mercredi 20 juillet 2016

Normaliser l'anormal

Doit-on tout montrer ? Depuis la tuerie à l’École polytechnique, la question de ce qui est montrable ou pas revient à chaque nouvelle vague de terrorisme. La réponse est toujours la même. Oui, bien sûr qu’il faut montrer ce qui se passe. N’est-ce pas précisément le rôle des médias que de nous faire voir le monde dans lequel on vit ? Dans les limites de la décence, bien entendu. Il ne s’agit pas, après tout, d’un simple fait divers, de se vautrer dans du sang par pur sensationnalisme. Ce qui s’est passé à Nice, à Paris, à Bruxelles ou ailleurs nous concerne tous. Si la question du mimétisme se pose avec toujours plus d’acuité, c’est une question qui concerne la police davantage que les médias. On ne peut arrêter de montrer l’horreur, y compris certains détails choquants, sans renier le rôle premier des médias, informer, pas plus qu’on ne peut arrêter de montrer l’inexorable spectacle politique, jour après jour. Dans les limites de la décence, là aussi.

Ce qui m’amène à l’autre abomination du moment, Donald Trump, la star du petit écran qui zyeute la Maison-Blanche, aujourd’hui à mi-chemin de l’inatteignable étoile. La question de la « banalisation du mal » se pose ici aussi, bien que peu de journalistes, à l’exception de Paul Krugman du New York Times et d’Adam Gopnik duNew Yorker, aient osé le faire. À quel point doit-on donner une tribune à un homme qui n’est pas seulement un iconoclaste et un cabotin éhonté, pas seulement un danger pour l’avenir du Parti républicain, mais un danger tout court ? Un homme ouvertement raciste, sexiste et xénophobe qui ment et triche comme il respire, qui insulte ses adversaires et censure les médias, qui ne respecte ni les institutions ni le processus démocratique. Un homme qui, en plus de sa personnalité perverse, représente une rupture avec « les deux piliers de l’après-guerre, la mondialisation et un ordre mondial inclusif ».

Il y a encore cinq ou six mois, on croyait que cette longue liste d’infamies, dont « citer des suprémacistes blancs et apposer des symboles nazis sur le drapeau américain », disqualifierait l’homme au pompadour. Mais, avec chaque nouvelle victoire de Trump, les critiques se sont faites de plus en plus rares. « Ce qui est franchement alarmant,écrit le Montréalais d’origine Adam Gopnikc’est la pulsion, bien qu’humaine, de normaliser l’anormal en se tournant vers des attitudes qui nous sont familières. »

Ainsi, mardi, à quelques heures du couronnement de Donald Trump comme candidat à la présidence des États-Unis, on parle volontiers de l’inorthodoxie de l’homme, de sa démagogie et de son narcissisme. De son flair à capter l’anxiété croissante de l’homme blanc vieillissant. Bref, on parle de lui non pas comme d’un personnage dangereux, voire fasciste, comme ose le faire Gopnik, mais comme d’un populiste parmi tant d’autres. Le chroniqueur et lauréat du prix Nobel Paul Krugman parle, à ce propos, de l’aseptisation irresponsable des médias.

« Trop de médias sont obnubilés par les deux côtés de la médaille — ce besoin quasi pathologique de présenter les politiciens et leurs programmes comme étant de mérite plus ou moins égal », écrit Krugman. Le chroniqueur donne comme exemple un article récent du White House Correspondents’ Association qui dit : « Trump et Clinton menacent la liberté de presse. » L’équivalence est on ne peut plus boiteuse — Trump boycotte carrément certains médias alors que Clinton, elle, minimise les conférences de presse — mais l’obsession de « trouver un équilibre là où il n’y en a pas » l’emporte sur la vérité factuelle.

Résultat ? L’abominable Trump, un politicien qui fait de la bouillie pour les chats de la politique en plus de légitimer l’intimidation, l’agression et les paroles en l’air comme comportement normal, talonne, selon certains sondages, Hillary Clinton. Peu charismatique, un brin arrogante et assurément cachottière, Mme Clinton a certainement ses défauts, mais rien qui se compare à Trump. « Aucune personne raisonnable, même opposée à ses idées, ne peut croire pour un instant que l’élection de Clinton menace la Constitution ou la démocratie américaine. Aucune personne raisonnable ne peut croire que Trump ne représente pas cette menace », écrit Adam Gopnik.

Advenant l’élection de Trump, les médias auront tout un examen de conscience à faire. Car, contrairement au terrorisme, les médias ont participé ici à créer le phénomène. La veulerie du Parti républicain aidant, la fascination médiatique pour l’homme a contribué à gommer ses travers tout en lui conférant une invraisemblable acceptabilité.

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