mercredi 30 mars 2016

Autopsie d'un fiasco

Jian Ghomeshi a été acquitté de toutes les accusations qui pesaient contre lui lors d’un premier et combien spectaculaire procès. Le dénouement est le contraire de ce à quoi on aurait pu s’attendre il y a un an et demi, alors qu’on découvrait les nombreuses agressions sexuelles que l’animateur de radio aurait commises. Au fur et à mesure que les informations coulaient, on a vu l’indignation monter, les réseaux sociaux s’enflammer, jusqu’au chef de police de Toronto inviter les femmes à porter plainte. Du jamais vu. Jamais n’avait-on tant parlé de ce type insidieux de violence ; jamais n’avait-on vu un chef de police en encourager la dénonciation.

Que s’est-il donc passé ? Les plaignantes se sont contredites en cour et le juge, se disant incapable de « distinguer la vérité du mensonge », dut conclure à l’absence de« tout doute raisonnable ». Vu cette exigence tatillonne et par ailleurs tout à fait légitime du système de justice criminelle, le juge ne pouvait pas conclure autrement. Tout le monde s’entend là-dessus. Seulement, fallait-il qu’il reprenne le plaidoyer, parfois au mot près, de la défense ? Qu’il passe au tordeur les plaignantes sans égard pour le contexte psychologique, médiatique et juridique dans lequel elles ont baigné ? Comprenez-moi bien, ces trois femmes ont chacune fait des erreurs monumentales, impardonnables vu l’importance de ce procès, mais elles ne devraient pas être seules à en porter l’odieux.

Qui sont les autres coupables ? La frénésie médiatique, d’abord. Vu la célébrité de l’accusé, les médias sont tombés à bras raccourcis sur cette histoire. Lucy DeCoutere, la seule plaignante à s’être identifiée, a accordé à elle seule 24 entrevues et a même engagé une relationniste pour gérer la demande. Non seulement les micros se tendaient, mais on sentait une certaine sympathie pour celles qui osaient aujourd’hui dénoncer. Rapidement, des femmes qui n’avaient jamais eu l’intention de porter plainte, d’autant plus que les gestes allégués remontaient à plus de dix ans, se sont senties investies d’une mission. Celle de porter sur la place publique une cause perdue que ni le temps ni le féminisme n’ont su améliorer : contrairement aux autres crimes contre la personne, l’agression sexuelle est en hausse aujourd’hui.

Le procès Ghomeshi est un exemple patent de comment les médias et les tribunaux travaillent à contre-courant. Nous tirons dans deux directions opposées : les médias vers une divulgation toujours plus grande, les tribunaux vers un silence d’or. L’ironie, évidemment, c’est qu’il n’y aurait pas eu de procès sans le rôle des médias. En même temps, la posture « d’héroïne » encouragée par l’attention médiatique et adoptée par les plaignantes, une attitude vindicative qui tranche avec l’ambivalence qui caractérise souvent les victimes d’agression sexuelle et qui était aussi celle des plaignantes avant que les médias s’emparent de l’histoire, a beaucoup contribué aux dites « déceptions » et « incohérences » relevées par le juge. La collusion dont il les accusera découle aussi de cette posture de Jeanne d’Arc. Quoi de plus normal pour des femmes qui mènent une offensive de se tenir les coudes ? La solidarité est d’ailleurs la grande leçon de la campagne #AgressionsNonDenoncées. Mais aux yeux du tribunal, cette perception de« conspiration » les coulera encore davantage et empêchera, d’ailleurs, la Couronne de souligner la similarité et donc la véracité des gestes allégués.

Dans sa hâte de redorer son blason en matière de lutte contre l’agression sexuelle, la police semble aussi avoir été victime de la supramédiatisation de l’affaire Ghomeshi. À moins que ce soit la norme de mener mollement les entrevues avec les femmes violentées. Dans les extraits d’entrevues obtenus par l’émission The Fifth Estate, on entend des enquêteurs demander s’il y a autre chose qu’ils devraient savoir. Mais sans plus. On apprend aussi que l’enquête du premier cas se résume à une entrevue de 35 minutes avec la plaignante. « Les policiers ne sont pas des travailleurs sociaux. Leur travail consiste à recueillir la preuve et sonder la vérité », dit l’avocat au criminel Daniel Rechtshaffen.

Bien que le travail de la Couronne dépende beaucoup de celui de la police, plusieurs sont d’avis qu’elle a aussi mal travaillé, sans prévoir les coups et, surtout, sans ouvrir sur la problématique de l’agression sexuelle comme telle. Après tout, ce procès devait être l’occasion de donner un coup de barre pour ce qui est de la façon de traiter ce délit en cour. Il fallait y mettre le paquet ! Prise de court, la Couronne a laissé au contraire le procès devenir celui des plaignantes plutôt que celui de l’accusé. Si un jugement implacable s’ensuivit, la justice, elle, n’a pas encore été rendue.

mercredi 23 mars 2016

PLQ, la métamorphose

« Le parcours d’une vie, tout comme l’action politique, comporte des moments charnières. »

La phrase, tirée du discours inaugural de Philippe Couillard, aurait pu coiffer la photo de Nathalie Normandeau alors que la nouvelle de son arrestation explosait avec chaque bulletin de nouvelles, dans chaque média, comme autant de petites bombes, jeudi dernier. Bien que la commission Charbonneau ait mis la table, bien que l’ex-vice-première ministre y ait témoigné, c’est quand même un sacré point d’orgue que celui-là.

Personne de cette stature politique n’avait encore été accusé, ni au Québec ni ailleurs au Canada, d’une telle méconduite. Ni avant, ni durant, ni après Gomery. L’image du jeune commis voyageur de Kafka se réveillant soudainement transformé en coquerelle m’est, comme par hasard, venue en tête.

Jusque-là, Nathalie Normandeau représentait pour moi celle qui avait changé l’allure des femmes en politique. Avec elle, les femmes ont gagné la permission d’être « sexées » dans les chambres de l’État. Ça se préparait évidemment déjà, au fur et à mesure que les femmes gonflaient les rangs, mais c’est la mairesse de Maria qui a le mieux tourné le dos au look un brin matante qui sévissait sur les collines parlementaires. Longtemps le gage exigé des femmes qui entraient en politique — « il fallait laisser sa sexualité à la porte », a déjà dit fameusement Louise Harel —, la féminité (bien accrochée) se troquait en échange du pouvoir, bastion masculin par excellence. Comme si les deux s’excluaient mutuellement. Mme Normandeau, elle, n’a pas fait de compromis là-dessus, mais ailleurs, par contre, c’est une tout autre paire de manches.

Cela dit, ce n’est pas tant la métamorphose de Nathalie Normandeau qui m’importe ici que celle du Parti libéral du Québec lui-même. D’abord, la « vermine » ne se résume pas à celle qui porte du mascara et du rouge à lèvres dans cette histoire. C’est d’ailleurs assez désolant que le gros poisson dans le coup de filet de l’UPAC soit une femme alors que celles-ci sont toujours minoritaires en politique. À cause de son poste aux Affaires municipales, la dame du FM93 y prêtait flanc sans doute davantage que d’autres au gouvernement Charest. Sa personnalité et sa feuille de route y sont peut-être aussi pour quelque chose. Mais la responsabilité de cette culture de l’argent, cette mentalité du donnant donnant, ne lui incombe pas uniquement. Tant s’en faut. Sous Jean Charest, le PLQ a créé une « culture dévoyée du financement », écrit Yves Boisvert dans La Presse. Ajoutons qu’une telle culture ne se résume pas seulement à la manière dont on finance un parti politique ; c’est aussi une façon de voir la politique tout court.

À quel moment le parti de Jean Lesage, Robert Bourassa et Claude Ryan est-il devenu celui de Marc-Yvan Côté, Marc Bibeau et Jean Charest ? À quel moment a-t-il cessé de représenter la Révolution tranquille, la démocratisation, la francisation, la fierté de se tenir debout pour devenir le parti de l’argent, du business as usual, du bâillon, du fossoyeur des commissions indépendantes et des CPE ? Philippe Couillard a beau vouloir distancier son gouvernement de la pestiférée Nathalie Normandeau, il n’est pas quitte du pourrissement du PLQ pour autant. Au-delà de l’achat éhonté de votes et de la corruption comme telle — qui se limitera peut-être aux personnes déjà épinglées ou peut-être pas —, il est à la tête d’un parti qui a mariné dans ces eaux-là et qui, malgré sa promesse d’une « nouvelle culture », a toujours traité la commission Charbonneau avec des pincettes et donne peu d’indications de vouloir adopter ses recommandations. Méprisant les organismes communautaires et la représentation citoyenne, les démunis, les enfants sur les bancs d’école et les femmes qui travaillent, le parti de Philippe Couillard nous a habitués à une seule chose : l’atteinte coûte que coûte des « résultats financiers ».

N’y a-t-il pas d’ailleurs un parallèle à faire entre le pourrissement du Parti libéral et celui du Parti républicain aux États-Unis ? Bien sûr, le PLQ n’a pas à sa tête un agent immobilier qui se prend pour le bon Dieu, rien d’aussi spectaculaire que « The Donald » de ce côté-ci de la frontière, mais c’est précisément parce que le parti de Ronald Reagan a petit à petit renié ses propres valeurs qu’il implose aujourd’hui sous la déflagration d’un Donald Trump. Le mépris des instances démocratiques et l’obsession de l’argent ont fini par gangrener ce parti à tel point qu’on craint pour sa survie. Deux ans après son élection, le Parti libéral a tout un examen de conscience à faire s’il veut éviter les mêmes escarres.

mercredi 16 mars 2016

Les médecins-entrepreneurs

On l’a tous vécu : attendre une, deux, trois heures en clinique avant de voir un médecin même si on a bel et bien rendez-vous et qu’il y a des semaines, voire des mois, que ledit rendez-vous a été pris. Pourquoi la clinique a-t-elle la témérité de vous convier à, disons, 17 h 15, si à vue de nez au moins quatre autres personnes misent sur le même tête-à-tête ? À quoi ça sert, sinon à accommoder le médecin, tout en vous réduisant à de la chair à canon dans le grand « complexe médico-industriel » qu’est le nôtre ? Au suivant…

On parle beaucoup de l’incorporation des médecins à l’heure actuelle, on parle moins de l’entrepreneuriat qui sous-tend un tel système et pas du tout du fait que les médecins ne sont pas des gestionnaires. Quiconque aura tenté de joindre une clinique pour se faire dire de rappeler le lendemain l’aura compris. La capacité de diagnostiquer des symptômes, de traiter une maladie, de constater un décès n’a rien à voir avec celle de gérer une entreprise, de diriger une équipe ou, même, de traiter avec le genre humain, comme nous le rappelle ponctuellement le Dr Barrette. Ce n’est pas que certains médecins « ne travaillent pas assez », ce que prétend notre fougueux ministre de la Santé, c’est que beaucoup organisent mal, et parfois égoïstement, leur bureau. Mais ça, le ministre n’en parle pas.

S’il est vrai que le modèle « médecin en cabinet » est vieux comme le monde, c’est seulement depuis que les médecins ont boycotté les CLSC (la raison majeure de cet « échec », rappelons-le) que la formule des cliniques privées s’est multipliée au Québec. En 1971, les CLSC étaient le clou d’une vaste réforme qui cherchait elle aussi à rehausser les soins de première ligne, mais avec des médecins salariés et un souci de prévention en sus. Les médecins, cherchant à conserver leur autonomie, ont majoritairement refusé de monter dans le train. Ils ont proposé d’offrir des cliniques autogérées à la place. Seulement, il ne s’agissait plus de services publics, encadrés par l’État, mais bien privés. « Même si ces établissements sont entièrement financés par l’argent public, leur gestion est entièrement privée », dit Annie Plourde de l’IRIS. Et, de plus, ils n’ont pas à « se conformer à une mission définie par l’État comme dans le cas des CLSC ».

En 2001, la création des GMF (groupes de médecine de famille) devait pallier ce manque éthique en forçant ces supercabinets à voir plus de patients, à offrir des heures d’ouverture plus convenables (aux patients) et à travailler en groupe. On y mit le paquet, entre 500 000 et un million de dollars par GMF, selon Raynald Pineault de l’Institut national de la santé publique, une incitation pécuniaire que bon nombre de médecins n’ont su refuser. On compte aujourd’hui environ 260 cliniques GMF, ce qui constitue près de 40 % des soins de première ligne, et le Dr Barrette cherche à augmenter le nombre à 400 cliniques bientôt. Mais, encore une fois, peu de ces cliniques obtiendraient une médaille de bonne gestion. En 2013, on s’est aperçu que près de 45 % des GMF ne respectaient pas leur contrat !

« Quarante-trois pour cent n’ouvrent pas la fin de semaine, alors qu’on paie pour ça. Qu’est-ce qui reste aux patients ? L’urgence ! » s’était insurgé le ministre de la Santé d’alors, Réjean Hébert. De plus, 40 % ne suivaient pas un nombre suffisant de patients, l’autre grande raison d’être des GMF. Ça ne s’est guère amélioré depuis. Le dernier rapport du vérificateur général (2015) souligne une augmentation de seulement 6 % chez les patients, alors que les médecins, eux, ont augmenté de 42 % au cours des cinq dernières années. On voit ici à qui profite ce bel esprit d’entreprise. La VG souligne que les ententes « ne sont pas faites en fonction des besoins de la population, mais plutôt selon les demandes des groupes de médecins ».

Aux États-Unis, le problème du médecin-entrepreneur est devenu suffisamment criant pour que bon nombre de ceux-ci quittent aujourd’hui les cabinets privés pour des emplois salariés dans les hôpitaux. Le casse-tête de devoir concilier les affaires avec la médecine en décourage plusieurs. Parallèlement, on multiplie les ateliers qui prennent en considération le « problème de leadership » chez les médecins. « Imaginez le p.-d.g. d’une usine automobile qui est également le seul qui puisse poser les portes sur la chaîne de montage. Qui voudrait d’un tel modèle d’affaires ? Bienvenue dans le monde de la médecine ! » dit le médecin-blogueur Dike Drummond.

Et M. Barrette a le culot de parler de l’échec des CLSC ? L’audace de privilégier les GMF et l’incorporation par-dessus le marché ? Au nom de quelle logique, sinon celle du médecin roi et de la privatisation galopante de la médecine ?

mercredi 9 mars 2016

Le pacte avec le diable

Le premier ministre n’a pas encore mis les pieds à Washington que son visage, son combat de boxe et ses photos de famille font le tour des médias. On l’aime, Justin Trudeau, et pas seulement pour sa façon décontractée de se promener en bras de chemise. M. Trudeau est aux antipodes de l’« Ugly American », le visage arrogant, ignorant et impétueux de l’Amérique incarné aujourd’hui par le bouillant Donald Trump.

Même sans le comparer à l’homme aux insultes faciles et au teint jaune orange, Justin Trudeau s’en tire drôlement bien. Il tient ses promesses (les réfugiés, les autochtones, le réalignement militaire au Moyen-Orient), il rétablit le dialogue avec les provinces et il pourrait imposer une écoute aux États-Unis comme peu de premiers ministres canadiens l’ont fait jusqu’ici. Il est resté vague, c’est vrai, sur la relance économique et les mesures pour contrer les changements climatiques, mais on sait que les virages de cette ampleur prennent du temps.

C’est précisément parce que le bilan est plutôt impressionnant que le maintien des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, négociées sous l’ancien gouvernement, paraît parfaitement insensé. Trudeau n’a pourtant pas hésité à abolir bon nombre de décisions prises par les conservateurs : de la révocation de citoyenneté au rétablissement du questionnaire détaillé du recensement, en passant par la tenue de l’enquête sur les femmes autochtones. La loi canadienne interdit d’ailleurs de fournir des armes à un régime qui viole les droits de la personne et les Canadiens, eux, sont majoritairement opposés à soutenir un pays qui maltraite les femmes, dissémine une version radicale de l’islam et exécute sans autre forme de procès ses opposants.

Que répond alors le gouvernement Trudeau ? Bien que visiblement gêné par cet accroc dans le rétablissement d’un Canada au-dessus de tout soupçon, le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, réitère que, tout en désapprouvant le contrat négocié par les conservateurs, son gouvernement « refuse d’abolir un contrat signé par un gouvernement antérieur ». Entre le respect des droits fondamentaux et le respect d’un contrat d’armement, le gouvernement choisirait donc… les affaires ? Dans tous les autres domaines, il s’assurerait de faire ce qui est en accord avec les valeurs et les lois du pays, mais vis-à-vis de l’Arabie saoudite, où l’on sait que des armes canadiennes ont été utilisées pour tuer des civils yéménites récemment, pfft !, on s’en remet à la ligne conservatrice ? Il faut bien sûr qu’il y ait une meilleure explication.

Il y en a une : les États-Unis. Les voisins dont « nous ne pouvons faire abstraction », comme disait M. Trudeau lui-même à l’émission 60 minutes, cette semaine. La politique étrangère canadienne quant à Riyad est largement calquée sur la politique américaine. Les États-Unis font affaire depuis plus de 30 ans avec la maison des Saoud, question de miser sur l’homme fort de la région. « C’est un vieux pacte avec le diable, dit Doug Saunders du Globe and MailNous leur donnons des armes et de la légitimité politique ; en échange, ils nous donnent du pétrole, du soutien militaire et une certaine stabilité dans la région. » Seulement, les choses ont passablement changé depuis quelque temps. Nous n’avons plus besoin du pétrole saoudien, l’Iran est en voie de supplanter l’Arabie saoudite comme allié stratégique, sans mentionner que cette dernière encourage le terrorisme même que l’Occident cherche à endiguer. Le moment semblerait tout indiqué pour changer notre fusil d’épaule. Pourquoi donc ce mutisme obstiné du gouvernement Trudeau en ce qui concerne l’entente dite « secrète » avec le royaume ? Le pacte avec le diable serait-il encore plus vicieux qu’on le croit ?

C’est précisément la conclusion d’une enquête menée par le New York Times révélant une longue association entre la CIA et l’Arabie saoudite. « Une alliance qui a soutenu le scandale Iran-Contra, les moudjahidines en Afghanistan et les luttes par procuration en Afrique. Parfois, comme en Syrie actuellement, les deux pays travaillent de concert. À d’autres moments, l’Arabie saoudite a simplement financé les activités clandestines américaines. » C’est ce pacte secret, dit l’article, qui explique pourquoi les États-Unis refusent de critiquer leur allié de longue date encore aujourd’hui.

Même si le Canada n’a pas la même feuille de route caviardée en matière de politique étrangère, notre curieux appui à l’Arabie saoudite laisse entendre que ce contrat dépasse nos frontières et implique fort probablement un chassé-croisé avec nos partenaires par excellence, les Américains. Un sujet à aborder demain à la Maison-Blanche avant de trinquer à notre amitié renouvelée ?

mercredi 2 mars 2016

Le penser mou

Une ministre de la Condition féminine qui ne s’estime pas féministe ? Depuis la création du ministère en 1979, y a-t-il une responsable du dossier (mis à part René Lévesque, qui en a hérité curieusement en 1984-1985) qui s’est dissociée du féminisme ? C’est un peu comme un directeur du National Geographic qui ne croirait pas en la géographie, un membre de Greenpeace qui ne se dirait pas écologiste, un chef de mission olympique qui dédaignerait le sport, un oeuf qui ne croirait pas dans la poule… C’est que, sans féminisme, le Secrétariat à la condition féminine n’existerait tout simplement pas, et les chances sont fortes qu’il n’y aurait pas de ministre appelée Lise (Thériault) non plus.

Dans une entrevue accordée à La Presse canadienne cette semaine, la ministre Thériault, ne reculant devant aucune contradiction, s’est proclamée « beaucoup plus égalitaire que féministe ». Comme s’il y avait l’honneur d’un côté, et le déshonneur de l’autre. Pourtant, l’égalité est une idée parfaitement féministe. Avant que les femmes se mobilisent pour exiger les mêmes droits que les hommes, la notion d’égalité était vue comme une pure aberration. On peut mesurer l’étendue de ce sentiment par le nombre d’années qu’il a fallu avant que les femmes obtiennent le droit de vote au Québec : près d’un demi-siècle. Ni église, ni gouvernement, ni aucune autre idéologie ou institution ne peuvent réclamer la parenté du statut de la femme, hormis les femmes (en colère) elles-mêmes.

Madame Thériault aurait-elle donc peur d’être accusée d’être une virago, une lesbienne, une femme qui méprise les hommes ou, horreur, qui ne se rase pas les jambes ? Juste quand on pense avoir mis cette marmelade de côté, ce penser mou derrière soi, il vous rattrape quand vous vous y attendez le moins. Un peu comme les trois plaignantes lors du procès Ghomeshi récemment, prises elles aussi dans des contradictions grosses comme la maison, on a soudainement l’impression de reculer de quelques décennies. Imaginez, les femmes symbolisant enfin un ras-le-bol quant à l’agression sexuelle se seraient précipitées à nouveau dans les bras de l’homme qui les malmenait ! Dans le grand jeu de serpents et échelles qu’est la libération des femmes, on venait collectivement de glisser sur un boa constricteur. Cela dit, faire comme si de rien n’était, reprendre contact avec l’agresseur est assez conforme aux agissements de victimes de violences sexuelles règle générale. Question de minimiser ce qu’elles viennent de subir, disent les psychologues.

S’il y a une situation atténuante dans le cas des trois plaignantes, quelle excuse pourrait-on bien évoquer pour ce manque de solidarité de la part de la ministre de la Condition féminine ? Mis à part le néolibéralisme comme tel, cette philosophie édifiante du « yeah, let’s go, madame Chose ! » ce prêt-à-penser du culte de l’individu et de la déresponsabilisation gouvernementale, du privé plutôt que du public, de l’inconscience crasse de tout ce qui est venu avant, de l’indifférence généralisée quant à notre histoire, à notre culture, et aux combats de chaque instant qu’il a fallus pour se rendre jusqu’ici. Et les esprits malingres qui tendent vers ces idées ont le culot d’invoquer leur supposée indépendance d’esprit, leur haro sur le militantisme — je ne suis pas de la meute, moi, madame ! — comme preuve de leur pensée supérieure ?

Le gouvernement Couillard nous a d’ailleurs servi un autre magnifique exemple de cet apolitisme grossier à l’occasion de la commission des finances publiques, il y a un an. L’heure est aux coupes massives et la présidente de la Fédération des femmes, Alexa Conradi, tente d’expliquer au ministre des Finances, Carlos Leitão, comment les mesures d’austérité touchent les femmes tout particulièrement. Visiblement perplexe, le ministre interrompt la présentation : « Mais voyons, l’équilibre budgétaire est un outil neutre, technologique. Il ne vise pas les femmes. » Un ministre — des Finances de surcroît — qui ne comprend pas que couper des services force des femmes à ramasser derrière donne bien sûr envie de hurler.

Y a-t-il quelqu’un qui peut expliquer aux ministres du gouvernement Couillard comment fonctionne la société, voire toute organisation pyramidale ? Madame Thériault, on le sait, n’avait surtout pas besoin de montrer son incompétence à nouveau. Dans ce cas, c’est non seulement dommage pour elle, mais aussi pour toutes les femmes qu’elle est censée protéger.

À tous ceux et toutes celles qui croient encore que c’est en se tenant les coudes qu’on avance, bon 8 mars !