mercredi 29 septembre 2021

Les nouveaux galeux

 Serions-nous en train de créer une nouvelle classe de marginalisés ? Le non-vacciné est-il en train de supplanter le musulman, la lesbienne, le Franco-Québécois dans le grand registre des préjugés ? Le dernier sondage Léger mené pour le compte de l’Association d’études canadiennes (AEC) propose justement cette hypothèse. « Les Canadiens non vaccinés sont aujourd’hui beaucoup plus impopulaires que sont les groupes religieux, culturels ou linguistiques qui généralement sont l’objet de sentiments péjoratifs. »

Alors que seulement 8 % des sondés ont une perception négative des Noirs, 11 % des Autochtones, 13 % des juifs et 23 % des musulmans, pas moins de 77 % des Canadiens et jusqu’à 85 % des vaccinés ont une opinion (très) négative de ceux et celles qui refusent la consigne numéro 1 de la Santé publique. « On les considère comme irresponsables, égoïstes, indignes de confiance », précise le directeur de l’AEC, Jack Jedwab. « Mes propres employés m’ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas partager le bureau avec des personnes non vaccinées. »

Parlez-en à Guillaume Lemay-Thivierge qui s’est fait montrer la porte, deux fois plutôt qu’une, à la suite de la divulgation de son état de non-vacciné. C’est d’ailleurs au Québec (48 %) et en Colombie-Britannique (63 %) qu’on est le plus réfractaire à l’idée d’accueillir ces esprits rebelles chez soi.

Évidemment, il faut mettre ces chiffres en perspective. Alors qu’il est très mal vu aujourd’hui d’étaler des préjugés raciaux, sexuels ou même (dans certains cas) linguistiques, c’est tout à fait le contraire vis-à-vis des récalcitrants au vaccin. Il est permis, et même encouragé, de les détester, ceux-là. Pas seulement parce qu’on trouve des néonazis et des fous furieux parmi eux, mais parce que le discours gouvernemental lui-même, les mesures d’urgence, les contraintes sanitaires qui ceignent nos vies comme autant d’auréoles — tout ça — dictent la voie de la rédemption, la voie à suivre. Bien malheureux ceux et celles qui, pour quelque raison que ce soit, ne s’y inscrivent pas.

Malgré des chiffres parfois incongrus, le sondage de l’AEC est suffisamment éloquent pour qu’on s’y arrête. Ce que nous disent ces tableaux, c’est que, au-delà d’une crise sanitaire, la COVID-19 est en train de créer une crise sociale.

L’étendue du ressentiment envers les antivax (susceptibles de répandre le virus et la désinformation sans vergogne, en plus d’engorger les hôpitaux) ouvre la porte aux amalgames, le premier pas vers la discrimination. L’outrecuidance des protestations devant les écoles et les hôpitaux aidant, on a de plus en plus tendance à voir tous les récalcitrants comme des êtres ignorants et menaçants, traçant ainsi une ligne indélébile entre la science et l’ignorance, la raison et l’énervement, la vertu et le vice. Nous avons une occasion en or, en fait, d’examiner ici « en direct » comment se créent les attitudes racistes et sexistes — qui, bien sûr, consistent en des comportements bien plus odieux, mais qui se façonnent quand même de la même façon.

L’« autre » est d’abord vu comme étranger à soi, un être à part. Puis, un « étrange ». Ensuite, un ver dans la pomme, capable de pourrir les bonnes mœurs et l’harmonie sociale. Une fois cette attitude bien ancrée (une pensée ici pour Joyce Echaquan), tous les coups sont permis. À partir de là, sans que ce soit toujours conscient, on crée deux classes de citoyens : les acceptables et les inacceptables. C’est aussi ce que la vaccination obligatoire et l’imposition du passeport sanitaire, pour des raisons évidemment plus nobles, sont en train de créer au Québec. Le « transfert de préjugés » que soulève le dernier sondage de l’AEC est une indication que toute société, aussi valeureuse fût-elle, cherche constamment des boucs émissaires, des têtes de Turc.

La question vaccinale, contrairement aux questions raciale et sexuelle, n’est par ailleurs pas une condition permanente. On pourrait donc s’attendre à ce que cette discrimination-là disparaisse une fois la pandémie derrière nous. Mais ce serait faire fi de l’esprit du temps qui nous habite, de ce que la journaliste Anne Applebaum, du magazine The Atlantic, appelle « le nouveau puritanisme », auquel la hantise du non-vacciné se rattache. Il s’agit ici d’une certitude morale implacable associée de prime abord à une certaine gauche un peu trop prompte à la censure et aux demandes de représailles, mais qui est devenue aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, une disposition d’esprit fort répandue tant à droite qu’à gauche.

« L’espace Internet que nous connaissons est un endroit de conclusions rapides, de biais idéologiques rigides qui ne favorise ni la nuance ni la complexité, explique la journaliste. Curieusement, ce sont ces mêmes valeurs qui percent aujourd’hui au sein d’institutions culturelles comme les universités, les journaux et les musées. Réagissant aux demandes populaires de punition, il n’est pas rare aujourd’hui de voir des personnes humiliées publiquement, et même tout perdre, sans qu’elles aient commis le moindre crime. »

La pandémie finira bien par finir. Mais cette prédilection à jouer les pères Fouettard, à se trouver meilleurs à force de trouver les autres mauvais, ne nous quittera pas de sitôt.

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter : @fpelletier1

mercredi 22 septembre 2021

Place aux vraies affaires

 Après 36 jours d’apesanteur portés par beaucoup de belles promesses et beaucoup d’indignation, nous revoici les deux pieds sur terre. Au Québec, à défaut de gains concrets, nous ressortons de l’exercice avec un sens rehaussé de nos « compétences » et de notre identité québécoise. Il n’y a rien qu’un Canadien peut faire qu’un Québécois ne saurait faire, Yves-François Blanchet s’est plu à le répéter. C’est vrai. À moins évidemment d’être une infirmière.

Vous avez entendu comme moi les histoires d’infirmières qui claquent la porte, écœurées du temps supplémentaire obligatoire (TSO), fatiguées d’être traitées « comme des numéros », de moins en moins capables de faire ce pour quoi elles ont été formées : soigner les malades. « On n’a plus envie d’agir pour aider le réseau public », a récemment dit à Radio-Canada Emy Coutu, une infirmière qui a récemment quitté son poste aux soins intensifs de l’hôpital Pierre-Le Gardeur pour le privé. « Le navire coule déjà. »

Depuis le début de la pandémie, plus de 4000 infirmières ont quitté le réseau public, une augmentation de 43 % depuis 2020. Au sein de la Fédération des infirmières du Québec (FIQ) seulement, plus de 8000 membres étaient « sur le carreau » — en congé de maladie ou sans solde — en début d’année. Depuis, le pourcentage d’absentéisme n’a fait qu’augmenter.

Ébranlé par une situation franchement catastrophique, François Legault promet maintenant de « tout faire » pour régler la situation. Vous allez être surpris, a renchéri le ministre de la Santé, Christian Dubé, plaidant que le plan de sauvetage sera dévoilé dans quelques jours.

On attend donc la surprise, mais pourquoi un éveil si tardif ? On parle de la pénurie d’infirmières au Québec depuis près de 20 ans. Et pourquoi donc, si nous n’avons de leçons à recevoir de personne, la situation est-elle beaucoup plus dramatique au Québec qu’ailleurs au Canada ?

Le Québec est la seule province où le fameux TSO est de rigueur. Partout ailleurs, la mesure fait figure d’exception, a expliqué le spécialiste des sciences infirmières Damien Contandriopoulos, sur les ondes de 24 / 60. Ailleurs, on peut généralement compter sur des horaires de travail stables, établis six semaines d’avance, qui seront respectés par les gestionnaires. On peut demander, comme il est prévu dans la convention collective, un congé personnel, et s’attendre à l’obtenir.

Ailleurs également, la notion qu’une infirmière ayant quitté le réseau public puisse se retrouver quelques semaines plus tard au même poste, mais employée cette fois par le privé, comme c’est le cas au Québec, est inimaginable, voire « illégale », précise M. Contandriopoulos. Car c’est littéralement permettre au privé de semer la bisbille dans le réseau public — celui auquel nous tenons comme à la prunelle de nos yeux.

La question qui tue : pourquoi le Québec choisit-il d’utiliser « le travail forcé des femmes », pour reprendre l’expression de la présidente de la FIQ, Nancy Bédard, comme mode de gestion ? Pourquoi, au Québec, connaît-on de moins en moins ses superviseurs ? Pourquoi boude-t-on la « gestion de proximité » ? La conciliation travail-famille ? Pourquoi les coudées franches données au privé ? Le Québec francophone, devrais-je dire, car nos hôpitaux anglophones ont une pratique semblable à celle des autres provinces. Pourquoi donc cette approche autoritaire, punitive, qui procède trop souvent par ordinateur et colonne comptable, du côté francophone, et ce que Mme Bédard appelle « une culture du respect », du côté anglophone ?

La question est d’autant plus embarrassante qu’elle implique un gouvernement qui ne cesse de vouloir défendre les « valeurs » qui nous sont propres. Le délabrement du système de santé serait-il une spécificité franco-québécoise ? Bien sûr, les réseaux anglophones sont souvent financièrement mieux pourvus, mais l’argent n’est pas ici le nerf de la guerre. Comme le rappelle le rapport issu des états généraux sur la profession infirmière, « on n’a pas entendu parler d’argent, mais de conditions de travail, du peu de pouvoir que [les infirmières] ont au sein de leur organisation ». Le rapport souligne également que le Québec compte plus d’infirmières par 100 000 habitants qu’ailleurs au Canada. Le problème n’est donc pas une pénurie de main-d’œuvre comme telle, mais plutôt une gestion désolante du personnel.

Pour sa part, Nancy Bédard croit déceler un changement d’attitude au sein du gouvernement Legault. « Il a fallu que le bateau coule, mais on a l’impression qu’ils ont enfin compris qu’il faut un changement de culture », me dit-elle. Seulement, pour prouver sa détermination, le gouvernement devra donner, « comme il l’a fait avec les vaccins, des indicateurs de performance ». Notamment, l’abolition des heures supplémentaires obligatoires, une gestion plus humaine et plus proche des employées et la supervision des congés de maladie comme indicateur important de la démoralisation des troupes.

Le Québec est-il fin prêt à traiter ses infirmières avec le respect et l’attention qu’elles méritent ? À suivre.

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter : @fpelletier1

mercredi 15 septembre 2021

Le petit bout de la lorgnette

 C’est tout un rebondissement. Au 25e jour d’une campagne électorale qu’on disait inutile et ennuyante, le diable s’est mis aux vaches. Rarement aura-t-on vu François Legault aussi en colère, d’ailleurs, tremblant d’émotion face à ces « attaques » contre le Québec. «  Prétendre que de protéger le français, c’est discriminatoire ou même raciste, c’est ri-di-cule. C’est pas vrai qu’on va se faire donner des leçons là-dessus par personne ! », a-t-il répété au lendemain du dernier débat des chefs, le seul en anglais.

La voilà donc, la « question de l’urne » — du moins au Québec, car ce fameux débat est tombé sur le pays comme une guillotine, faisant rouler la tête du Québec dans un coin et le corps du ROC dans l’autre. Pour ce qui reste de cette campagne, nous n’habiterons vraisemblablement plus le même pays, les deux solitudes ayant repris leurs droits comme jamais.

Au Québec, par conséquent, la question de l’heure ne concerne plus les changements climatiques, la réconciliation avec les Autochtones, la sécurité des grandes villes, les garderies, sans parler de comment en finir avec cette pandémie. Il ne s’agit pas de mieux préparer l’avenir ; il s’agit, si on se fie aux consignes données par le premier ministre lui-même, de protéger ce que nous avons déjà, nos « compétences » et notre « autonomie ». De regarder derrière en pansant de vieilles blessures, plutôt que de regarder devant.

Petite précision avant d’expliquer pourquoi un tel combat m’apparaît une coquille vide. La question posée au chef du Bloc québécois durant le dernier débat des chefs était tout à fait méprisante, inacceptable, en plus d’être confuse et mal formulée. L’affront méritait d’être souligné, c’est clair. Mais de là à déclarer la « nation québécoise » menacée dans ses valeurs et ses compétences ? De là à prétendre que le Québec tout entier se retrouve dans ce nationalisme de pacotille ?

Si François Legault était toujours un souverainiste convaincu, alors sa colère aurait au moins une direction. Mais on s’illusionne, à mon avis, si on croit que cette manifestation émotive du premier ministre — ponctuée d’ailleurs de la célèbre formule de Robert Bourassa (un Québec libre « d’assumer son propre destin ») — annonce un possible retour au projet de pays. Le sens de tout ce théâtre était déjà inscrit dans l’appel de M. Legault à voter conservateur, lancé quelques heures seulement avant le débat disgracieux de jeudi dernier.

Faisant fi des positions conservatrices sur l’environnement, les armes à feu, les garderies, oubliant jusqu’au manque à gagner sous un éventuel gouvernement conservateur — il y aurait non seulement beaucoup moins d’argent pour les garderies, mais également moins de transferts de péréquation  —, François Legault réagissait à une seule chose : la promesse de non-ingérence dans les champs de compétence du Québec.

Que le chef caquiste soit prêt à sacrifier des mesures sociales importantes simplement pour s’assurer d’avoir les coudées franches, de régner en roi et maître sur son territoire, en dit long sur son état d’esprit. Rappelant l’affirmation nationale tonitruante du « cheuf » — Maurice Duplessis a inventé le concept du fief provincial bien gardé —, M. Legault choisit une démonstration de force plutôt qu’une amélioration des conditions de vie de ses concitoyens. Comme projet de pays, il faudra repasser.

Le chant de sirène conservateur (« nous, on respecte les provinces ») est d’autant plus séduisant qu’il comporte la promesse de ne pas contester la Loi sur la laïcité de l’État. Une éventualité qui viendrait perturber le règne de François Legault, c’est sûr.

Pour l’instant, fort de cette dernière illustration de Quebec bashing devant des millions de spectateurs, le chef peut jouer au preux chevalier des « valeurs québécoises », un concept aussi flou que trompeur. D’abord, on ne trouve pas de valeurs au Québec qu’on ne trouve pas ailleurs au Canada — à une exception près : la défense de la langue française, la seule spécificité proprement québécoise. L’utilisation d’une langue différente implique aussi un sentiment de vulnérabilité et un besoin de survie. Deux choses, il est vrai, que le Canada anglais n’a jamais bien saisies. Mais peut-on parler ici de « valeurs » ?

Pour le reste, l’égalité hommes-femmes et, bien sûr, la laïcité, il ne s’agit aucunement de spécificité québécoise, mais au contraire de valeurs démocratiques fort répandues. D’ailleurs, la loi 21 traduit moins le besoin de régler un problème religieux — la séparation entre l’Église et l’État étant déjà bien établie — que la peur de revenir en arrière. Pour certains, cette hantise du passé justifie amplement la loi. On pourrait en débattre longtemps, mais une chose est claire : en interdisant à certains membres de minorités religieuses le plein exercice de leurs droits, la loi est jusqu’à preuve du contraire bel et bien « discriminatoire ». Il n’y a pas que le Canada anglais ou le juge Marc-André Blanchard qui le pensent. Pourquoi la loi serait-elle protégée par la clause dérogatoire si on ne craignait pas son annulation précisément pour cette raison ?

De prétendre, comme le fait le premier ministre, que tout le Québec s’élève aujourd’hui pour « défendre son destin », c’est tordre le cou à une réalité beaucoup plus complexe, tout en rabaissant le nationalisme au petit bout de la lorgnette.


mercredi 8 septembre 2021

Qui est le vrai Erin O'Toole?

  J’ai un plan. » Ces mots, telle une incantation divine, ont ponctué les réponses d’Erin O’Toole lors du premier débat des chefs, mercredi dernier. À quelques heures du second pugilat, la nature de ce fameux plan est enfin claire : le nouveau chef conservateur veut traîner son parti, par les cheveux s’il le faut, dans le XXIe siècle. Il voudrait que son parti se mette au diapason de ce qui est perçu comme incontournable par le commun des mortels : les changements climatiques, le contrôle des armes à feu, l’accès à l’avortement, les droits LGBTQ+. Il reconnaît, sans pouvoir le dire tout haut, que la tentative de Stephen Harper de réinventer le conservatisme — en fusionnant le Parti progressiste-conservateur à l’Alliance canadienne en 2003 — est un échec.

De 1867 à aujourd’hui, à l’exception des trois mandats obtenus par M. Harper, la seule marque conservatrice qui a eu l’heur de plaire au Canada est celle qu’on associe à Joe Clark, Brian Mulroney et Jean Charest — économiquement à droite, mais socialement plus à gauche — et qu’on appelle bizarrement le progressisme conservateur. D’ailleurs, lors du Face-à-face de TVA, le nouveau chef du PCC a choisi de parler de M. Mulroney plutôt que de son ancien patron, Stephen Harper. Pourquoi fouetter un cheval à l’agonie ? comme disent les anglophones.

À l’instar de François Legault, Erin O’Toole est un pragmatique plutôt qu’un idéologue.

Mais aussi clairvoyante qu’elle puisse paraître, la stratégie de M. O’Toole est truffée d’embûches. Premier obstacle : son parti. Les membres du PCC ont voté à 54 % contre une motion reconnaissant les changements climatiques lors d’un congrès en mars dernier. En juin, un peu plus de 50 % des élus conservateurs ont voté contre le projet de loi fédéral interdisant les thérapies de conversion, une approche qu’on pourrait qualifier de médiévale quant à l’homosexualité. Ces thérapies cherchent à effacer l’homosexualité de la même façon qu’on extirpait jadis le « mal » de quelqu’un : à coups de sermons et de pensée magique. En juin dernier également, 81 députés conservateurs appuyaient la motion de leur collègue pro-vie, Cathay Wagantall, cherchant à interdire les avortements sexo-sélectifs et recriminalisant l’interruption de grossesse du même souffle.

Notez qu’en ce qui concerne ces deux motions — sur les droits LGBTQ et les droits des femmes — , tous les autres partis ont voté unanimement en faveur, alors que de 50 % à 75 % des députés du PCC ont voté contre. C’est vous dire la côte abrupte que M. O’Toole devra remonter pour faire entrer son parti dans la modernité. On peut toujours croire, évidemment, aux miracles.

L’autre obstacle dans la stratégie « gagnante » d’Erin O’Toole est Erin O’Toole lui-même : il y a une limite à constamment se réinventer en fonction de qui se trouve dans la pièce.

Lors de la course au leadership, M. O’Toole décidait de jouer la carte du true blue conservateur afin de se démarquer de Peter MacKay, ex-progressiste-conservateur qui menait la course. Le député de Durham n’a pas hésité à faire de beaux yeux à la droite religieuse du parti, sans parler du lobby des armes à feu. Puis, sitôt la course gagnée — tout un exploit, vu l’impopularité initiale de M. O’Toole —, le nouveau chef s’est empressé de s’afficher du côté de la modernité, c’est-à-dire pour la reconnaissance de l’avortement, des changements climatiques et des droits LGBTQ+. Bien sûr, tous les partis politiques font preuve d’opportunisme, mais peut-on faire confiance à un homme capable de retourner sa veste aussi prestement, dans un parti qui a un ADN tout autre que celui que le chef tente de lui imposer ?

Personnellement, je suis prête à croire que M. O’Toole est cette bibitte rare, un born-again progressiste-conservateur. Mais justement, vu les éléments profondément réactionnaires de son parti, n’est-il pas condamné à jouer au saltimbanque pour la durée de son éventuel mandat ?

Au Texas, on vient de voir jusqu’où peut aller ce penchant politique de la droite pour les tours de passe-passe, cette manie de faire passer par la porte d’en arrière ce qu’on ne peut pas faire passer par la porte d’en avant. L’État républicain vient de trouver une façon de neutraliser la loi légalisant l’avortement en donnant aux simples citoyens le droit de poursuivre quiconque facilite — du médecin jusqu’au simple chauffeur de taxi — l’interruption de grossesse.

Bien sûr, le Canada n’est pas les États-Unis, nos lois et notre Cour suprême ne permettraient pas, jusqu’à preuve du contraire, un tel dévoiement judiciaire. N’empêche, si on examine les tactiques des conservateurs pro-vie, on constate le même « sinistre brio » que celui qui a permis le passage de la loi texane. Disant vouloir sauver les « bébés filles », le projet de loi interdisant les avortements sexo-sélectifs se paradait sous un faux vernis féministe tout en permettant de criminaliser à nouveau l’avortement — une catastrophe pure et simple. N’ayant jamais été légalisé, mais simplement décriminalisé au Canada (1988), contrairement aux États-Unis (1973), l’accès à l’avortement repose en fait sur un château de cartes : la simple bonne volonté de nos législateurs de ne pas rouvrir une boîte de Pandore. La situation demeure fragile et pourrait basculer facilement.

Peut-on faire confiance à Erin O’Toole à cet égard ? Sur le contrôle des armes à feu ? Les changements climatiques ? Qui, du progressiste ou du conservateur, sera au rendez-vous ?

fpelletier@ledevoir.com

Sur Twitter : @fpelletier1


mercredi 1 septembre 2021

Le calvaire de Justin Trudeau

 Les manifestants en colère qui gâchent les sorties de Justin Trudeau sont, curieusement, la meilleure chose qui lui soit arrivée durant cette campagne électorale. Car enfin il se lève. Enfin, le premier ministre donne l’impression d’avoir autre chose dans le ventre que des boniments appris par cœur. M. Trudeau — qui a été incapable de justifier cette élection jusqu’à maintenant et dont l’avance dans les sondages fond comme neige au mois d’août — se trouve enfin devant un enjeu qu’il peut, pour une fois, saisir à bras-le-corps : la rage populiste qui surgit un peu partout en Occident et qui, visiblement, nous rattrape.

On aurait tort, à mon avis, de voir dans ces manifestants déchaînés de simples complotistes ou encore, uniquement des militants d’extrême droite qui se lèvent la nuit pour haïr celui qu’ils désignent comme la « tapette » en chef. Si c’est vrai que le style enfant de chœur de M. Trudeau finit par irriter à la longue, sans parler de son talent pour dire une chose et son contraire, les insultes dont on l’affuble ces temps-ci dépassent une animosité purement personnelle ou même partisane. Avez-vous remarqué le nombre de jeunes et surtout de femmes parmi les manifestants ? Deux groupes qui sont plutôt favorables à Justin Trudeau — du moins, jusqu’à maintenant — et qu’on retrouve en nombre beaucoup plus restreint dans les manifs d’extrême droite, dont celles désormais célèbres qui ont ponctué le règne de Donald Trump.

S’il y a très certainement des Proud Boys parmi ceux qui crachent aujourd’hui leur haine du premier ministre, le phénomène est moins « extrême » qu’on voudrait le croire. À mes yeux, ce mouvement de protestation « sporadique et non structuré » ressemble davantage à celui des gilets jaunes qui, en 2018, protestait contre l’augmentation du prix de l’essence en France, tout en exigeant la tête d’Emmanuel Macron. Là aussi, le déclencheur d’une telle révolte reposait sur une mesure d’apparence anodine : une taxe environnementale sur le carburant. Là aussi, des milliers d’individus disaient non à une mesure dictée pour le « bien commun ». Mais, dans les deux cas, il s’agit en fait d’un prétexte pour protester contre quelque chose de beaucoup plus diffus et de beaucoup plus large : les élites, les instances médiatiques et gouvernementales et, finalement, les disparités sociales.

Beaucoup plus de gens qu’on le pense, majoritairement à droite mais pas seulement, se sentent oubliés, pour ne pas dire méprisés, par les gouvernements en place. Ils n’ont pas tout à fait tort. À force de privilégier les multinationales, la haute technologie, la surdiplomation, beaucoup de ceux et celles qui formaient jadis la classe ouvrière sont aujourd’hui en perte d’identité. Tout étant désormais dans les mains des plus gros, où vont les petits ? À quoi servent-ils si, de plus en plus, le travail est exporté ailleurs, informatisé et dépersonnalisé ? On l’a vu également aux États-Unis lors de l’élection de Donald Trump, cette vague de « angry white males », un mouvement majoritairement d’hommes blancs vieillissants qui n’acceptaient pas d’avoir été déclassés, de ne plus compter dans l’ordre social, que ce soit en tant que travailleur ou chef de famille.

Et voilà qu’avec la pandémie, les gouvernements nous dictent maintenant la façon selon laquelle nous devons nous comporter, décident même de nos loisirs et de nos déplacements. Le sentiment de dépossession, la perte de contrôle est à son comble ; le vase déborde. Un tel sentiment d’impuissance n’est pas sans chercher des exutoires. Outre les élites et les autorités gouvernementales, on montre régulièrement du doigt les Juifs, les immigrants, les Noirs et les femmes — les boucs émissaires d’usage. C’est que la perception d’être « mené par le bout du nez », où qu’elle se trouve, mène souvent aux mêmes dérives.

Au Québec, j’ai suivi La Meute, un groupe de « patriotes » voulant préserver les valeurs et le caractère distinct des Franco-Québécois, pendant plus d’un an, jusqu’à ce que le groupe implose, rongé par des petits jeux de pouvoir, à l’été 2019. Je cherchais à sonder ce type de nationalisme identitaire de droite dans le but d’en faire un documentaire. Un an plus tard, je retrouvais plusieurs membres du défunt groupe dans les rangs des antivax. Ce qui peut sembler curieux de prime abord — qu’y a-t-il de patriotique à décrier le port du masque ? — n’est en fait qu’un seul et même combat. Ne pas se laisser manger la laine sur le dos est la motivation première de tous ces groupes, quels qu’ils soient. On recrute aussi de la même façon, par Internet, ce qui veut dire aussi qu’on recrute parmi les esseulés, les désœuvrés, les gens qui s’ennuient et ne demandent pas mieux que de sortir de leur isolement.

Se mêler soudainement de politique, interpeller directement le premier ministre, le poing en l’air, penser qu’on peut enfin avoir une influence sur les événements est certes enivrant. Si l’idéologie ici est rarement au rendez-vous, Justin Trudeau et les autres chefs politiques auraient quand même tort de n’y voir que du feu. La grogne de ceux qui s’en prennent bruyamment à certaines politiques gouvernementales, pour marginaux qu’ils puissent paraître, est quand même le signe de quelque chose qui ne tourne pas rond.