mercredi 31 juillet 2013

Les raisins de la colère


Sommes-nous une race de pâtes molles incapable d'exprimer sa colère, de montrer les dents?...

Dans la foulée des événements du Lac-Mégantic, Christian Rioux lançait le débat récemment, repris au vol par Lise Payette la semaine suivante. La question mérite le détour. "La fatigue culturelle du Canada français", comme l'écrivait Hubert Aquin en 1962, ou encore, "le confort et l'indifférence", comme titrait Denys Arcan 20 ans plus tard, est une question qui non seulement revient périodiquement nous hanter, elle est une des rares sur laquelle il se dégage un consensus.

Les Québécois n'aiment pas les poings sur la table, préfèrent couper la poire en deux, veulent être accommodants. Combien de fois a-t-on entendu ce type de commentaire? "Il y a toujours moyen de moyenner", caricaturait l'ex-blogueur devenu ministre, Jean-François Lisée, pour décrire le caractère québécois. Peu importe, en fait, qu'on soit souverainiste ou fédéraliste, de gauche ou de droite, le légendaire flegmatisme québécois est une espèce de métronome de l'espace politique depuis maintenant 50 ans. J'entends la voix tonitruante de Pierre Bourgault dire "c'est ça-a-a être colonisés!"

Mais encore faut-il distinguer les situations politiques les unes des autres. À mon avis, le déraillement du Lac-Mégantic n'est pas un bon exemple du flegme québécois. Il s'agit d'un accident, après tout, qui aurait très bien pu se passer ailleurs au Canada, ou encore en Nouvelle-Angleterre. En plus, la mairesse appelait dès le lendemain à la reprise du commerce ferroviaire et le gouvernement du PQ, on le sait, caresse l'idée de se lancer dans la production (et par conséquent, circulation) de pétrole. Il y a une limite à grimper dans les rideaux par rapport à une situation qui, hormis les tragiques accidents de parcours, fait notre affaire. En d'autres mots, une fois les compagnies broche à foin éliminées, et l'incurie fédérale corrigée, la possibilité d'un autre accident existe. Le danger est inhérent au transport ferroviaire de matières dangereuses, bien davantage qu'à notre rapport avec Ottawa ou l'Oncle Sam.

Un bon exemple du flegme québécois? Le référendum de 95. On se demande encore pourquoi le Québec n'a pas explosé ce soir-là. Jacques Parizeau, comme on sait, a pété une coche mais, malgré le volcan d'émotions, les espoirs déçus et les années à attendre, il y a eu très peu de colère dans les rues. Les Québécois démontrent souvent plus d'agressivité à perdre un match de hockey qu'à perdre un vote sur leur avenir. C'est ça être colonisés? Sans doute un peu. Avoir dû accommoder la défaite, il y a 300 ans, nous rend peut-être plus aptes à gérer les crocs-en-jambe par après. Il faut dire aussi que, contrairement aux matchs de hockey, les Québécois ne croyaient pas l'emporter le 30 octobre 95. M. Parizeau, lui, en était quasi sûr, ce qui explique son amertume, mais la majorité des Québécois, j'ai l'impression, ont été surpris par les résultats. Nous n'étions pas tous tendus comme des cordes de violon à attendre l'inévitable crescendo. Au Québec, le nationalisme mou est un fait incontournable, même les soirs de référendum.

On peut s'en mordre les pouces, si on veut, mais il y aussi de bonnes raisons derrière cette supposée nonchalance. Les Québécois exultent ailleurs que dans l'arène politique; ils triomphent dans la création. La production culturelle est proprement phénoménale depuis 50 ans. En littérature, théâtre, improvisation, cirque, humour, musique, cinéma, et quoi encore, animation?... le Québec ne laisse pas sa place. Je pense que ça joue. Plutôt que de jeter son dévolu dans la survie politique, l'indépendance pure et dure, le Québec choisit d'emblée la survie culturelle. Comme si on prenait un raccourci, en fait, puisque le but de l'indépendance c'est évidemment la pérennité culturelle. Il y a un phénomène de vases communicants qui verse la soif de survie dans un champ plutôt que dans l'autre.

Mais des expressions de colère, on en a quand même de temps en temps. Le printemps érable en témoigne, bien qu'il faut noter là aussi, un certain confort et indifférence. Selon Gabriel Nadeau-Dubois, la critique la plus souvent formulée à l'égard du mouvement a été "vous avez mis le bordel au Québec." La tuerie de Polytechnique est un autre exemple où, rapidement, les sentiments de colère ont été jugé indécents, inadmissibles, parfois par ceux-là mêmes qui croient aujourd'hui les Québécois trop mous vis-à-vis l'indépendance.

S'il y a une prédisposition québécoise à ne pas faire de vagues, encore faut-il que les conditions soient mûres avant de se lancer à l'eau.

mercredi 24 juillet 2013

Louis Cyr


J'ai accompli mon devoir de cinéphile québécoise : je me suis assise dans le noir frigorifié du cinéma Beaubien, en plein après-midi ensoleillé,  pour voir le film qui, dit-on, pourrait relever le menton du cinéma québécois, Louis Cyr - l'homme le plus fort du monde. Pas nécessairement mon genre, Louis, disons-le tout de suite, je préfère les hommes qui parlent plus et qui forcent moins, mais une appréciation de 9.2 (sur 10), battant même les cotes de cinéphiles pour le dernier blockbuster américain, ça impose le respect.

Oeuvre extrêmement compétente mais qui ne casse rien, ce n'est pas tant le film qu'on applaudit, j'ai l'impression, que l'histoire de ce Samson québécois dont la détermination n'a d'égale que sa force de boeuf. Une histoire de héros invraisemblable dont le cinéma raffole. Vous changez de siècle et de sport, et vous vous retrouvez, en fait, devant Maurice Richard, le film. Même fond de grosse misère noire, même personnage d'homme quasi muet incarnant la résistance brute, entêtée et peu loquace, de tout un peuple, même belle et dévouée épouse, paraissant toujours plus sophistiquée que son mari, le signe que le héros est non seulement un homme fort et vaillant mais aussi (c'est un film, après tout) sexuellement puissant.

Une vraie belle histoire, c'est sûr, qui a le mérite d'appartenir à tous ceux qui ont un nom "canadien français". Pourquoi alors en suis-je sortie si peu remuée? La recette est-elle finalement trop éculée? Ou serait-il temps de renouveler nos mythes fondateurs?

La message de Louis Cyr, à l'instar du film sur le célèbre hockeyeur, c'est résistez et vous vaincrez. "La seule chose qui me sépare de la misère", dit notre jeune Hercule, "c'est de lever cet haltère." Il y a un avenir après les grandes noirceurs, en d'autres mots, il y a l'éducation, des cours de piano, des beaux champs de patates, des trophées, un public admiratif. Et tout ça en français. Sans méchants Anglos pour nous crier des noms. On est d'accord. Seulement, ça fait au moins 50 ans qu'on est plus là, qu'on est dans une autre genre de misère, existentielle, celle-là, encore pas très bien définie mais dont parle abondamment nos jeunes cinéastes, devant des salles décidément beaucoup moins remplies.

Entre les combats glorieux offerts par Louis Cyr et Maurice Richard, et l'angoisse de ne pas savoir où on s'en va, étalée dans les films d'aujourd'hui, il y a un gouffre immense. Où est passé l'avenir?, pourrait-on demander. On peut toujours accuser les films des jeunes cinéastes d'être trop noirs mais alors les films historiques, eux, ne sont-ils pas un peu trop clinquants, un peu trop arrangés avec le gars des vues?

Un exemple: dans le film, Louis Cyr meurt dans sa maison de ferme, bercé par la douce mélodie de piano que concède de lui jouer sa fille, enfin réconciliée avec lui. L'avenir s'annonce bon pour la famille, l'éducation et les bonnes manières. Dans les faits, l'homme fort est mort dans la maison de sa fille et son gendre, un homme qui plus tard enfermera sa femme à St-Jean-de-Dieu pour la tricher de son héritage. Pas exactement des lendemains qui chantent. 

Le cinéma, évidemment, c'est l'évasion, ce que réclament à grands cris les Vincent Guzzo
de ce monde. Il en faut au cinéma québécois comme ailleurs. Mais je me demande si ce genre de tartine ne fait pas que gommer l'inconscient collectif, donnant l'impression "d'une race d'hommes forts", pour reprendre le terme du Curé Labelle, alors qu'on fond, on ne se sent pas si fort que ça et même, à en juger par notre cinéma contemporain (Continental, un film sans fusil, Nuit #1, Le Vendeur, Le Camion...), assez désespérés merci.  

Je me demande aussi si ceux qui réclament un nationalisme "inscrit dans la continuité historique", un nationalisme identitaire où il faut "réapprendre le sentiment de la précarité collective", pour citer Mathieu Bock-Côté,  s'ils voient dans Louis Cyr une façon de raviver la flamme. Pour ma part, je crois que ce type de folklore aura, auprès des jeunes notamment, l'effet contraire.

                                                                                                 
                                               

mercredi 17 juillet 2013

Un autre Guy Turcotte



"Le droit ne nie pas l'horreur". Il y a deux ans, une spécialiste en droit pénal avait ainsi résumé le fossé qui séparait l'indignation générale du verdict de non-responsabilité criminelle obtenu par Guy Turcotte. Comment un homme coupable d'avoir assassiné ses deux enfants pouvait-il être si facilement pardonné? Le jury devait choisir entre quatre options: le meurtre au premier degré, le meurtre au deuxième degré, l'homicide involontaire et la non-responsabilité criminelle. Les cinq hommes et sept femmes du jury ont choisi la seule qui déresponsabilisait et blanchissait l'accusé, la dernière. Sans doute ont-ils tenté d'appliquer les paramètres du droit le mieux possible mais l'impression de déni de justice --impression accentuée par la libération de l'accusé de l'institut psychiatrique, à peine un an et demi plus tard -- était à couper au couteau.

Coupable du meurtre de Trayvon Martin, un ado de 17 ans qui venait de se procurer des bonbons au dépanneur du coin, George Zimmerman est lui aussi aujourd'hui un homme libre, et le sentiment de déni de justice, omniprésent encore une fois. D'autant plus qu'il s'agit d'un jeune noir tué par un homme blanc --qui se faisait un plaisir, semble-t-il, de signaler à la police la présence de "vauriens" dans sa banlieue en Floride. Le jury, composé de six femmes (blanches), devait choisir entre le meurtre au deuxième degré, l'homicide involontaire ou non coupable. Après un procès de trois semaines, Zimmerman a été jugé non coupable et relâché. On lui a même remis l'arme du crime. Le blanchiment dans ce cas est total, même si, comme pour Guy Turcotte, on reconnait que Zimmerman a bel et bien tué. Des milliers de manifestants n'ont pas tardé d'envahir les rues pour signifier leur colère.

"Trayvon Martin est mort parce que lui et d'autres garçons et hommes noirs comme lui ne sont pas perçus comme des êtres humains, mais comme des problèmes '', disait le pasteur Raphael G. Warnock devant sa congrégation à Atlanta, dimanche dernier.

Vigile autoproclamé de son quartier dont le rêve était de devenir policier, George Zimmerman, 29 ans, patrouillait les rues, le 26 février 2012, quand il aperçoit Trayvon Martin marchant sur le trottoir, capuche sur la tête. Il décide de le suivre puis, suivant son habitude, appelle 911. Il sacre à plusieurs reprises en décrivant la scène, témoignera plus tard un officier, notant l'agressivité de l'accusé. "Dépêchez-vous, dit Zimmerman, ces jeunes punks trouvent toujours moyen de se tirer d'affaire". Tout ce temps, Trayvon Martin, qui n'a aucun casier judiciaire, ne fait que déambuler sur la rue, en parlant à une amie au téléphone.

Le policier dit à Zimmerman de rentrer chez lui, ils arrivent. Mais le sheriff autodidacte ignore la consigne et se met à la poursuite du suspect à pied. "Pourquoi me suis-tu?" est tout ce que l'amie au téléphone aura le temps d'entendre avant de perdre la ligne. Quelques minutes plus tard, Trayvon Martin gît sur le trottoir, une balle à la poitrine. Que s'est-il passé? L'altercation entre les deux hommes n'ayant été vue par personne, la version de Zimmerman sera la seule à retenir l'attention du jury.

Avec brio, les avocats de la défense ont maintenu que le jeune Martin, "armé du trottoir", avait bousillé le crâne de leur client, puis menacé de le tuer avec son propre pistolet. Malgré le fait que Zimmerman ait été le véritable assaillant, que ses blessures soient finalement assez superficielles et qu'aucun trace ADN de Martin n'ait été repérée sur le pistolet, la défense a réussi à faire avaler la thèse de la légitime défense.

Bien sûr, la loi du Stand Your Ground, aussi connue comme Shoot First, a énormément contribué à l'acquittement.  Cette disposition digne du Far West, et désormais en vigueur dans 20 états américains, permet à quelqu'un qui aurait peur pour sa vie de ne pas tourner les talons, même s'il a l'occasion de le faire. Même si l'agresseur prend la fuite, la loi permet qu'on lui tire dessus, exactement comme dans les films de cowboys. Pow pow, t'es mort.

"Il n'était pas malade. Il était en maudit contre ma soeur et il a décidé de se venger", a dit l'ex-beau-frère de Guy Turcotte, résumant bien le sentiment de la majorité dans cette affaire. De la même façon, George Zimmerman n'était pas un homme en danger mais l'instigateur d'une altercation qui n'aurait pas dû arriver. Plus grave encore que le déni de justice, ce sont les ressorts sur lesquels ces deux cas reposent --la violence conjugale dans le cas de Turcotte, le racisme dans le cas de Zimmerman-- qui se retrouvent, par ces verdicts mêmes, renforcés.

Même si nous vivons dans un "état de droit", comme le rappelait le président Obama, il arrive que le système de justice se parodie lui-même à en pleurer.

mercredi 10 juillet 2013

L'été meurtrier


Pendant qu'au Moyen-Orient, l'Egypte s'embrase à nouveau, faisant craindre une autre guerre civile là-bas, en Amérique du nord, les feux de forêt flambent, les rivières débordent, les wagons de train explosent. Comme si, cet été, chacun se voyait puni par où il avait péché : les pays musulmans, minés par des décennies d'autoritarisme militaire aussi bien que religieux, sombrent à nouveau dans le désordre alors qu'ici, l'appétit boulimique pour le pétrole créé des calamités naturelles mais aussi surnaturelles. À chacun, ses plaies d'Egypte.

La tragédie survenue au Lac Mégantic dépasse l'entendement, c'est clair. Devant une telle dévastation, la tendance est à palier au plus urgent, les personnes dans le besoin, et à pointer du doigt les premiers coupables, la Montreal, Maine and Atlantic Railway, la compagnie américaine à l'origine de cette apocalypse, et son patron, pas très sympathique d'ailleurs, porté sur la privatisation et réduction de personnel, mais très peu sur l'expression de sympathie. Dans le film qu'un jour on ne manquera pas de tourner sur ce terrible incident, Ed Burkhardt sera la nouvelle incarnation du Ugly American[1], c'est clair, parlant dru, le gros cigare à la bouche.

C'est vrai qu'il paraît insensé de laisser l'équivalent d'une "bombe ambulante" sans supervision, même avec tous les freins imaginables, à plus forte raison lorsque le sol penche. Insensée, aussi, cette augmentation de 28,000% du transport ferroviaire de pétrole en seulement quatre ans. Les municipalités touchées par ce trafic d'enfer ont-elles mêmes été avisées? Il y a énormément de questions qui se posent aujourd'hui, et c'est tant mieux, mais ces questions risquent aussi de jouer le jeu de ceux qui appellent à l'implantation d'oléoducs de tous leurs voeux.

En fait, malgré son air affligé, c'est Stephen Harper qui doit secrètement se réjouir. Il doit être heureux de la diversion, d'abord, le Sénatgate ayant été assez dévastateur pour sa popularité. Mais les événements du Lac Mégantic donne surtout énormément de poids aux arguments, dont celui de M. Harper devant un auditoire américain en mai dernier, voulant que le transport ferroviaire soit plus risqué pour l'environnement. Le PM tentait ainsi de convaincre nos voisins du bien fondé de Keystone XL, le pipeline géant devant acheminer le pétrole des sables bitumineux jusqu'au Golfe du Mexique, projet très controversé, encore récemment.

Les images apocalyptiques qui ont fait le tour de globe auront sûrement fini par convaincre plus d'un récalcitrant. Déjà, les commentaires pleuvent en ce sens, pointant les oléoducs comme le choix sensé, pour ne pas dire trois fois moins cher, même s'il n'y a pas de recherche concluante sur la sécurité des deux méthodes de transport. Selon le directeur du Pembina Institute, groupe environnemental basé à Calgary, "d'après les données dont nous disposons, les deux s'équivalent, ils sont tous deux non sécuritaires", dit Edward Whittingham.
Au cas où vous l'ignoriez, Enbridge, la compagnie canadienne qui veut acheminer l'huile de l'Alberta jusqu'à l'Atlantique, en passant par le Québec, a une très mauvaise feuille de route : 804 déversements dans l'espace de dix ans (1999-2010). Ce qui équivaut à près de sept dégâts environnementaux par mois. Et avec une attitude de dur à cuire comparable au patron du MMA, Ed Burkhardt. Après 37 ans d'exploitation de l'oléoduc Montréal-Sarnia,  "Enbridge n'a jamais partagé ses plans d'urgence avec les autorités municipales", note Josée Duplessis, présidente du comité exécutif de la ville de Montréal.

TransCanada, la compagnie derrière Keystone ainsi que la transformation d'un gazéoduc en oléoduc au Québec, n'est pas sans failles non plus: 51 déversements pour l'année 2011.
Mais ces déversements, même les plus spectaculaires comme celui du Michigan en juillet 2010 --1 million de gallons de pétrole corrosif échappés d'un pipeline d'Enbridge-- ne seront jamais aussi horrifiants que le brasier d'enfer du Lac Mégantic. Même s'ils répandent généralement beaucoup plus de matières dangereuses que les accidents ferroviaires, ils n'impliquent pas de pittoresques centre-villes, ne tuent pas sur-le-champ et minent, tant l'environnement que la vie des gens, lentement.

Il ne s'agit pas de l'idée du siècle pour autant. Ce serait ajouter l'insulte à l'injure que de voir la tragédie de cette semaine ultimement paver la voie à ceux qui veulent à tout prix hausser la production et circulation de pétrole dans ce pays. C'est à une cure de désintox que les malheureux événements du Lac Mégantic nous convient, bien plus qu'aux charmes suspects des oléoducs canadiens.



[1] Le vilain Américain, porté à l'écran par Marlon Brandon en 1963

jeudi 4 juillet 2013

Le festival de la pensée magique



L'appât du gain n'est donc pas le seul vice qui ronge le coeur de la politique municipale. Avec le départ précipité du dernier maire de Laval, Alexandre Duplessis, on constate que le mensonge, le déni, l'hypocrisie, la pensée magique, appelez ça comme vous voulez, fait sa part de ravages. Gérald Tremblay nous en avait d'ailleurs donné un aperçu. "Il se peut que des gens d'affaires aient pu influencer Frank Zampino, mais ce n'est pas arrivé", disait-il, pince sans rire, devant la commission Charbonneau.  Mais il fallait attendre son successeur, Michael Applebaum, pour goûter à la mascarade en grand.

"Est-ce que Michael Applebaum, le maire de Montréal, est sous enquête?", demandait M. le maire par intérim, à propos de lui-même, en janvier 2013. "La réponse, j'aimerais vous le dire clairement, c'est non!", affirmait-il, les yeux ronds comme des 25 sous, son boy-scout intérieur répondant "présent", l'index impeccablement dressé. Et ceci, après avoir été interrogé pendant des heures par des enquêteurs de l'UPAC. Cherchez le mensonge.

Alexandre Duplessis n'était pas piqué des vers non plus, vendredi dernier, jouant le maire au "service des citoyens", niant les "allégations" concernant des services de toute autre nature, l'homme intègre qui ne cèderait aucunement au chantage. Cinq heures plus tard, l'homme fort de Laval était roulé en boule dans son chalet des Laurentides. L'histoire ne dit pas s'il portait des sous vêtements de femme, au moment de sa disparition.

Mais à quoi pensent-ils? Un homme en pleine tourmente municipale, un homme tutellisé, si on peut dire, qui décide de se payer une prostituée et qui, en plus de commettre tout ça par écrit (plus de 50 textos), incluant son penchant vestimentaire pour la jarretelle, a la mauvaise idée de ne pas la payer? Se sent-on à se point invincible, pour ne pas dire pingre, en devenant maire? Michael "Applebomb", lui, qui n'a cessé de se proclamer au-dessus de tout soupçon, fait face aujourd'hui à 14 accusations pour complot, fraude, abus de confiance et actes de corruption. Quatorze. Difficile de croire à l'erreur de parcours pour Monsieur J'ai-jamais-pris-un-cenne-de-personne.

Il est tentant de voir ces gros mensonges comme une conséquence inévitable de la corruption. Mais c'est bel et bien une maladie en soi à laquelle, visiblement, les hommes politiques sont particulièrement vulnérables. Pensons à Bill Clinton. "Je vais le redire à nouveau: je n'ai jamais eu de relations sexuelles avec cette femme". Pensons à Dominique Strauss-Kahn, ex-patron du Fonds monétaire international, accusé en 2011 de viol et séquestration d'une femme de chambre à New York, qui, tout en maintenant son innocence, a fini par verser plusieurs millions à la plaignante. Pas exactement le geste d'un homme innocent. Pensons finalement à Rob Ford, qui, jusqu'à preuve du contraire, n'a rien piqué à personne, ni payé (ou pas) une prostituée, mais qui semble par ailleurs bien apprécier la cocaine. Malgré une photo et un vidéo à cet effet, et plusieurs témoignages, le maire de Toronto nie, lui aussi, absolument tout.  

Après le festival de la corruption municipale, voici le festival de la pensée magique.
"Une forme de pensée qui s'attribue la puissance de provoquer l'accomplissement de désirs, l'empêchement d'événements ou la résolution de problèmes sans intervention matérielle", dit Wikipédia. C'est-à-dire sans que ce soit le moindrement possible. "Un symptôme d'immaturité ou de déséquilibre psychologique", lorsque la condition se poursuit au-delà de l'enfance. 

Pourquoi le font-ils? Il y a bien sûr le besoin impérieux de sauver sa peau, ce qui expliquerait les dénis mensongers de certains politiciens. Mais c'est plutôt la faction des Applebaum et Duplessis, qui, moi, me fascine.  Des hommes avec certainement des choses à cacher mais qui tentent le sort éhontément, qui se dandinent sur la place publique comme des modèles de vertu et qui finissent, non seulement à parler d'eux à la troisième personne, comme Charles de Gaulle, mais à se croire des modèles de vertu.

Ce n'est pas que les hommes, remarquez. J'ai fait un film sur l'ex-pdg de Cinar, Micheline Charest, coupable d'avoir volé des millions en subventions, pour justement tenter de comprendre ce phénomène de narcissisme à outrance. "Ils finissent tous par se croire plus fins que les autres", m'avait expliqué le Columbo de l'art, le policier Alain Lacoursière, à l'époque. Autrement dit, par nous prendre pour des valises.

Heureusement, les valises ont de plus en plus leur voyage.