mercredi 28 février 2018

Retour vers le future

La manifestation anti-Barrette de Québec solidaire aura vite été balayée du revers de la main. Petit « défoulement de gauche », peu fréquenté, de la part d’un parti visiblement en perte de vitesse, a-t-on commenté. Mais on rate ici l’essentiel. La manif de samedi dernier signale, à mon avis, un virage vers un « mouvement politique », un terme qui a d’ailleurs ponctué le discours du co-chef, Gabriel Nadeau Dubois, virage qui se fait aux dépens d’un parti plus traditionnel, disons. Depuis quand, d’ailleurs, un parti politique organise-t-il des manifs ?
Le choix de Manon Massé au débat des chefs va également dans le sens de ce « back to the future » qui s’opère actuellement. Si la majorité des têtes pensantes à QS ont fait leurs armes dans les mouvements sociaux, y compris évidemment GND, personne ne connaît le plancher des vaches, personne n’affectionne la terre battue comme Manon elle-même. En raison de son passé, de sa langue et de son allure dépourvues du moindre fard, la députée de Sainte-Marie est l’incarnation même de la politique exercée « autrement ». Or, on sent une volonté de miser encore davantage sur ce qui a toujours différencié Québec solidaire des autres partis politiques.
Si les sondages étaient restés à la hausse, si on avait réussi à attirer Jean-Martin Aussant et d’autres de sa trempe, ce virage aurait-il lieu ? On peut en douter. Le retour de l’enfant prodigue au PQ a certainement jeté un pavé dans la mare, comme l’a fait le rendez-vous raté avec les péquistes en mai dernier. Il était alors toujours question de « voler le tonnerre », si on peut dire, au Parti québécois, de le supplanter comme parti de centre gauche capable d’exercer le pouvoir d’ici un mandat ou deux. Depuis, on semble avoir compris que la marche est beaucoup plus haute que prévu. Les débuts difficiles de Valérie Plante à la mairie de Montréal n’ont fait qu’exacerber la perception, solidement ancrée depuis 40 ans, que la gauche n’est pas faite pour gouverner, seulement pour élever le débat. (Et Dieu sait que le débat le réclame.)
Laissons Jean-Martin jouer le sauveur, se dit donc QS. Laissons-le rentrer dans les rangs d’oignons de la politique traditionnelle, complet veston et déclamation en poche, pendant que nous continuons de fouetter les troupes, de gonfler le sentiment d’indignation qui percole dans la population. Allons surtout chercher les jeunes, ce qu’un « vieux parti » comme le PQ, même avec JMA et Véronique Hivon, est incapable de faire. Le calcul n’est pas inintéressant et beaucoup moins « marginal » qu’il en a l’air. (Précisons que ce que j’avance ici ne m’a pas été confié dans le cadre d’un documentaire en chantier sur GND, mais moi qui extrapole.)
Le succès phénoménal de Bernie Sanders aux élections américaines, comme celui de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste anglais aujourd’hui, témoigne de cette capacité à « réveiller les masses », les somnolents de 18-34 ans notamment, ceux qui se montraient, à cause de leur jeune âge ou de leur dégoût de la chose politique, parfaitement indifférents jusqu’à maintenant. Leur réussite parle aussi d’un type d’organisation qui mêle l’ancien au moderne, les assemblées de cuisine aux réseaux sociaux. Des choses qu’à QS, on sait très bien faire.
Mais le succès de Sanders et de Corbyn repose surtout sur leur insistance à défendre coûte que coûte un monde plus juste, plus sain et plus égal. Une vision résolument à gauche. Au Québec, il n’y a que QS qui peut prétendre à cette constance, à cette fidélité aux principes, tous les autres partis ayant changé leur veste au gré du vent. Dans un monde en perte de repères et en quête de sens, ce n’est pas rien. On voit d’ailleurs que les gestes qui comptent en ce moment, qu’il s’agisse de jeunes Floridiens en campagne contre les armes à feu (du jamais vu), de l’initiative des maires de grandes villes américaines pour sauver l’environnement ou encore du mouvement de dénonciation des agressions sexuelles #MoiAussi, ce sont tous des initiatives citoyennes. Ce sont des gestes qui clament haut et fort l’impuissance de la politique traditionnelle à s’occuper des vrais problèmes.
Comme l’explique la politicologue Anne-Marie Slaughter, « un nouvel ordre mondial est en train d’émerger, autour, au-dessus et en dessous de l’échiquier politique établi ». Plus difficile à saisir, reposant en grande partie sur des réseaux sociaux, il s’agit d’initiatives qui ont en commun l’urgence de trouver des solutions à l’inaction politique et, j’ajouterais, un sens à la vie citoyenne. Retrouver une direction qui nous honore, regarder, pour une fois, loin devant, « ça ne pourra pas toujours ne pas arriver », pour citer ce grand fouetteur de troupes, Gaston Miron.

mercredi 21 février 2018

La loi de la pauvreté galopante

Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi l’entente avec les médecins spécialistes est non seulement une insulte à l’intelligence, mais aussi une pelure de banane pour l’ensemble de la société québécoise. D’abord, l’idée même de rattraper l’Ontario alors que le coût de la vie au Québec, incluant les salaires, est beaucoup plus bas est irrecevable. À ce titre, rattrapons le salaire des menuisiers, des physiothérapeutes, des cuisiniers, des chauffeurs de limousine… Ils font tous plus d’argent là-bas qu’ici.

Ensuite, si jamais la notion d’un certain rattrapage se justifiait, il aurait fallu un contexte différent, un système qui fonctionne, des professionnels de la santé qui n’ont pas peur de se laver les mains, si on peut dire. Tout le contraire de ce qui se passe actuellement. Si la réforme Barrette a démontré une chose, c’est l’urgence d’améliorer un système de santé dysfonctionnel. Or, partout, la solution a été de couper dans le gras, d’éliminer des postes et des structures administratives, d’alléger le plus possible. À une exception près, celle des médecins. À ce chapitre, et passons sur l’énorme conflit d’intérêts qui se manifeste ici, l’approche privilégiée par le docteur en chef a été la carotte plutôt que le bâton, les incitations financières plutôt que les mises à pied.

Seulement, dans les deux cas, la réduction d’effectifs ou les cadeaux en argent, le miracle ne s’est pas produit. Le système québécois est toujours en deçà de celui de l’Ontario, quel que soit le critère appliqué : temps d’attente, accès à un médecin de famille, présence d’infirmières à temps plein, etc. Dans un tel contexte, pourquoi diable devrait-on payer nos médecins 10 à 20 fois plus que monsieur et madame Tout-le-monde ? Pour ne rien dire du fait de payer nos médecins 15 % de plus que le font les Ontariens eux-mêmes.

La loi de la pauvreté grandissante

Finalement, avec cette entente, le Québec — qui aime rappeler son sens du « vivre-ensemble » — vient d’introniser la notion du 1 %, l’inégalité sociale à son meilleur. En obtenant un salaire frôlant le demi-million, les médecins spécialistes se retrouvent en fait dans la stratosphère du 0,21 % — très très loin au-dessus des deux tiers de la population dont le revenu ne dépasse guère les 60 000 $ par année. En fait, en 2015, 39 % des Québécois gagnaient 25 000 $ ou moins. Or, permettre de telles montagnes russes n’est pas sans conséquence.

Partout où les inégalités sociales sont criantes, les indicateurs de bien-être social piquent du nez. L’enrichissement des plus riches n’implique pas seulement l’appauvrissement des plus pauvres, en d’autres mots, ce que Marx appelait la « loi de la pauvreté grandissante ».

Une répartition inégale des revenus appauvrit également la vie en société comme telle. De nombreuses études ont démontré que tous les facteurs qui mesurent l’harmonie d’un pays, tous les aspects qui le rendent attrayant — le taux de littératie, de santé, de non-violence, de confiance envers les institutions — sont affectés négativement par l’inégalité de revenus.

Même dans des pays riches comme les États-Unis, Singapour, la Grande-Bretagne, mais où les inégalités sociales sont parfois criantes, la mortalité infantile, le taux de décrochage, la santé mentale, la mobilité sociale… affichent de très mauvais scores comparativement aux pays scandinaves, par exemple. Ce qui fait dire au professeur Richard Wilkinson, auteur de The Impact of Inequality, que « si les Américains veulent vivre le rêve américain, ils devront vivre au Danemark ». Selon le sociologue anglais, l’inégalité financière agit sur une société comme de l’acide sur la carrosserie d’une auto. C’est un destructeur du tissu social.

Si le Québec/Canada n’affiche pas les inégalités criantes qu’on retrouve aux États-Unis ou ailleurs, tous nos indicateurs de bien-être social sont néanmoins deux fois plus faibles que ce qu’on retrouve dans les pays scandinaves. Contrairement à ce qu’on aimerait croire, la cohésion sociale, la confiance en soi, la confiance dans notre milieu de travail et dans nos institutions, la capacité de croire en nous-mêmes et en notre avenir ne sont pas ce qu’elles devraient être.

Pour toutes ces raisons, l’entente conclue avec les médecins spécialistes de la part du « gouvernement de docteurs » de Philippe Couillard dépasse le simple conflit d’intérêts ou l’erreur politique. C’est un grossier pied de nez fait à l’ensemble des Québécois et à notre capacité de réellement vivre ensemble.

mercredi 14 février 2018

Le grand malentendu

En cette Saint-Valentin particulièrement tendue — les accusations de puritanisme et de chasse aux sorcières s’élevant contre les dénonciations d’agressions sexuelles qui pilonnent l’espace public —, Cupidon ne sait plus à quelles flèches se vouer.
 
Il n’est pas le seul.
 
À en juger par les propos de Gilbert Rozon, ciblé par des allégations d’inconduite sexuelle — « je n’ai jamais fait l’amour à quelqu’un si une personne a dit non » —, la confusion paraît fort répandue. Mais avant de s’attaquer au grand malentendu qui sépare les coeurs aigris des choeurs grecs, disons d’emblée que personne ne prend plaisir à voir des hommes connus piquer du nez. Pas plus qu’à voir des femmes d’envergure avouer qu’elles ont trop longtemps enduré l’inacceptable. Tout ça est très difficile et, oui, humiliant pour tout le monde.
 
L’imbroglio dont je parle tient essentiellement au fait qu’une femme existe pour se faire sauter. C’est une loi après tout incontournable de la nature : les femelles sont, par définition, les proies sexuelles des mâles. Or, que ce soit au nom de l’évolution de l’espèce, de l’Église catholique ou de la stabilité sociale, la disponibilité sexuelle des femmes a toujours été un principe que personne, même pas les suffragettes — dont on fête aujourd’hui l’anniversaire —, n’a contesté. Le « bas les pattes, bonhomme » est un phénomène, rappelons-le, extrêmement récent. Extrêmement révolutionnaire, aussi.
 
Au Canada, il a fallu attendre 1983 pour que le viol ne soit plus vu comme rare et exceptionnel, l’affaire d’un forcené assoiffé de pénétration vaginale violente. Avant cette date, une femme ne pouvait pas prétendre avoir été violée par son conjoint, par exemple, justement parce que sa disponibilité sexuelle, peu importe la nature des préambules, était un fait accompli. Son consentement, en d’autres mots, comptait pour zéro. Elle ne pouvait pas non plus porter plainte pour viol (ailleurs qu’au sein du couple) sans la corroboration d’un tiers. Même si ce type d’agression se fait quasi toujours en catimini, sa parole à elle ne suffisait pas. Comme nous le rappelait récemment un juge de Halifax, la présomption qu’une femme est par nature ouverte aux avances d’un homme — peu importe si elle est ivre morte sur la banquette arrière d’un taxi — est profondément ancrée.
 
Malheureusement, la révolution qui s’est opérée au coeur de la jurisprudence canadienne à la fin du siècle dernier ne semble pas du tout s’être passée dans le coeur des mortels. Et j’inclus les femmes là-dedans. Même si, ici comme ailleurs, la notion de viol disparaît en faveur de l’agression sexuelle — ce qui implique « une présomption de consentement des femmes à l’acte sexuel », qui, lui, comprend dorénavant toute une panoplie de gestes, du baiser volé à la pénétration forcée —, nous avons été légion à ignorer les nouvelles consignes, la cuisse qui se veut insistante dans le métro, les mains baladeuses du patron ou le comique de Juste pour rire qui vous fouette les fesses avec sa cravate.
 
Au nom des hommes qu’on aime et qu’on admire, de ceux qu’on est heureuses d’avoir dans nos vies, au nom de l’amour qu’on espère tous, on se l’est bouclée. On s’est royalement tus. Était-ce après tout si grave ? « Après tout, tu n’as pas été violée », comme aurait dit Lise Payette à Léa Clermont Dion. Au nom de l’harmonie entre les sexes, ou simplement la peur de perdre sa job, on a collectivement passé l’éponge.
 
Il est là, le malentendu. Malgré ce que dit la nouvelle jurisprudence, qu’on ne batifole plus avec l’amour, que, sans consentement, implicite tout au moins, les petits gestes comme les grandes embardées sont passibles de sanctions, on a continué comme si de rien n’était, marchant dans les sillons d’une histoire ancienne où les hommes n’ont jamais eu à demander la permission et où les femmes ont toujours feint d’aimer ça. Et puis, l’affaire Weinstein a éclaté, et le compromis bâtard qui a trop souvent scellé les rapports hommes-femmes a finalement sauté. Des milliers de femmes se sont souvenues qu’elles étaient dans leur droit d’être traitées autrement.
 
On peut évidemment comprendre la confusion d’un Gilbert Rozon devant un revirement aussi soudain. On peut aussi craindre les dérapages et une certaine aseptisation des rapports sexuels devant un tel coup de barre. S’il n’est pas inutile de réfléchir aux conséquences du mouvement #MoiAussi, ne perdons pas de vue l’essentiel. La dignité humaine, le respect des femmes, et des hommes aussi, viennent de faire un immense bond en avant. Cupidon peut se consoler.

mercredi 7 février 2018

"Mais, hey, c'est un succès..."

Il aura fallu une jeune femme aux cheveux roses, un anneau dans le nez et les larmes aux yeux pour enfin nous donner l’heure juste. « Je suis brisée par mon métier, j’ai honte de la pauvreté des soins que je prodigue », écrivait sur sa page Facebook Émilie Ricard la semaine dernière.
  Le voici donc, le vrai « visage des soins infirmiers » ne ressemblant en rien à la mine réjouie du ministre de la Santé lorsqu’il nous entretient, lui, de ses prouesses dans le domaine. Comme par hasard, la réforme du système, orchestrée à grands coups de baguette depuis trois ans, revêt une tout autre allure sous la plume de cette jeune infirmière « exténuée » qui songe, comment s’en surprendre, à réorienter sa carrière.
  Avant ce cri du coeur, il était facile de s’en laisser imposer par l’auguste ministre et par des chiffres qui, sans tout dire, indiquent quand même certaines améliorations : 15 % de réduction d’attente dans les urgences et hausse de 30 % des personnes ayant un médecin de famille. Mais pour le reste ? Pour ce qui est du tordage de bras de la loi 20 et du sabrage pantagruélique de la loi 10 — abolition de 18 agences de santé et fusion de 182 autres, abolition des conseils d’administration dans les hôpitaux, des représentants élus par la population et du commissaire à la santé, diminution draconienne des établissements (de 350 à 34) et des administrateurs (de 7000 à 680) —, qui pouvait vraiment dire ? CSSS ou CISSS, qui sait faire la différence ? La bureaucratie étant ce qu’elle est et les professionnels de la santé, souvent peu doués pour l’administration, qui pouvait jurer que ce régime maigreur n’était pas, en partie du moins, indiqué ?
  Alors, merci à Émilie pour sa lanterne. Son texte met à nu, d’abord, les prétentions du ministre concernant le manque de motivation des femmes dans le milieu (médecins comme infirmières). Selon lui, les femmes bouderaient le travail qui leur est offert, ce qui expliquerait une bonne partie de la dysfonction du système. « La balle est dans le camp des infirmières », dira le Dr Barrette en réponse à Émilie — une autre façon de dire « elles ont juste à prendre les postes offerts ».
  Pourtant, cette pénurie, loin d’être un manque d’appétit pour le travail, est une pure fabrication, disent les fondatrices de l’Observatoire infirmier, Marilou Gagnon et Amélie Perron. « Elle est le résultat direct d’une épidémie de congés de maladie, de démissions, d’absentéisme en tous genres, de gel d’embauche, de perte de postes infirmiers, de mises à pied, d’épuisement […] et d’abandon de la profession ».
  Le travail d’infirmière, bastion de femmes s’il en est un, est depuis trop longtemps méprisé dans le système de santé. Le contraste entre le traitement de faveur accordé aux médecins, primes « à la jaquette » et « à la ponctualité », en plus de salaires faramineux, et celui qu’on réserve au personnel infirmier, pour qui les heures supplémentaires obligatoires sont une « mesure complètement normalisée depuis 25 ans », n’aura jamais été aussi criant.
  Malheureusement, Gaétan Barrette n’est pas exactement la personne tout indiquée pour mettre fin à ce deux poids, deux mesures. Si on regarde l’ensemble de son oeuvre, deux choses sautent aux yeux : le traitement de faveur accordé aux médecins et, surtout, la concentration des pouvoirs. Le partage des décisions et la démocratisation des instances ont été sacrifiés au profit d’une concentration des pouvoirs dans les mains du ministre. La pyramide est désormais beaucoup plus petite, mais aussi beaucoup plus pointue — précisément le contraire de ce que devrait être une bonne gestion des affaires publiques, disent les auteurs de Why Nations Fail.
  Selon l’économiste Daron Acemoglu et le politicologue James Robinson, ce qui différencie les pays qui réussissent des pays qui échouent n’est ni la culture, ni la géographie, ni même les richesses naturelles, mais bien la qualité des institutions. « Une nation prospère lorsqu’elle développe des institutions politiques et économiques “inclusives” et elles échouent lorsque ces institutions concentrent le pouvoir et les opportunités dans les mains de quelques-uns ».
  Exactement ce que s’évertue à faire Gaétan Barrette depuis de nombreuses années.
  On sabre les instances démocratiques, on empêche la transparence, on concentre les pouvoirs, on privilégie les plus riches, on méprise, voire on « violente » le personnel infirmier… « mais, hey, dit Émilie, la réforme est un succès ».