mercredi 27 mai 2015

Des hommes d'exception

«Oscar Wilde doit sourire dans sa tombe. » Le réalisateur, comédien et blogueur anglais Stephen Fry commentait ainsi, pour ses 9 millions d’abonnés Twitter, le vote irlandais en faveur du mariage gai. Un des derniers pays européens à décriminaliser l’homosexualité, en 1993, l’Irlande a créé la surprise samedi dernier en devenant le premier pays à voter, par référendum, pour l’union homosexuelle sanctionnée par l’État. Passant en une génération de « quasi-théocratie à leader des droits des gais », c’est tout un pas de géant !

Mais si Wilde, le célèbre dandy et dramaturge d’origine irlandaise emprisonné en 1895 pour « grave immoralité », doit sourire, une plume de paon entre les dents, que dire du mathématicien et cryptologue Alan Turing ? Il doit danser la farandole. Celui qu’on dit en partie responsable de la victoire des Alliés contre les nazis a lui aussi été persécuté en Angleterre pour son homosexualité. Il en est d’ailleurs mort, à juger de la littérature qui lui est consacrée ainsi que le film, Le jeu de l’imitation, sorti en 2014.

Il y a peu d’histoires plus tristes que celle d’Alan Turing, pourtant encore méconnue. Combien connaissent le rôle qu’il a joué durant la guerre ? Ou sa mort prématurée à 41 ans après avoir choisi la castration chimique, sa punition pour avoir eu une relation homosexuelle ? Tout ça a été gardé sous le boisseau jusqu’au milieu des années 70, pour raison de secrets militaires.

Pourtant, Alan Turing était non seulement un mathématicien de génie, mais il a été un véritable héros de guerre. Recruté en 1939 par le gouvernement britannique, il dirigera l’équipe chargée de déchiffrer les codes de guerre envoyés quotidiennement par les forces armées allemandes. Grâce à la machine électronique qu’il met au point, le Kolossus, reconnu aujourd’hui comme l’ancêtre de l’ordinateur, Turing va réussir, après quatre ans d’efforts, à décrypter les messages nazis. Un exploit qui, dit-on, épargna 14 millions de vies en écourtant la guerre de deux à quatre ans.

« Grossière indécence »

On voudrait croire que si tous ces faits d’armes avaient été connus au moment de son arrestation en 1952, l’homme aurait été traité plus humainement. Mais à l’époque, toutes les activités du centre d’espionnage britannique de Bletchley Park demeurent « top secret ». De plus, au début des années 50, des intellectuels homosexuels surnommés les « Cinq de Cambridge », viennent d’être accusés de contre-espionnage au profit de l’Union soviétique. Condamné pour « grossière indécence », Turing a le choix entre deux ans de prison ou la castration chimique — qu’il choisit afin de pouvoir continuer ses travaux.

Deux ans plus tard, on le trouve l’écume à la bouche, empoisonné au cyanure, vraisemblablement de la pomme retrouvée à ses côtés. La légende veut que le symbole d’Apple, la pomme croquée, soit un hommage au créateur de l’intelligence artificielle. Légende depuis démentie à contrecoeur par Steve Jobs lui-même :« J’aimerais que ce soit vrai », dira-t-il.

À quelques jours de la mort soudaine d’un autre « grand cerveau », le mathématicien américain John Nash, immortalisé sous les traits de Russell Crowe dans Un homme d’exception (A Beautiful Mind), impossible de ne pas comparer les destins de ces deux hommes. Nash est mort à 86 ans dans un accident de voiture, en rentrant d’Oslo où il venait de recevoir le prix Abel, le « Nobel des mathématiques ».

Vingt ans plus tôt, il recevait le prix Nobel en économie pour sa théorie du jeu. John Nash est mort avec sa femme Alicia à ses côtés, sa femme dont la fidélité et ténacité l’ont aidé, dit-on, à surmonter les ravages de la schizophrénie dans les années 60. Une longue vie, non sans épreuves mais couronnée de succès, et une mort digne d’un parcours exceptionnel.

Alan Turing, lui, est mort seul, dans la fleur de l’âge, sans reconnaissance aucune. Mince consolation, il recevra des excuses officielles du gouvernement britannique en 2009 et un pardon posthume de la reine. Les valeurs qui étaient à l’honneur lors du référendum irlandais, « l’amour, la générosité et la compassion », lui auront fait cruellement défaut de son vivant. Mieux vaut tard que jamais.

D’ailleurs, on compte toujours 77 pays, en ce bas monde, où l’homosexualité est considérée comme criminelle, dont 11 où elle est passible de peine de mort.

mercredi 20 mai 2015

Le triomphe de la non-pensée

« La souveraineté n’est ni à droite ni à gauche, elle doit se faire, point à la ligne. »

La phrase se voulait rassembleuse, un rappel de la coalition qui sous-tend le Parti québécois, et une réaffirmation du lauréat de « faire du Québec un pays ! » Mais cette phrase, utilisée de plus en plus comme un slogan péquiste, contient le ver qui ronge le parti depuis maintenant plus de 10 ans. Plus encore que la déconfiture précoce d’un Jean-François Lisée, le manque d’argent d’un Pierre Céré ou le mauvais score d’une Martine Ouellet, la phrase est la preuve du problème criant de la gauche au sein du parti, maintenant que la droite prend officiellement les devants.

D’abord, une telle affirmation est presque toujours utilisée par ceux qui n’apprécient guère les remises en question, les conservateurs parmi nous. Au moment où le mouvement des femmes prenait son envol, combien de fois a-t-on entendu : « Nous ne sommes pas des hommes et des femmes, nous sommes tous des êtres humains ! » Les Noirs ont eu droit à la même poutine lors de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Et jusqu’à Jean Chrétien qui nous servait, lors du référendum de 1980, sa version maison : « Nous ne sommes pas des francophones ou des anglophones, nous sommes tous des Canadiens. »

Appelons ça le triomphe de l’irréfléchi, pour reprendre une expression de John Maynard Keynes (The Triumph of the Unthinking). Une manière de taire de légitimes revendications en étalant une supposée grandeur d’âme. De grâce, laissons de côté ces basses considérations (droite, gauche, hommes, femmes…) pour se concentrer sur le transcendant, l’universel et, dans le cas qui nous occupe, l’indépendance du Québec. Il n’y a pas plus ratoureux que ce type de raisonnement, mais bon, ça marche chaque fois. Devant des souverainistes qui ont terriblement besoin de croire que l’envol est imminent, c’est du bonbon.

Plus que jamais, le mouvement indépendantiste est composé de « deux formations », rappelait un jeune décrocheur de la souveraineté à la radio cette semaine. D’un côté, ceux qui n’ont d’yeux que pour l’os de l’indépendance (j’entends encore Pierre Falardeau traiter Françoise David de « mère Teresa » parce qu’elle osait invoquer un « projet de société »), les pragmatiques, disons, de plus en plus majoritaires, et ceux qui, comme Françoise, veulent de la chair sur l’os et qui ne croient pas suffisant de savoir où l’on s’en va, ils veulent savoir aussi dans quel véhicule on s’embarque. Appelons-les les idéalistes, en perte de vitesse. Beaucoup des 70 000 membres qui ont quitté le PQ depuis 2007 appartiennent, on s’imagine, à cette dernière catégorie.

L’ascension vertigineuse de PKP au sein du parti a eu comme effet de souligner à gros traits le problème d’ambiguïté en ce qui concerne la souveraineté. Mais cette ambiguïté a aussi déteint sur le fonds de commerce, si on peut dire. À force de tergiverser sur l’article 1, on en est venu à branler dans le manche par rapport à la social-démocratie. Cette tendance à parler des « deux côtés de la bouche » s’est surtout illustrée sous Pauline Marois, une femme pourtant responsable de réformes législatives très progressistes. Bien davantage que le déficit zéro de Lucien Bouchard, le virage pétrolier puis, surtout, identitaire du PQ en 2014, le « mépris des droits fondamentaux », pour reprendre les termes du jeune décrocheur de tantôt, ont sapé les fondements sociaux-démocrates du parti. Une telle trahison — car c’est bel et bien de cette façon que la gauche engagée l’a vécue — ne se raccommode pas à coups de phrases creuses, comme celle citée en ouverture.

S’il est vrai qu’il y a toujours eu une droite et une gauche au PQ, elles ne sont pas interchangeables, encore moins équivalentes, pour autant. La naissance, l’essor et l’évolution du parti sont tous attribuables à la gauche, pas à la droite. Les Jacques Brassard et Guy Chevrette de ce monde ont essentiellement été tenus dans les coins pour ne pas trop embarrasser (dans tous les sens du mot) le parti. Avec l’élection de PKP à la tête du PQ, l’ordre des choses vient d’être inversé.

On peut toujours prétendre que celui qui incarnait le mieux le néolibéralisme encore récemment, l’héritier de Québecor, Pierre Karl Péladeau, peut maintenant, sans s’étouffer, pourfendre le néolibéralisme et se dire progressiste. Qu’une telle mutation quasi instantanée est toujours possible. On peut toujours. Mais pas sans cracher sur la valeur des mots, sur celle des idées et sur les mouvements qui ont mis des années, voire des générations à défendre autre chose que le monde des affaires et le bling blingdu vedettariat culturel.

mercredi 13 mai 2015

Toi, le gros

« Toi, le coach de ski qui a trop de pouvoir sur tes athlètes. Toi, l’étudiant en médecine dentaire ou le médecin qui a accès au chloroforme. Toi, le douche qui travaille s’a construction… »

On pourrait ajouter ici : toi, l’adolescent qui embarre une fillette de quatre ans dans les toilettes pour l’initier à l’inimaginable…

« Ça part d’où ton affaire ? Dans ta tête, dans tes culottes, dans ta main, dans ton oeil ? C’est quoi ? Trop de circulation sanguine ? Carence de cul ? Frustration parce que tu pognes pas ? Internet te fournit pas, t’as besoin de peau ? »

Je mets ici en parallèle deux événements : l’un extraordinaire, l’autre épouvantable.

D’abord, le monologue du comédien et auteur Steve Laplante, donné lors de la soirée de clôture du festival du Jamais lu, samedi dernier. Il participait à une lecture de textes de sept hommes, une première dans son genre, inspirée par la vague de dénonciations d’agressions sexuelles, subies par des femmes, l’automne dernier.

« On va se parler entre gars si tu veux bien. Aie pas peur, ce sera pas très poétique. »

Et puis, la dernière horreur dans ce département déjà plein à craquer : l’agression sexuelle d’une fillette dans une garderie subventionnée de l’ouest de l’île de Montréal. Au Québec, 50 % des victimes d’agression sexuelle sont des filles de moins de 18 ans et 10 % ont moins de cinq ans. Comme chaque fois qu’une telle calamité arrive, les questions se sont dirigées lundi dernier vers les superviseurs, l’établissement, le gouvernement. Où étaient-ils ? Pourquoi n’a-t-on rien fait ? On n’a à peu près pas parlé de l’agresseur derrière tout cet émoi, comme s’il s’agissait d’un « fait de Dieu », un terrible revers de la nature auquel, que voulez-vous, il faudrait presque s’habituer.

Tout le génie du texte de Steve Laplante tient au fait qu’il s’adresse directement à l’agresseur, d’homme à homme par-dessus le marché. Une bouffée d’air frais dans un cachot qui pue le moisi.

« Pis le soir même, c’est quoi qui se passe ? Comme quand ça vient de finir ? Quand tu décides que c’est fini ? […] Y as-tu comme une formule, une affaire précise que tu dis ? “ Merci beaucoup ” ou “ S’cuse-moi, j’ai de la misère dans ma quête de tendresse ”… »

Espèce de version masculine de Les fées ont soif, un puissant ras-le-bol qui, lui aussi, a mis du temps à jaillir, le texte a été le clou de la soirée. Ce cri dans le désert de l’indignation masculine (vis-à-vis du sort toujours maudit réservé aux femmes) arrive d’ailleurs à point nommé. Parmi tous les thèmes abordés lors de la course à la direction du PQ, 18 en tout, rien qui concerne spécifiquement les femmes et moins que rien sur l’autre éléphant dans la pièce, la violence sexuelle et conjugale. On a davantage parlé des fléaux que vivent les agriculteurs, finalement, que ceux que vit ou vivra un tiers de la population féminine. Et puis, on attend toujours « les suites du plan d’action sur les agressions sexuelles », promis par la ministre de la Justice et de la Condition féminine, Stéphanie Vallée, dans la foulée d’audiences publiques tenues en février dernier.

Alors, en attendant que les politiciens se branchent, laissons parler Steve Laplante :

« Toi, Ghomeshi. Toi, la main longue qui va reconduire la gardienne. Toi qui étais saoul. Toi, Gab Roy. Toi, Man, Dude, Big. Toi, le gros […] Savais-tu que t’as pas le droit de brûler des pneus ? Pu le droit de fumer dans les avions. Tu peux pas texter en conduisant. Tu peux pas verser ton reste de peinture à l’huile dans le lavabo. On est en 2015. Tu l’as pu l’excuse de l’homme des cavernes. C’pas compliqué ce que je te dis. Pas en train de te lire du Heïner Muller. J’te demande de cesser tes activités, maintenant. Avant que tu brises d’autre monde. Avant que quelqu’un se fâche. […]Bienvenue dans notre époque. »

Amen.


Le texte de Steve Laplante est disponible sur le site du Jamais lu.

mercredi 6 mai 2015

La démone

Julie Snyder ne laisse pas sa place. C’était vrai du temps de L’enfer, c’est nous autres, l’émission qui l’a établie comme l’enfant terrible des ondes en 1992, c’est encore vrai aujourd’hui. Tout le monde reconnaît que la meneuse de claques de Star Académie est plus que « la femme de l’autre ». Si PKP n’existait pas, Julie Snyder aurait très certainement une place dans le monde télévisuel québécois. Le problème n’est pas que« l’une des animatrices les plus populaires du Québec » n’ait pas de talent, encore moins, n’ait pas droit à sa propre existence. Le problème est que Julie — un peu comme son fiancé Pierre Karl et certains élus péquistes — semble croire qu’on devrait ajuster les règles à sa convenance.

Je parle ici comme productrice indépendante (de films documentaires) qui, comme des centaines d’autres, a trouvé les dernières remontrances de Mme Snyder un peu fortes en ketchup. Prétendre être victime de « discrimination » et de « sexisme », pour raison d’inadmissibilité aux crédits d’impôt, est une excentricité digne de se jeter dans le fleuve Saint-Laurent, ce dont la « démone » n’hésitait pas à faire alors qu’elle faisait ses armes dans le show-business québécois. La patronne de Productions J prétend que les rectifications apportées aux crédits d’impôt lui forcent de faire un choix impossible : sa boîte ou sa liaison avec PKP. C’est beurrer un peu épais.

Les crédits d’impôt dans le secteur du cinéma et de la télévision ont été conçus il y a près de 20 ans pour permettre aux producteurs indépendants, notamment les plus petits, de survivre. Ils offrent une contribution du ministère des Finances là où l’argent de la culture (toujours le parent pauvre) ne suffit pas. Plus important encore, c’est ce qui permet de contenir l’appétit toujours plus vorace des télédiffuseurs qui, eux aussi, sont producteurs de contenu (en interne). Ils font d’ailleurs pression depuis des années pour obtenir des crédits d’impôt, ce qui, le cas échéant, risquerait de tuer la production indépendante dans l’oeuf. Or, la relation intime de Julie Snyder, tant avec TVA que le grand boss, PKP, est aux antipodes de l’esprit de la loi fiscale qui cherche à éviter ce genre de privilèges.

Selon la loi, une personne liée par le sang (ou intimement) à un télédiffuseur n’a pas droit aux crédits d’impôt. Moins pour des questions de favoritisme (il est probable que PKP n’ait pas fait de pressions pour favoriser les productions de sa blonde) que pour empêcher de brouiller la frontière entre ce qui est véritablement indépendant et ce qui ne l’est pas. Dans un cas « d’intimité », la loi prévoit une porte de sortie : produire plus de 50 % de son contenu ailleurs (que chez le télédiffuseur en question). Mais Productions J ne s’est jamais prévalue de cette option.

Lovée dans le giron TVA depuis maintenant 12 ans, Julie Snyder a privilégié une grosse production après l’autre — Star AcadémieLa voixLe banquierL’été indien… — toujours à la même antenne. On se demande d’ailleurs comment Mme Snyder, qui prétend avoir touché des crédits d’impôt de 1998 à 2008, y a eu droit. En relation avec PKP depuis 2000, toutes ses productions subséquentes, dont Star Académie créée en 2003, auraient dû être disqualifiées.

Julie Snyder — qui a de plus développé toute une filiale de gérance d’artistes — a-t-elle vraiment besoin de faire plus d’argent ? Sa prétention de frôler la faillite ne tient tout simplement pas la route. S’il est vrai que les crédits d’impôt équivalent à des milliers de dollars, le fait d’avoir le plus grand télédiffuseur dans sa poche vaut plus cher encore. Personne au Québec n’est dans une situation aussi privilégiée, y compris des boîtes plus importantes telles que Pixcom, Zone 3 et Attraction images, qui doivent refaire périodiquement leurs génuflexions devant les télédiffuseurs. Ceux-ci, rappelons-le, ont pouvoir de vie et de mort sur la grande majorité des maisons de production québécoises.

À la veille des dernières élections, le PQ a décidé, mine de rien, de changer les règles en faveur de Julie Snyder. Désormais, la « loi de la chambre à coucher » ne compterait plus. Seul le fait d’être « actionnaires croisés » disqualifierait un producteur. Julie Snyder n’ayant pas d’actions dans Québecor, et vice versa, elle pouvait désormais se prévaloir des crédits. Bref, d’un coup de plume on s’est débarrassé de la question d’apparence de conflits d’intérêts, à la base des règles démocratiques depuis belle lurette. Heureux changement ? Ou simple façon de paver la venue d’un homme qui, plus que quiconque, exsude l’apparence de conflit d’intérêts ? Le débat est ouvert.