mercredi 27 juillet 2016

SVP, monsieur l'agent...

« Ne me dites pas que vous avez fait ça. Vous venez de lui tirer dessus quatre fois, Monsieur. Ne me dites pas que vous venez de tuer mon copain. »

Plus encore que les images de l’agonie de son petit ami qu’elle a réussi à filmer, c’est le ton de voix posé, on ne peut plus résigné de la jeune femme qui étonne et accable ici. Sa description terre à terre de l’horreur qui se déroule à ses côtés, pendant que le policier en question, le revolver toujours braqué, visiblement paniqué, crie et tremble de tout son corps à l’extérieur de la voiture. C’est le monde à l’envers, le monde « sans paix » et « sans justice », comme scandaient les manifestants à Dallas dimanche soir dernier.

De toutes les vidéos, et elles sont désormais légion, où l’on peut voir de jeunes Noirs se faire faucher par un policier, presque toujours blanc, nulle n’est plus éclairante que celle filmée par Lavish (alias Diamond) Reynolds vendredi dernier. Vrai, la prolifération de ces images déforme quelque peu la réalité, donne une impression de « guerre civile » alors que les rapports raciaux se sont quand même améliorés depuis 50 ans. Mais ces images croquées sur le vif ont le mérite de nous faire vivre une discrimination qu’on ne pouvait que deviner jusqu’à récemment.

Les images des dernières minutes de vie de Philando Castile, l’ami de Lavish Reynolds, publiées sur Facebook, nous plongent au coeur de la mentalité d’assiégée qui talonne la majorité des Afro-Américains. La résignation chez la jeune femme, on le sent, vient de loin. « N’oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous avons été libres », écrit Ta-Nehisi Coates dans le livre qui choque et bouleverse l’Amérique, Between the World and Me. Lavish n’a clairement rien oublié. Avant, c’était le maître et son fouet, aujourd’hui, c’est le policier et son revolver, mais la soumission, « please, sir », dit-elle, comme dans un roman de Dickens, la nécessité d’agir comme un zombie, de vivre coupée de ses émotions, est la même.

Mais cette vidéo dévoile aussi autre chose : la peur manifeste des policiers devant la population noire. C’est au moment où Philando Castile dit au policier qu’il a une arme sur lui — « il a son permis ! », s’empresse d’ajouter sa blonde — que les coups partent. L’aveu malheureux, au moment où le jeune homme tend le bras pour chercher son permis, comme le lui a ordonné monsieur l’agent, va lui coûter la vie. Car le policier voit soudainement un assaillant devant lui. Le fait qu’il le soupçonne d’être un voleur à main armée alimente sa paranoïa. La méprise est totale car Castile est un homme sans casier judiciaire. Seulement, il porte une arme. Et ça change tout.

Comme si les rapports raciaux aux États-Unis n’étaient pas déjà assis sur une poudrière, la loi américaine autorisant le port d’armes envenime énormément la situation. La tuerie de cinq policiers blancs qui s’est produite le lendemain à Dallas, lors d’une marche de protestation contre les récents événements, en est un autre exemple. Des manifestants se promenant l’arme en bandoulière — idée combien malvenue pour protester contre la brutalité policière mais permise au Texas ! — ont été pris pour des conspirateurs. Autre méprise, donc, qui ne fait que brouiller davantage les frontières entre la sécurité publique et la sécurité individuelle, entre les autorités et les fiers-à-bras, entre le bien commun et le free-for-all. L’erreur entravera d’ailleurs la recherche du vrai coupable, Micah Johnson, un pur produit, lui aussi, d’une société obnubilée par les armes, un autre jeune homme abîmé par la vie militaire et ne sachant plus quoi faire pour se donner de l’importance.

S’il y a eu des avancées depuis les luttes antiségrégationnistes des années 1960 et 1970, on n’y voit aujourd’hui que du feu. Les rapports tendus, souvent violents, entre les forces de l’ordre et la population noire, comme le souligne Ta-Nehishi Coates, prennent toute la place. « Tu sais maintenant que le service de police de ton pays détient le pouvoir de détruire ton corps », dit-il à son fils à qui le livre est adressé. Or, impossible de mettre un terme à cette guerre de tranchées sans mettre d’abord un terme à la prolifération des armes. Le président Obama le sait mieux que quiconque, mais agira-t-il ? Lui qui sent la blessure raciale jusque dans ses tripes pourra-t-il en faire un legs ? Ce serait sans contredit son plus beau cadeau.

Les malheurs de Hillary

On voudrait tellement l’aimer. Un peu comme Eugenie Bouchard, une autre belle blonde à la carrière en dents de scie, on voudrait applaudir ses exploits. On voudrait la remercier d’être faite forte et combien têtue et d’avoir normalisé l’idée d’une femme à la tête du plus puissant pays au monde. Et pourtant, comme notre star de tennis nationale, Hillary Clinton finit toujours par décevoir un peu, beaucoup, passionnément. À l’heure actuelle, 70 % des électeurs américains n’aiment pas l’ex-première dame, exactement le même nombre qui voit d’un mauvais oeil l’imbuvable Donald Trump. C’est tout dire.

On a beaucoup expliqué les problèmes de Hillary par son manque d’humanité. « Sait-on ce que Hillary Clinton fait pour s’amuser ? écrit un chroniqueur du New York Times.Il est difficile de voir un autre aspect à sa vie, outre sa carrière. » On a fait le même reproche à Pauline Marois, soit dit en passant, de se cacher derrière un masque. Mais on pourrait en dire autant de Stephen Harper, François Hollande, Robert Bourassa, Richard Nixon, Winston Churchill… C’est vrai de la grande majorité des leaders masculins, en fait. Sait-on ce qu’ils font/faisaient pour s’amuser ? Les femmes en politique paient chèrement cette absence de transparence — qui, chez elles, passe pour un manque de naturel alors qu’on trouve parfaitement normal qu’un homme politicien soit fermé comme une huître. Un deux poids deux mesures qui en dit long sur la pérennité de vieux stéréotypes : on veut nos hommes endurcis, des tough (l’étalage de testostérone de Trump est éloquent à cet égard), et nos femmes humaines, compatissantes et vulnérables.

Mais les dernières cabrioles sur la scène politique américaine auront révélé un problème plus grave encore pour Clinton : un manque de flair politique étonnant. On pourrait d’ailleurs dire la même chose de Pauline Marois qui, malgré une feuille de route impressionnante elle aussi, a commis quelques grosses bévues : la chasse au pétrole sur l’île d’Anticosti, la charte des valeurs et PKP. Le fait de devoir travailler deux fois plus fort et trois fois plus longtemps pour arriver à bon port, de devoir se protéger d’attaques constantes, expliquerait-il cette difficulté à prendre le pouls ? Peut-être. Chez Hillary Clinton, cette insensibilité à ce qui se passe sur le plancher des vaches, cette incapacité de voir autre chose que sa propre ligne de pensée, s’est traduite d’abord par son utilisation d’un serveur personnel comme secrétaire d’État et puis, comme le démontre le tout dernier scandale, par le traitement cavalier réservé à Bernie Sanders.

On sait maintenant que l’establishment démocrate n’avait que faire de la « révolution »Sanders, cherchant à discréditer le sénateur socialiste en insinuant son « athéisme », et quoi encore. Si Mme Clinton n’était pas directement impliquée, elle devait sans doute être au courant de ses manoeuvres ou, du moins, du favoritisme dont elle bénéficiait au sein du parti. Comme pour son serveur personnel, Clinton croyait sans doute qu’elle méritait ce traitement de faveur.

Et puis, que dire de son choix de Tim Kaine comme colistier ? Une décision qui fait davantage l’affaire de la base républicaine que de l’aile gauche démocrate. Un choix aussi timide démontre un parti pris pour l’establishment dont Mme Clinton est l’incarnation ultime, mais aussi de la « vieille politique », cette façon de dire simplement ce qu’on croit que les électeurs veulent entendre. Précisément ce qui a été mis en joue durant cette course à la Maison-Blanche.

Ce que le bouillant mouvement derrière Bernie Sanders — tout comme le volcan nommé Donald Trump — révèle, c’est que de larges pans de l’électorat sont en colère vis-à-vis d’un système politique qu’ils perçoivent comme « truqué ». Pour les berniacs, c’est la mainmise du 1 % au détriment des plus pauvres qui rend fou. Pour la horde des angry white males derrière Trump, ce sont les politiques qui favorisent l’immigration et le libre-échange, au détriment des emplois dans le secteur manufacturier et agricole, qui indisposent. Dans un tel contexte, Hillary Clinton, loin d’offrir une solution, fait partie, en fait, du problème. Elle est l’incarnation même d’un système qui favorise et récompense certaines castes.

Selon le cinéaste Michael Moore, c’est précisément ce ras-le-bol vis-à-vis d’un système politique en panne qui explique pourquoi Trump pourrait l’emporter. « Pas nécessairement parce qu’on aime le bonhomme ou parce qu’on entérine sa bigoterie, mais simplement par besoin de bouleverser l’ordre établi et d’envoyer un message à papa et maman. »

Maman Clinton, on le voit, a toute une côte à remonter.

mercredi 20 juillet 2016

Normaliser l'anormal

Doit-on tout montrer ? Depuis la tuerie à l’École polytechnique, la question de ce qui est montrable ou pas revient à chaque nouvelle vague de terrorisme. La réponse est toujours la même. Oui, bien sûr qu’il faut montrer ce qui se passe. N’est-ce pas précisément le rôle des médias que de nous faire voir le monde dans lequel on vit ? Dans les limites de la décence, bien entendu. Il ne s’agit pas, après tout, d’un simple fait divers, de se vautrer dans du sang par pur sensationnalisme. Ce qui s’est passé à Nice, à Paris, à Bruxelles ou ailleurs nous concerne tous. Si la question du mimétisme se pose avec toujours plus d’acuité, c’est une question qui concerne la police davantage que les médias. On ne peut arrêter de montrer l’horreur, y compris certains détails choquants, sans renier le rôle premier des médias, informer, pas plus qu’on ne peut arrêter de montrer l’inexorable spectacle politique, jour après jour. Dans les limites de la décence, là aussi.

Ce qui m’amène à l’autre abomination du moment, Donald Trump, la star du petit écran qui zyeute la Maison-Blanche, aujourd’hui à mi-chemin de l’inatteignable étoile. La question de la « banalisation du mal » se pose ici aussi, bien que peu de journalistes, à l’exception de Paul Krugman du New York Times et d’Adam Gopnik duNew Yorker, aient osé le faire. À quel point doit-on donner une tribune à un homme qui n’est pas seulement un iconoclaste et un cabotin éhonté, pas seulement un danger pour l’avenir du Parti républicain, mais un danger tout court ? Un homme ouvertement raciste, sexiste et xénophobe qui ment et triche comme il respire, qui insulte ses adversaires et censure les médias, qui ne respecte ni les institutions ni le processus démocratique. Un homme qui, en plus de sa personnalité perverse, représente une rupture avec « les deux piliers de l’après-guerre, la mondialisation et un ordre mondial inclusif ».

Il y a encore cinq ou six mois, on croyait que cette longue liste d’infamies, dont « citer des suprémacistes blancs et apposer des symboles nazis sur le drapeau américain », disqualifierait l’homme au pompadour. Mais, avec chaque nouvelle victoire de Trump, les critiques se sont faites de plus en plus rares. « Ce qui est franchement alarmant,écrit le Montréalais d’origine Adam Gopnikc’est la pulsion, bien qu’humaine, de normaliser l’anormal en se tournant vers des attitudes qui nous sont familières. »

Ainsi, mardi, à quelques heures du couronnement de Donald Trump comme candidat à la présidence des États-Unis, on parle volontiers de l’inorthodoxie de l’homme, de sa démagogie et de son narcissisme. De son flair à capter l’anxiété croissante de l’homme blanc vieillissant. Bref, on parle de lui non pas comme d’un personnage dangereux, voire fasciste, comme ose le faire Gopnik, mais comme d’un populiste parmi tant d’autres. Le chroniqueur et lauréat du prix Nobel Paul Krugman parle, à ce propos, de l’aseptisation irresponsable des médias.

« Trop de médias sont obnubilés par les deux côtés de la médaille — ce besoin quasi pathologique de présenter les politiciens et leurs programmes comme étant de mérite plus ou moins égal », écrit Krugman. Le chroniqueur donne comme exemple un article récent du White House Correspondents’ Association qui dit : « Trump et Clinton menacent la liberté de presse. » L’équivalence est on ne peut plus boiteuse — Trump boycotte carrément certains médias alors que Clinton, elle, minimise les conférences de presse — mais l’obsession de « trouver un équilibre là où il n’y en a pas » l’emporte sur la vérité factuelle.

Résultat ? L’abominable Trump, un politicien qui fait de la bouillie pour les chats de la politique en plus de légitimer l’intimidation, l’agression et les paroles en l’air comme comportement normal, talonne, selon certains sondages, Hillary Clinton. Peu charismatique, un brin arrogante et assurément cachottière, Mme Clinton a certainement ses défauts, mais rien qui se compare à Trump. « Aucune personne raisonnable, même opposée à ses idées, ne peut croire pour un instant que l’élection de Clinton menace la Constitution ou la démocratie américaine. Aucune personne raisonnable ne peut croire que Trump ne représente pas cette menace », écrit Adam Gopnik.

Advenant l’élection de Trump, les médias auront tout un examen de conscience à faire. Car, contrairement au terrorisme, les médias ont participé ici à créer le phénomène. La veulerie du Parti républicain aidant, la fascination médiatique pour l’homme a contribué à gommer ses travers tout en lui conférant une invraisemblable acceptabilité.

mercredi 6 juillet 2016

L'accommodement raisonnable

En 2015, le gouvernement français invitait le milieu de la restauration parisienne à plus de civilité. L’air bête de ses garçons de table étant devenu aussi imperméable que leurs fameux tabliers, il fallait intervenir. La campagne a porté ses fruits et on peut aujourd’hui dîner à Paris sans, du même coup, cultiver un complexe d’infériorité.

Peut-être le gouvernement québécois devrait-il émuler le geste pour ce qui est des immigrants ? Un reportage de Danny Braun à l’émission Désautels le dimanchesouligne à gros traits ce qu’un rapport de l’OCDE effleurait récemment : le Québec peine à garder ses immigrants, même francophones« Beaucoup quittent la Belle Province faute de trouver un travail, une situation et une culture qui les intègrent. »

On parle ici de personnes sélectionnées après un long et fastidieux exercice par le gouvernement du Québec. Des personnes éduquées, choisies en fonction des besoins du marché, des personnes triées sur le volet qui ne demandent que ça : travailler. Jusqu’à 25 % de ces personnes-là partent pour l’Ontario (en majorité) après un ou deux ans passés ici. « J’aurais mieux fait de me diriger tout de suite en Ontario », dit le Camerounais Patrick Bertholin, qui a tenté sa chance d’abord à Montréal, ensuite à Gatineau, pour enfin se retrouver à Mississauga, en banlieue de Toronto. « Le gouvernement québécois devrait réaliser qu’il y a un problème. »

Et comment. Quand ces immigrants soigneusement sélectionnés parlent français, par-dessus le marché, il faut se poser des questions. Qu’y a-t-il à Toronto qu’il n’y a pas à Montréal ? Qu’est-ce qui explique, surtout, que le taux de chômage des immigrants torontois s’estompe après 10 ans, devenant à peu près égal à celui des Canadiens de souche, mais pas à Montréal ? Dans le reportage, l’Ivoirien Gérard Kouassi parle de deux catégories de gens : « les Québécois et les autres ». La Française Marine Sibileau renchérit : « Il y a un regard un peu plus accusateur au Québec. »

Est-ce à dire que Montréal est plus raciste, plus xénophobe que Toronto ?

Pour avoir vécu six ans là-bas, je n’y crois pas pour deux secondes, bien qu’il soit vrai qu’on y trouve beaucoup plus de gens de différentes origines, pas seulement dans la rue mais également au Toronto Star et à la CBC. La Ville reine, morne et sans relief il y a à peine 30 ans, s’est trouvé une personnalité, voire une identité, en ouvrant grand les bras à l’immigration. Devenue aujourd’hui une des villes les plus multiculturelles au monde — près de la moitié de ses habitants sont nés ailleurs —, c’est à elle qu’on pense quand Justin Trudeau s’épanche sur la diversité canadienne.

Montréal, elle, a une tout autre personnalité. Comme l’ensemble du Québec, sa force c’est son histoire, sa langue et sa culture. C’est son côté latin, un peu échevelé, qui fait qu’elle vous saute dans les bras alors que Toronto, malgré son étonnante diversité, demeure toujours un peu retenue, froide, toujours un peu WASP (white anglo-saxon protestant). C’est cruel à dire, mais ce qui précisément rend le Québec plus intéressant, culturellement parlant, toutes ces questions identitaires combien essentielles mais aussi, combien compliquées, militent contre nous pour ce qui est de l’intégration immigrante. Mme Sibileau ne s’y est pas trompée : « Au Québec, les gens sont toujours sur la défensive pour la protection de la langue. C’est bien, mais il y a une carapace dure à percer. On laisse moins entrer d’autres cultures. »

On peut même se demander si ce repli sur soi n’explique pas également ce que l’OCDE établit comme le « paradoxe » montréalais. Pourtant jeune, universitaire et culturellement vivante, la ville traîne de la patte pour ce qui est de la création d’emplois. Nous donnons trop dans de « petites entreprises peu innovantes tournées exclusivement vers le marché local »dit le rapport.

Pour des raisons identitaires, on est davantage intéressé par son nombril à Montréal qu’on l’est à Toronto. Les Ontariens ne sont pas plus vertueux, ouverts ou tolérants pour autant. Seulement, l’immigration leur a donné quelque chose plutôt que de leur enlever, a ajouté à leur réalité plutôt que d’y soustraire, comme c’est trop souvent perçu au Québec.

À l’instar de la France, le gouvernement a donc toute une campagne de sensibilisation à faire pour percer cette « carapace », pour amadouer les peurs et les appréhensions vis-à-vis de l’étranger. Si c’est possible de se faire servir une blanquette de veau avec un sourire à Paris, il doit bien être possible d’être Québécois sans froncer les sourcils face à l’Autre.