mercredi 25 août 2021

Frapper un mur

 Avez-vous vu la dernière campagne publicitaire sur la vaccination ? Quelle idée saugrenue que d’afficher le visage et le sein écrasés d’une femme, lui donnant l’allure d’une femme battue ! Impossible de la manquer, la pub est dans tous les médias, en petit, moyen et très gros format. « N’attendez pas de frapper un mur », dit la pub signée « Votre gouvernement ». « Faites-vous vacciner ».

Et dire que le gouvernement Legault refusait récemment d’ouvrir la discussion sur ledit passeport de peur d’attirer les complotistes et les idées farfelues ! Au bas mot, c’est tout un message subliminal que celui d’une femme amochée, promue par le gouvernement lui-même, précisément au moment où ce même gouvernement tente de se rattraper sur la question de la violence faite aux femmes. Cherchez l’erreur.

Cette publicité à gros sabots est assez symptomatique de la campagne vaccinale depuis ses débuts. Celle-ci manque souvent de nuances. Les deux jours de consultations publiques qui, après une certaine hésitation de la part du gouvernement, vont finalement avoir lieu à Québec jeudi et vendredi, permettront-ils de mettre en lumière autre chose que les bienfaits de la vaccination et l’obligation morale de tout bon citoyen d’y souscrire ? On le souhaite. Il y a un jeu d’équilibre à trouver ici entre les droits collectifs, le point de vue de la santé publique, et les droits individuels, le point de vue de ceux et celles qui ont des raisons légitimes de refuser d’emboîter le pas.

Va-t-on également expliquer que la situation a considérablement évolué depuis huit mois ? La production de vaccins très efficaces traçait alors une voie royale vers une sortie de crise : on vaccinait 75 % de la population, on atteignait l’immunité collective, on mettait la COVID-19 derrière nous. Aujourd’hui, on sait que l’immunité collective, vu la prolifération de variants toujours plus contagieux, est pratiquement impossible à atteindre. Le vrai « mur », le voilà. Plus le temps passe, plus on voit que le vaccin n’est pas la panacée qu’on croyait. Et puis, on aurait beau, à coups de promesses de loterie, atteindre l’inaccessible étoile — un taux de vaccination québécois de 95 % —, les pays pauvres demeureront toujours très loin du but. L’Inde a un taux de vaccination (complète) de seulement 9,5 % actuellement, la Thaïlande 8,2 %, l’Iran 5,3 %, la Jamaïque 4,7 %. Or, on ne sort pas d’une pandémie sans que tout le monde en sorte.

Il va donc falloir vivre avec le coronavirus encore très longtemps, en contexte pandémique dans l’avenir immédiat et de façon endémique (c’est le cas de la grippe saisonnière) par la suite. Les mesures sanitaires — le port du masque, la distanciation physique, la ventilation, les mesures d’hygiène — qui, depuis l’arrivée des vaccins, ont vu leur étoile pâlir, doivent revenir à l’avant-plan. D’ailleurs, dans le contexte actuel où les vaccins perdent de leur efficacité face au variant Delta et pourraient se retrouver face à des mutants plus redoutables encore, les mesures sanitaires deviennent plus importantes que jamais. Rigoureusement appliquées, ces mesures sont peut-être aussi efficaces que certains vaccins existants qui, eux, ne peuvent plus être présentés comme des solutions miracles.

C’est le fait d’ailleurs qu’il existe une alternative viable aux vaccins qui explique que bon nombre d’universités québécoises refusent le vaccin obligatoire. Comme le dit la porte-parole de l’Université McGill, Katherine Gombay, « le vaccin ne peut être légalement imposé que si toutes autres mesures sanitaires disponibles ne suffisent pas à protéger les gens ». En d’autres mots, vu l’existence de mesures sanitaires qui ont fait leurs preuves, il n’y a pas de raison de ne pas reconnaître certains accommodements raisonnables — dans le cadre universitaire tout au moins. Des nuances s’imposent évidemment à l’école primaire et secondaire : il s’agit d’enfants, pas d’adultes. Et dans le milieu de la santé, peut-il même y avoir des exceptions ? S’il y a un endroit où le vaccin obligatoire, sans exception, se justifie, c’est bien là.

Face à cette pandémie qui s’accroche, il y a tout un déblayage à faire, on le voit. Il faut aussi que l’information circule davantage. Depuis le début, la tendance a été d’émettre des directives « d’en haut », à coups de conférences de presse plutôt solennelles, un moyen efficace de motiver les gens à agir, peut-être, mais pas toujours à bien comprendre la situation. Les questions des journalistes sont trop souvent restées sans réponse. Se dégage en fin de compte une atmosphère étrange : « Nous sommes en situation de crise, en danger, ce n’est pas le temps de brasser la cage ». Un exemple ? La pub du gouvernement décrite plus haut ne semble pas avoir fait réagir outre mesure. En temps normal, on aurait hurlé.

mercredi 18 août 2021

Les blocs de ciment du Sang de Jésus

 Vous avez encaissé déjà trop de mauvaises nouvelles cette semaine ? Haïti, l’Afghanistan, les cas de variant Delta qui montent en flèche… Voici une histoire à vous remettre d’aplomb : celle d’une petite entreprise de blocs de ciment, appelée Le Sang de Jésus, dans un quartier pauvre de Port-au-Prince. Parfois le soleil se pointe là où on ne l’attend plus.

Le Sang de Jésus a pignon sur rue depuis quatre mois seulement, mais les affaires de Papa Boss Madsen Merisier — la vente de poches et de blocs de ciment — vont rondement. Et pour cause : du bon ciment capable de résister aux tremblements de terre manque cruellement en Haïti. Après les effondrements catastrophiques qu’on a vus à Port-au-Prince en 2010, des ingénieurs américains ont découvert que la part de sable dans les blocs de ciment était beaucoup trop élevée. De nombreuses habitations, érigées à la va-vite après le départ de Bébé Doc par des paysans avides de s’établir en ville, ont été construites avec 3 % de ciment, alors que la norme en exige de 20 à 25 %. C’est que le ciment coûte cher et que le sable est pratiquement gratuit. Cette simple équation explique pourquoi les tremblements de terre sont si meurtriers en Haïti, le pays le plus pauvre de l’Amérique, alors que des secousses tectoniques de la même intensité sont sans drame ailleurs.

Malgré la foi indéfectible de Papa Boss Merisier en le Seigneur, le ciment qui fait aujourd’hui son bonheur ne lui est pas tombé du ciel.

L’histoire remonte à il y a 20 ans, alors que le journaliste montréalais David Gutnick venait de rencontrer Anita Merisier, la sœur aînée de Madsen, qui habitait dans le quartier Saint-Michel. À travers elle, il découvrait le fameux Unitransfer, une pratique courante dans la communauté haïtienne qui consiste à acheter ici ce qui sera livré là-bas : huile, viande de chèvre, téléphone, frigo, devises… Ça s’appelle faire vivre sa famille en Haïti. À l’époque, Anita Merisier pouvait dépenser le quart de son salaire de couturière en usine en biens et services pour ses proches.

David Gutnick, jusqu’à récemment documentariste à la radio de CBC, avait eu la bonne idée de suivre les colis envoyés par Anita jusqu’en Haïti. Question de scruter à la loupe ce commerce international inusité. Là-bas, il est tombé sur Madsen, le frère cadet ; ils ont forgé un lien.

Cinq ans plus tard, au moment où Port-au-Prince croule sous les décombres et où la communauté d’aide internationale débarque, David est à nouveau dépêché sur les lieux. « Je n’avais aucune envie d’être un autre de ces journalistes étrangers se tenant dignement devant les camps de rescapés comme devant un centre d’achat en relatant des événements qu’on ne saisit qu’à moitié », dit-il. Il convainc alors Madsen de lui faire une place dans la tente qui abrite depuis le séisme lui, sa femme, ses six enfants, sa belle-fille et ses deux petits-enfants. Ils sont 11 en tout dans un espace de 20 mètres carrés ; avec le Canadien, ça fait 12. Pas d’eau, pas d’électricité, pas beaucoup à manger. Et le danger rôde pour quiconque s’aventure à l’extérieur des tentes : les femmes, notamment, risquent de se faire violer. Il faut rester collés les uns aux autres, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

David y passera quelque temps à contempler la vie dans un dé à coudre, l’existence réduite à sa plus simple expression. Ça aussi, ça forge des liens. Une fois rentré chez lui, David, fils d’un travailleur social qui a longtemps travaillé dans les Territoires du Nord-Ouest — bref, missionnaire dans l’âme —, enverra périodiquement de l’argent à celui qu’il appelle désormais Papa Boss.

Dix ans plus tard, forcé de prendre sa retraite en 2020, David demande qu’on lui épargne les largesses d’usage — le champagne, la montre Fitbit (il est athlète à ses heures), les journées au spa — et demande plutôt à ses collègues de verser un don à la famille Merisier. Il se retrouve avec 5000 $ et un énorme casse-tête : que faire avec tout cet argent ? Transférer un tel montant en Haïti est impensable. Anita propose alors l’achat d’une voiture, qui pourrait servir de taxi là-bas. Mais Madsen ne sait pas conduire et, en Haïti, on rafle très souvent la marchandise qui arrive au port. Masden, lui, pense qu’il pourrait peut-être vendre du charbon, mais ces vendeurs pullulent là-bas. L’idée des blocs de ciment surgit alors comme une étincelle dans l’œil de Jésus. Bingo.

Je vous passe les détails des tractations qu’il a fallu entreprendre avec les deux ou trois grandes familles qui contrôlent le marché du ciment en Haïti. Il a fallu aussi sécuriser le petit local d’une pièce qui sert d’entrepôt, de magasin et de siège social. Mais après des mois de défrichage, tout baigne. Les commandes de ciment (des États-Unis) arrivent comme promis, les ventes augmentent, la réputation de « blocs solides » vendus au même prix que les blocs friables d’usage (compétition oblige) se répand petit à petit.

À la communauté internationale qui accourt sur les lieux encore une fois, et à tous ceux qui auraient besoin de bons blocs de ciment, notez bien cette adresse : Le Sang de Jésus, quartier Delmas, 60 Musseau (avant l’impasse), Port-au-Prince.

mercredi 11 août 2021

Minuit a sonné

 On répète depuis 30 ans qu’il est « minuit moins cinq » à l’horloge environnementale. À juger du dernier rapport du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), minuit a sonné. On a trop attendu. Non seulement certains changements climatiques sont-ils désormais irréversibles (la fonte des glaciers, l’augmentation du niveau de la mer, la disparition de terres arables…), mais les 20 ou 30 prochaines années seront, c’est officiel, encore plus suffocantes.

Même si nous décidions dès aujourd’hui de réduire d’au moins 30 % les émissions de gaz à effet de serre sous les niveaux de 2005, comme on s’y était engagé il y a six ans, il est trop tard pour se sauver des feux de forêt, des inondations, des canicules meurtrières, de toutes ces catastrophes désormais familières. Du moins, dans l’avenir prévisible, celui notamment de nos enfants. D’ici 2050, la température augmentera d’au moins 1,5 degré supplémentaire par rapport à l’ère préindustrielle, indépendamment d’un regain de conscience de notre part, ou pas.

Quoi de neuf, me direz-vous. Le rapport, signé par 195 pays et basé sur 14 000 études, reprend des choses souvent entendues, c’est vrai. Mais, en rappelant l’urgence imminente qui nous guette, le GIEC souligne par la bande le flegmatisme inqualifiable de nos gouvernements depuis 20 ans. Rappelons que les 10 grands responsables du réchauffement climatique sont la Chine, les États-Unis, l’Union européenne, l’Inde, la Russie, le Japon, l’Indonésie, l’Iran et, au cas où vous l’ignoriez, le Canada. Or, dans le contexte pandémique actuel, l’inaction gouvernementale saute littéralement à la gorge. Si l’on compare tout ce qui a été fait pour contrer le coronavirus au petit peu qui a été mis en place pour contrer les changements climatiques, c’est le jour et la nuit.

Comment expliquer qu’avec beaucoup moins à perdre du point de vue de la santé publique, ainsi qu’avec beaucoup moins de données scientifiques irréfutables sous la main, la lutte contre la COVID-19 a été menée tambour battant, à la guerre comme à la guerre, à coups de conférences de presse et de mesures contraignantes — parfois hautement discutables, dont le récent passeport vaccinal —, alors que la lutte contre les changements climatiques, depuis 50 ans qu’on en parle et les cataclysmes qu’on égraine comme un chapelet, traîne toujours de la patte ?

Deux explications possibles. Le souci de l’immédiateté, d’abord. Même si les feux en Colombie-Britannique, les inondations en Allemagne ou la canicule en Grèce ne sont pas si éloignés de nous, les dérèglements environnementaux ont un air souvent lointain. Il y a toujours moyen de ne pas se sentir directement concerné par ce qui arrive. Tout ça demeure un peu théorique — le discours scientifique contribuant à cette opacité. Alors que le coronavirus nous est tombé dessus comme une armée de Wisigoths, une invasion soudaine, massive et d’autant plus menaçante qu’elle était largement inconnue. Les informations nous venaient cette fois directement de la bouche de politiciens visiblement ébranlés, dépassés même, tentant de mobiliser chacun d’entre nous dans un effort collectif. C’était, disait-on, « une question de vie et de mort ». La nôtre, pour une fois. Il y avait péril en la demeure et personne ne pouvait y être indifférent.

C’est seulement plus tard qu’on a compris — au moment où l’on commençait à compter les morts par centaines dans les CHSLD  — que, malgré le souci évident de sauver des vies, le souci de préserver le système hospitalier avait compté finalement davantage. Protéger le système, le maillon dur, au détriment parfois des maillons faibles a été une constante durant cette pandémie. On le voit d’ailleurs à nouveau avec l’imposition du passeport vaccinal. Cette mesure n’est pas là d’abord pour sauver des vies, elle est là pour faire rouler l’économie, pour s’assurer que les entreprises commerciales puissent fonctionner normalement. On est d’accord, bien sûr, mais encore faut-il voir quelles sont les conséquences d’une telle mesure pour les plus vulnérables, pour l’intrusion dans la vie privée et la vie démocratique en général. Ce n’est pas par hasard si les chambres de commerce se sont empressées d’applaudir la nouvelle mesure, alors que les associations de défense des droits et libertés ont toutes émis des réserves.

Protéger l’économie, la vie normale, le statu quo se retrouve également au cœur de la lutte pour sauver la planète, mais voilà qu’il s’agit d’un obstacle cette fois. La préservation du mode de vie qu’on aime — basé depuis la révolution industrielle sur l’utilisation massive d’énergies non renouvelables — est la raison principale derrière l’inaction gouvernementale face aux changements climatiques. Alors que le même réflexe nous pousse à l’action dans le cas de la COVID, il nous paralyse dans le cas de l’environnement.

Lors de cette pandémie, nous nous sommes montrés disposés à tous les sacrifices : l’isolement, la perte d’emplois et d’activités, la disparition d’êtres chers sans la possibilité de leur dire adieu… On a montré qu’on est capables de changer bien des choses, d’endurer. Le temps serait-il venu d’en faire autant pour l’environnement ? Le temps presse.