait un devoir d’interdire. On nous demande aujourd’hui de porter un masque pour des raisons de santé publique, de respect des autres, du légendaire « vivre ensemble », alors qu’on exige de nombreux employés de l’État de ne justement rien porter sur la tête ou le visage pour les mêmes raisons. Comment peut-on concilier ces deux mots d’ordre ? Comment le port de signes religieux, pourtant moins laids et souvent moins ostentatoires, enverrait-il un mauvais signal, le refus d’intégration dans la communauté d’accueil, et celui du port du masque, le signal contraire, le souci de cette même communauté ?

Questionné sur le sujet lors d’un point de presse rituel, le premier ministre Legault s’est contenté de dire, un brin excédé, que la loi interdisant les signes religieux continuera à s’appliquer. Prochaine question. On était encore à l’heure des arcs-en-ciel et des scénarios plutôt optimistes, à l’heure où le Dr Arruda semblait toujours peu friand du port du masque. On mesurait encore mal tout ce que cette invraisemblable pandémie nous forcerait à réexaminer, à voir et à comprendre avec les yeux écarquillés des grandes crises.
En France, le port du masque est obligatoire dans les lycées et les transports en commun depuis quelques jours. Des caméras dans le métro de Paris assureront la surveillance et les fautifs seront passibles d’une amende de 135 euros. Les marchands peuvent également exiger de leurs clients qu’ils portent un masque, sous peine d’expulsion. Au pays qui s’est justement démarqué par son refus catégorique du voile, qui a même interdit le cache visage lors des manifs des gilets jaunes, ces deux poids, deux mesures ne passent évidemment pas inaperçus.
« Les musulmans voient toute l’ironie de ces mesures », dit Karima Mondon, enseignante lyonnaise portant le foulard. « Il n’y a pas si longtemps, on nous apprenait que refuser de faire la bise était un “signe de radicalisation”, alors qu’aujourd’hui on nous dit, au contraire, que ça équivaut à une bonne pratique de santé publique. »
Après avoir interdit le port du hidjab dans les écoles en 2004, l’Hexagone a banni en 2010 le port du niqab et de la burqa dans l’espace public. Bien que peu de pratiques soient aussi détestables, on s’entend là-dessus, il n’est pas simple de les interdire pour autant. Comment une société « libre et démocratique » peut-elle dicter le comportement vestimentaire de simples citoyennes, qui n’ont ici aucune fonction étatique, sans, du même coup, violer les droits les plus fondamentaux ? Ceux du libre arbitre, de la conscience et de la religion. Il n’y a que deux arguments possibles dans de telles circonstances, ceux de la sécurité publique et du vivre ensemble. Cacher son visage, c’est cracher sur le contrat social qui nous unit, dit essentiellement la loi française.
Maintenant qu’on veut donner le sens contraire à précisément le même geste — le « bon citoyen » étant celui ou celle qui se couvre désormais le visage, et non l’inverse —, comment maintient-on l’interdiction de vêtements religieux ? Comment prétendre qu’il y a un problème de sécurité publique ou de cohésion sociale dans un cas, mais pas dans l’autre ? En France, à l’heure actuelle, une femme qui déambule en niqab risque une amende de 165 euros, mais elle risque du même coup, en se pliant à cette loi, une amende de 135 euros en se présentant dans le métro sans masque. On voit là tout l’absurde de la situation.
Bien que le Québec n’aille pas aussi loin dans l’interdiction des signes religieux, la contradiction saute aux yeux ici aussi. Une pratique perçue comme néfaste au bien commun encore hier ne peut pas soudainement devenir bénéfique sans révéler une certaine discrimination sous-jacente. Une poignée de femmes voilées dans les écoles représenterait une menace, mais une cohue de travailleurs masqués dans le métro tard le soir, pas de problème ? Quand la pratique est celle d’une minorité religieuse, ça nous inquiète, mais quand il s’agit d’un comportement majoritaire, tout va bien ?
Voilà un autre examen de conscience auquel cette pandémie nous convie.

mercredi 6 mai 2020

La solitude tue

Il n’y a pas que la COVID-19 qui décime les rangs des 80 ans et plus. La solitude fait des ravages aussi. L’histoire de Réal Migneault, dont la visite au chevet de sa mère a eu un effet inattendu, est éloquente à cet égard. Atteinte du virus, la dame de 85 ans n’en avait plus pour longtemps, ce qui permettait à son fils d’enfin lui rendre visite. Trois jours et trois visites plus tard, la résidente du CHSLD Berthiaume-Du Tremblay à Montréal était revenue à elle et fredonnait ses chansons préférées. Le contact avec son fils semble l’avoir ressuscitée. Mais pour combien de temps ? Thérèse Marineau est à nouveau condamnée à l’isolement ; elle n’a plus droit aux visites. Urgence sanitaire oblige.
De toutes les révélations que nous réserve cette pandémie, aucune n’est plus ahurissante que celle concernant les centres d’hébergement pour personnes âgées. Ce sont les corps anormalement amaigris, les couches qui débordent et les cadavres qu’on tarde à sortir des chambres qui nous ont le mieux fait comprendre que « la guerre dont parlent les gouvernements est celle que les institutions mènent contre leurs citoyens ». En commençant par les vieux. Ou devrais-je dire les vieilles ? Derrière ces éternelles oubliées, on en trouve d’autres, femmes elles aussi pour la plupart, très souvent immigrantes, qu’on s’évertue à ne pas voir et à traiter sans considération.
Curieusement, cette « urgence sanitaire » nous force à reconnaître que notre plus gros problème n’est pas d’abord sanitaire. Il est humain, social et politique. Comme dit l’ex-présidente de Médecins sans frontières, Joanne Liu, une fois la pandémie derrière nous, « les gens ne se rappelleront pas tout ce qu’on a fait par rapport au lavage des mains […] Ils vont se rappeler qu’ils n’étaient pas là quand leur mère est décédée ». Le problème qui saute aux yeux ici n’est pas d’abord médical : c’est l’isolement et l’abandon. C’est le fait que 10 % seulement des aînés hébergés reçoivent des visites régulières de leurs proches. C’est le manque flagrant de contact humain.
Tous les CHSLD ne sont pas des prisons ignobles, bien sûr. Malgré un manque chronique de personnel, plusieurs font ce qu’ils peuvent pour offrir une vie digne de ce nom. Et puis, le Québec n’a certainement pas inventé la notion de centres d’hébergement pour « personnes en perte d’autonomie », ni les problèmes associés à ce type d’établissement en pleine pandémie. Seulement, le Québec compte beaucoup plus de résidences pour aînés, un phénomène que nous payons durement à l’heure actuelle.
« Plus de 40 % des 85 ans et plus vivent dans un centre d’hébergement privé ou public au Québec », comparativement à environ 30 % ailleurs au Canada. C’est cette réalité, dont on ne se souciait guère avant la venue de la pandémie, qui fait de Montréal l’épicentre de la propagation virale au Canada et du Québec, un des endroits les plus touchés en Amérique du Nord. Mais comment sommes-nous devenus les champions des centres d’hébergement pour aînés ? Le vieillissement de la population, l’urbanisation et jusqu’au type d’habitation expliquent en partie le phénomène. Mais le Québec est-il si différent, disons, de la Colombie-Britannique ? Pas tant. On trouve une différence notoire, par contre, dans le nombre de résidences pour aînés privées. Selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement, le « taux d’attraction » du privé en 2019 était de 18,4 % au Québec, comparativement à 6,1 % ailleurs au Canada. Tout « un contraste », dit le rapport.
Je n’essaie pas d’épingler l’hécatombe des CHSLD sur le seul dos du privé. Devant l’innommable, nous avons tous à nous interroger. L’indifférence générale à l’égard des personnes âgées est une responsabilité individuelle et collective. Mais parmi les examens de conscience auxquels cette crise nous convie, « la dictature des écoles de gestion » devra certainement se retrouver en haut de liste. L’idéalisation du privé, perçu comme moins cher et plus efficace, s’est imposée dès les années 80 pour culminer avec la méthode Toyota et la centralisation à outrance dans les années 2000. « On a coupé dans le social pour donner au biomédical », résume Claude Doyon, retraité du système de santé après 32 ans de service. On a coupé dans les « petits » services — la secrétaire, la réceptionniste, la préposée aux bénéficiaires et jusqu’aux infirmières — pour donner aux grands établissements et aux hauts gradés. Avec les résultats qu’on connaît.
En temps normaux, n’importe quel gouvernement serait forcé de démissionner devant l’étendue des problèmes que cette crise nous révèle. L’heure est tout sauf normale. On a tellement besoin de croire dans l’utilité du combat auquel on nous convie — « ensemble on va y arriver ! » — que tout ce qui ne concerne pas une solution immédiate est remis à plus tard.
Pourtant, il n’y a pas que les microbes qui tuent. La solitude, la négligence et la discrimination le font aussi.