jeudi 30 mai 2013

Henry Morgentaler



Le mouvement des femmes ne compte pas beaucoup de héros masculins, des hommes qui, par leurs idées, sacrifices ou combats, ont avancé la cause des femmes, mais Henry Morgentaler est une remarquable exception à cette règle. Sa farouche et courageuse détermination, pendant plus de 20 ans,  de permettre aux femmes d'avorter en toute sécurité a non seulement sauvé la vie de bien des femmes, elle a été au coeur de la bataille féministe la plus cruciale, la plus difficile et, encore aujourd'hui, la plus contestée.

Le premier avortement pratiqué par le Dr Morgentaler a lieu à Montréal, en 1968, pour la fille d'un de ses amis, avant même que la question fasse officiellement partie des revendications féministes. Rapidement, la question de l'avortement, c'est-à-dire le contrôle des femmes sur leur propre corps, devient la revendication maîtresse du mouvement féministe, au Québec comme ailleurs. À l'époque, la seule façon d'obtenir un avortement est par le biais d'un "comité thérapeutique" qui évalue si la poursuite d'une grossesse menace la santé ou à la vie d'une femme.

Les femmes, en d'autres mots, n'ont pas grand chose à dire. "Nous aurons les enfants que nous voulons" et "le mépris n'aura qu'un temps" sont les grands slogans de cette époque. Il est difficile de dire ce qu'aurait été cette première grande offensive du mouvement des femmes sans Morgentaler, sans l'incroyable audace de cet homme déterminé à faire changer la loi. Profitant de la victoire en 1973 de Roe vs Wade qui permet l'avortement aux États-Unis, le Dr Morgentaler entame, la même année, une tournée pan-canadienne où il admettra avoir pratiqué 5,000 avortements illégaux. Ensuite, il invitera des caméras de télévision à l'intérieur de sa clinique d'avortement pour filmer les activités. Il avait tout sauf froid aux yeux, le Dr. Morgentaler.   

Rescapé des camps nazis, on aurait pu imaginer un homme choisissant une vie plus tranquille. En fait, c'est la mort de sa mère à Auschwitz qui, dit-il, a inspiré sa croisade. "Je n'ai pu sauver ma mère mais je pouvais sauver d'autres femmes, dira-t-il en entrevue au Globe and Mail en 2003. C'était devenu un espèce d'impératif pour moi. Si je peux aider des femmes à mettre des enfants au monde au moment où elles le veulent, où elles sont capables de leur donner de l'amour, ces enfants ne deviendront pas des violeurs et des meurtriers. Ils ne bâtiront pas des camps de concentration."

Devant les accusations de pratiques criminelles auxquelles, rapidement, le Dr. Morgentaler doit faire face, les féministes québécoises s'organisent, créent un comité de défense mais aussi, le Comité de lutte pour l'avortement libre et gratuit, qui, à l'instar du Dr. Morgentaler, fera fi de la loi en trouvant des endroits où les femmes peuvent se faire avorter dans de bonnes conditions.

Comme bien d'autres féministes, j'ai travaillé pour ce comité. Rien n'était plus important à l'époque que de braver cette loi qui infantilisait les femmes et les dépossédait de leur corps. Nous passions des journées au téléphone à parler à des femmes paniquées, enceintes malgré elles, ensuite à leur trouver un endroit où elles pouvaient avorter, soit aux États-Unis, soit à la clinique Morgentaler, et finalement, à les accompagner la journée du rendez-vous. La station de métro Honoré-Beaugrand sera pour toujours associée dans mon esprit à Henry Morgentaler, qui a choisi l'est de Montréal pour établir sa toute première clinique d'avortement.

Le mouvement féministe a connu deux batailles épiques, deux grands moments qui ont profondément changé la vie de toutes les femmes: le droit de vote et le droit à l'avortement.  Sans l'apport de Henry Morgentaler, la bataille pour l'avortement aurait certainement été moins spectaculaire, peut-être même moins importante. Sans lui, la Cour suprême aurait-elle jugée inconstitutionnelle, en 1988, l'idée de "forcer une femme de mener un foetus à terme"? Qui sait. L'homme a été détesté, menacé, emprisonné, conspué tout le long de sa vie mais il n'en demeure pas moins qu'il a rendu un service inestimable aux femmes. Il nous a rendu toutes un peu plus libres, un peu plus braves.

Peut-être est-il temps de renommer la station Honoré-Beaugrand, la station Henry-Morgentaler?

mercredi 29 mai 2013

Le Sénatgate


La dernière fois que j'ai vu Pamela Wallin, elle traversait au pas de course la salle des nouvelles du réseau CBC à Toronto, les larmes aux yeux. On venait de lui montrer la porte après trois ans à la co-animation de l'émission The National. On avait misé gros sur la célèbre animatrice, payé cher son transfert de CTV à CBC, mais la nouvelle mixture avait déçu. Dure dure, parfois, la vie de vedette du petit écran.

L'honorable Pamela Wallin doit trouver sa dégringolade au Sénat plus dure encore. Il y a certainement une cruelle ironie à voir cette ancienne reporter bloquer d'une main tendue un téléobjectif pendant que son ancien collègue de CTV, l'ex King de la colline parlementaire, Mike Duffy, rase les murs du même Parlement. Comme revers du destin, les Grecs ne sauraient faire mieux. Non seulement nos protagonistes ont-ils été aveuglés par l'orgueil (hubris, quand tu nous tiens...), leurs chutes imminentes menacent la pérennité de la Chambre haute, du moins dans son état actuel, pour ne rien dire du gouvernement conservateur lui-même. Gros catharsis en perspective.

Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que contrairement aux nombreux scandales qui ont ponctué le règne Harper  --de la complicité en matière de torture à la fraude électorale, en passant par l'ingérence à Radio-Canada et l'abolition du registre des armes à feu-- le Sénatgate est le seul qui colle à ce jour, le seul à réellement indisposer l'électorat conservateur.   

Que Harper pille sur des principes de transparence ou d'équité ou, encore, sur des institutions, bof... ça dérangeait plus ou moins. Mais que des sénateurs, conservateurs de plus, se servent à même les deniers publics, et bien ça, chers lecteurs,  ça va chercher jusqu'aux fermiers en Alberta et aux admirateurs de Rob Ford en banlieue de Toronto. Avant de prendre le pouvoir, les Conservateurs avaient promis la fin du free lunch et des passe-droits. Bref, se servir trois fois plutôt qu'une au buffet payé par les contribuables ne passe pas du tout.  Je pense écrire à Pamela Wallin et Mike Duffy pour les remercier personnellement.

J'ai travaillé avec Mike Duffy environ deux ans; j'étais la Québécoise de service à son émission The Sunday Edition.  Mike s'est d'ailleurs longtemps vanté de m'avoir rendue célèbre. Vous voyez le genre? Un brin vantard, aimant la célébrité (même quand elle n'existe pas) et, surtout, flagorneur. La marque de commerce de celui qu'on appelait affectueusement le Pilsbury Boy était la main tendue à la fin de chacune de ses entrevues. Comme s'il se pratiquait pour un jour faire de la politique, ou qu'il avait désespérément besoin de se faire aimer, c'est selon, Mike insistait pour serrer la main de chacun de ses interviewés. Tout le monde se retrouvait mal à l'aise sauf Old Duff lui-même, également surnommé (pas très affectueusement) le Puffster.  Personne mais personne n'a été surpris de le voir atterrir au Sénat en 2008.

Il peut paraître incongru que ce soit des anciens journalistes par qui le scandale arrive. Ils devraient être un peu plus à l'affût, non? Le sens de l'éthique plus aiguisé? Mais, en fait, il fallait très précisément des gens avec le sens du entitlement ("c'est mon dû"). Il fallait des gens qui ont l'habitude d'être écoutés, admirés, surtout chèrement payés. Dans le monde de la télévision, on qualifie, du moins du côté anglophone, les animateurs de "the talent". Même si le talent n'y est pas toujours, il y a un espèce d'aplatventrisme vis-à-vis ceux et celles qui "fidélisent" le public, c'est-à-dire qui ont la cote auprès des spectateurs. On les paie grassement, voire trop, souvent des salaires de premier ministre.

Le salaire de base d'un sénateur est d'environ 135,000$, avant bonification en tout genre. 
Sûrement en dessous de ce que Mike Duffy avait l'habitude de recevoir mais, surtout, de sa valeur marchande auprès du gouvernement Harper.  Selon le sénateur conservateur Don Plett, Mike Duffy est non seulement  "un des sénateurs les plus travaillants", il est en partie responsable pour l'élection d'un gouvernement majoritaire en 2011. "Il a été un immense atout", dit-il. En s'inventant une résidence principale à P.E.I., en facturant deux fois pour la même activité, Mike ne faisait que réclamer son dû, du moins, dans sa tête à lui. On peut penser que les frais de déplacement extravagants de Pamela Wallin (321,000$), présentement sous enquête, parviennent du même calcul.

Arrive le riche chef de cabinet Nigel Wright dans ce décor, encouragé par l'arrogance de son chef, Stephen Harper, et le feu est aux poudres. Encore une fois, il fallait cette combinaison toxique d'argent et de suffisance pour tout faire sauter.

Restez aux aguets, comme disent les Anglais, la suite risque de ne pas décevoir.

mercredi 22 mai 2013

Les seins d'Angelina




Tout semble avoir été dit sur l'ablation des seins d'Angelina Jolie. On a parlé de son courage, de son altruisme, de son amour pour ses enfants et même, de son geste "biblique". D'autres, au contraire, lui ont reproché sa peur, sa négativité, son radicalisme et le mauvais exemple qu'elle donnait aux femmes qui, sans avoir les mêmes moyens ou le même diagnostique, seront tentées de faire comme elle.

Mais une chose n'a pas encore été mentionnée : le rôle de la chirurgie plastique dans sa décision. Peut-on s'imaginer une femme, dont le gagne-pain est directement proportionnel aux courbes harmonieuses de son corps, choisissant (sans y être forcée) une telle mutilation? Ce choix est-il même envisageable sans la garantie d'en sortir plus ou moins indemne? Sans la magie du bistouri?

Je suis convaincue qu'Angelina n'aurait pas posé ce geste "préventif" sans, non seulement la certitude de retrouver sa poitrine, mais, tout aussi important, sans être déjà passée par là. Le ton quasi clinique de sa lettre, l'absence d'émotion,
la description factuelle des événements, tous très étonnants dans les circonstances, s'expliquent du fait que l'horreur de se faire amputer les deux seins est quelque peu banalisé quand on connaît déjà la procédure: salle d'op, anesthésie, réveil comateux, bandages, enflures, bleus, regards obliques....

Angelina Jolie n'a jamais admis publiquement avoir subie des chirurgies esthétiques mais les photos d'elle des 15-20 dernières années sont, disons, assez éloquentes à ce sujet. Elle a simplement reconnu que ce type de procédure pouvait aider "à se sentir mieux dans sa peau." Je ne la juge pas. Que la femme qui n'ait jamais songé à "aider la nature", comme disent les médecins plasticiens, morts de rire par les temps qui courent, lève la main. Du temps que je faisais de la télé, j'ai moi-même subi un tel coup de pouce.

J'en parle parce que c'est la dernière chose, justement, que les femmes admettent.
Au-delà des améliorations cosmétiques des unes et des autres, il est peut-être temps qu'on réfléchisse au coût de telles opérations pour la condition féminine en général.
Psychiquement, socialement et politiquement, il y a un prix à payer.

Comment expliquer le silence qui entoure la chirurgie plastique (au féminin) si ce n'est l'immense culpabilité qui s'y rattache?  Aider la nature, pour reprendre l'euphémisme, c'est non seulement tricher un peu, c'est revenir en arrière, aux bons vieux stéréotypes féminins. Si nous ne sommes plus dans le "sois belle et tais-toi", la tyrannie du paraître est plus redoutable que jamais. La valeur des femmes, en d'autres mots, est encore rattachée à une dimension esthétique qui épargne généralement les hommes.

Je me souviens d'une animatrice de nouvelles qui, au début des années 80,  a été congédiée de la télé de Radio-Canada parce que "trop vieille". Elle avait 40 ans. Les féministes (dont j'étais) avaient crée un tollé. À la fin des années 80, j'ai moi-même été congédiée de l'émission Beau et Chaud à Télé-Québec, à cause de "veines dans le cou." C'est la raison qu'on m'avait donnée. Je ne me souviens pas d'avoir créé un tollé. À l'autre bout de ce spectre, on a Barbara Walters, 83 ans, qui, au prix de combien de facelifts?, s'est maintenu à l'écran jusqu'à ce jour.

À quel moment a-t-on cessé de se plaindre de ce "deux poids deux mesures" pour, mine de rien, se mettre en ligne pour nos injections de Botox?

Comprenez-moi bien. Je ne pense pas qu'il faille déclarer la guerre aux critères esthétiques. Il nous en faut, du beau, et les femmes en seront toujours les premières instigatrices. Seulement, se payer une chirurgie plastique n'est ni un geste gratuit ni purement individuel. Plus des femmes vont y recourir, plus elles condamneront les femmes collectivement à être mesurées à cet étalon. De la même façon, plus des hommes vont changer de compagne pour un "modèle plus récent" --une mode à peu près aussi répandue aujourd'hui que la chirurgie plastique-- plus ils acculeront les femmes à leur valeur corporelle, et les femmes plus vieilles, à la solitude.  

Le cancer du sein est un véritable fléau pour les femmes aujourd'hui. Mais peut-être est-il temps d'aborder un fléau bien plus répandu : la plastification galopante de la moitié de l'humanité.
                         
                                                      

mercredi 15 mai 2013

Le cynisme


Avant l'arrestation du prétendu "gangster" de Laval,  le maire Gilles Vaillancourt, j'avoue m'être difficilement intéressée à la Commission Charbonneau. L'aveu me pèse un peu car ce qu'on y apprend est quand même bouleversant. Suis-je donc comme la mère de famille qui refuse de croire que sa fille a été taponnée, des années durant, par un mon'oncle lors des veillées de Noël? Juste trop effrayant? Ou simplement trop plate?

Mise à part une pointe d'intérêt pour Lino ("aux airs de Robert de Niro") Zambito et, plus récemment, le fantôme de Duplessis lui-même, Gilles Cloutier, sorti tout droit d'un mauvais téléthéâtre des années 50, j'ai trouvé la procession de complets-cravates un peu terne, je dois dire, et les aveux un peu trop répétitifs. C'est vrai que les affaires municipales, comme écrivait Yves Boisvert dans La Presse récemment, sont à dormir debout. Mais les confessions de vieux snoreaux de cette même politique le sont souvent aussi.

Personnellement, j'ai hâte qu'on en finisse avec l'énumération des grosses enveloppes brunes, des factures gonflées et même, bien que je l'ai savouré celle-là, des "messagères en tenue légère". Hâte qu'on arrête de se demander pourquoi ç'a pris 30 ans avant
de passer les menottes à Gilles Vaillancourt et qu'on se demande comment a-t-on fait pour tomber si bas.

Après s'être félicité, depuis 50 ans, de nos pas de géants, de tout le progrès accompli, avec raison d'ailleurs, on se réveille un bon matin pour s'apercevoir que Duplessis n'est pas tout à fait mort. Ça ébranle. Le duplessisme serait donc comme le sexisme? Ça prend beaucoup plus qu'une génération ou deux pour l'enrayer; ça résiste comme une tache de graisse. Mais pourquoi chez certains et pas chez d'autres? Comment expliquer ce degré zéro de la moralité, notamment au municipal?

Le chroniqueur du Globe and Mail, Doug Saunders, offre un élément de réponse. Saviez-vous que votre capacité de penser moralement, c'est-à-dire de faire abstraction de situations quotidiennes pour en peser le pour et le contre, ce qu'on désigne comme le "quotient intellectuel", est directement liée à votre degré de modernité? Plus vous vivez dans un contexte urbain, sophistiqué, éduqué, informé, interrelié... plus vous êtes capable de voir les choses d'un point de vue relatif, c'est-à-dire moral. En d'autres mots, il faut pouvoir se mettre dans la peau des autres pour bien percevoir ce qui est bien et ce qui est mal.

On voit tout de suite le lien avec le municipal, en commençant par ce "gros village" qu'est Laval. Plus le monde est petit, replié sur lui-même, plus il est cave (littéralement), voire amoral. C'est d'ailleurs pourquoi, écrit Saunders, "les pays en voie de développement, les minorités, les gens ruraux, les marginaux, les exclus, tous ceux qui sont plus isolés, performent moins bien sur les tests de QI". Ce n'est évidemment pas une question d'intelligence pure (1 +1 = 2) mais plutôt d'appréhension d'une réalité qui est plus large que soi. On peut dire sans se tromper que les Gilles Cloutier et Gilles Vaillancourt de ce monde ne sont pas forts là-dedans. Quand on ment (sous serment) sur un simple droit de propriété, c'est qu'on est furieusement enfoncé dans son nombril. 

En attendant le grand examen de conscience, il faut peut-être rappeler qu'il n'y a pas que les vedettes véreuses de la Commission Charbonneau qui condamne au cynisme. Curieusement, ceux-là mêmes qui prétendent nous en guérir sont également responsables de sa propagation. Prenez le PQ. On ne compte plus les promesses brisées et retournements de vestes de ce gouvernement, de la taxe santé aux redevances minières, en passant par les coupures à l'aide social et l'alcool aux tables de jeu. C'est cynique ça aussi.

"Flash à gauche pis tourne à droite", la nouvelle description du gouvernement Marois, qui s'applique également à Hollande en France et Obama aux USA, est peut-être une affection moins grave que la corruption mais elle mine, elle aussi. Elle sape la notion même d'idéal, nous fait croire que tout se vaut, en autant que les livres balancent au bout de la semaine. Ultimement, ce type de comportement encourage non seulement le désabusement de l'électorat mais une certaine amoralité. S'il y a juste l'argent qui compte... on voit la suite.

Cela dit, la palme du cynisme cette semaine revient au nouveau chef de direction de Québécor, Robert Dépatie. S'élevant contre la transaction Bell-Astral, M. Dépatie a déclaré, pince sans rire, "ça ne devrait pas exister une entreprise avec autant de contrôle."

Ça ne devrait pas non plus exister des richissimes hommes d'affaires prêts à dire n'importe quoi pour maintenir leurs avantages coûte que coûte.

mercredi 8 mai 2013

Les vieilles chicanes


C'est l'histoire d'un Martien qui survole la Terre en l'an 1981, précisément au moment où les tractations pour rapatrier la Constitution canadienne font rage. Le Martien ne sait rien de ce que le juge en chef à Ottawa est supposément en train de chuchoter dans l'oreille de du procureur général britannique. C'est secret, après tout. Il ne sait pas non plus que le Québec se relève péniblement d'un premier échec référendaire, ni que le flamboyant Premier ministre canadien, Pierre Trudeau, a joué du coude à cette occasion en promettant un changement constitutionnel.  Mais il comprend l'essentiel.

Au-delà du crêpage de chignon, intelligible aux seuls habitants de cette partie de la Terre, il comprend que ça fait 50 ans (quand même...) que le Canada tente de rapatrier sa Constitution, et que tout pays digne de ce nom se doit d'avoir en sa possession sa Bible, sa genèse, sa raison d'être. Il sait aussi que la raison pourquoi le précieux document croupit toujours dans les coffres de Westminster c'est qu'on n'arrive pas à s'entendre sur la formule d'amendement. Cette formule de modification, c'est le roi Salomon des grandes chicanes constitutionnelles, la porte de sortie en cas de mésentente. Et dieu sait s'il y en a. Depuis le statut de Westminster en 1931, qui libérait le Canada enfin de la tutelle britannique, les premiers ministres provinciaux, ensemble avec le chef fédéral, ont eu pas moins de dix grands conciliabules à ce sujet. Superbes exercices à tourner en rond, à chaque fois.

Au risque de me faire lyncher sur la place publique, je crois qu'il y a quelque chose qui se perd dans cette nouvelle controverse entourant le rapatriement de 1982. D'abord, Trudeau avait raison. Sur le fond, s'entend. Sur la forme, peu de leaders canadiens ont démontré autant d'arrogance et de mépris à l'égard de leurs vis-à-vis provinciaux. Mais je pense qu'on parle un peu trop de la sale besogne de l'ex PM contre le Québec, et pas assez de sa compréhensible motivation de rapatrier la Constitution et, surtout, de la doter d'une Charte des droits et libertés, un énorme cadeau à faire à n'importe quel pays. Là-dessus, Trudeau s'inspirait de son mentor, le poète et juriste montréalais Frank Scott, pour qui une Charte des droits représentait le Saint-Graal de la vie démocratique.

En d'autres mots, il n'y a pas qu'une série de vacheries ici, il y a de légitimes aspirations, tout aussi légitimes que la reconnaissance du Québec comme société distincte. On semble souvent l'oublier. Au-delà de la politicaillerie, des basses manoeuvres, du tempérament de cochon de l'irrépressible PET, c'est de ces actes "fondateurs" dont l'Histoire se souviendra. On en a d'ailleurs une indication du fait que les Canadiens tiennent en très haute estime la Charte des droits, la législation la plus populaire au Canada.

Bora Laskin là-dedans? Il semble assez évident que le juge en chef a manqué à ses devoirs en 1981. Mais, encore une fois, l'Histoire aura vite fait de passer l'éponge, peu importe le nombre de chemises que le ministre des Affaires intergouvernementales, Alexandre Cloutier, soit prêt à déchirer, ou le degré de trémolo dans sa voix. Dans les tractations de la Cour Suprême autour du rapatriement de la Constitution, le problème, à mon avis, n'est pas tant les indiscrétions de Laskin que la décision de la Cour jugeant la proposition de rapatriement "légale, mais inconstitutionnelle".

Décision qui ne tient visiblement pas la route, comme le faisait remarquer René Lévesque à l'époque. Comment un geste peut-il être inconstitutionnel sans être illégal? Il y a certainement un degré d'illégalité de contrevenir au fondement légal d'un pays, quand même. Alors, oui, il y a bel et bien eu "coup d'état constitutionnel", mais ce n'est pas la faute à Trudeau. Les neuf juges ont décidé ça d'eux-mêmes, séduits qu'ils étaient, comme le Martien de cette histoire, par le big picture. Entre doter un pays d'outils fondamentaux pour se défendre et s'affirmer, et protéger le droit de chaque province de tirer la couverture de son bord, la nature même de la fédération canadienne, vous choisiriez quoi, vous? Bref, la Cour a essentiellement dit à Trudeau qu'elle était d'accord avec le fond mais pas avec la forme. And the rest is history, comme disent nos compatriotes.

Tout ça pour dire que le Parti Québécois se trompe s'il croit raviver la flamme souverainiste en revisitant les dédales obscurs du rapatriement. Non seulement c'est du passé, c'est verser à nouveau dans la chicanerie; c'est être à nouveau du mauvais côté de l'histoire. Comme dit Fred Pellerin, "qu'est-ce qu'on aurait le goût d'aller vers quelque chose qui grandit."

dimanche 5 mai 2013

Big Brother


La réforme de l'assurance-emploi défraie la manchette depuis trois mois. Vous êtes donc bien au fait des quotas, des inspecteurs, de la chasse aux employés saisonniers. Vous savez que le pays compte désormais trois catégories de travailleurs: ceux qu'on aime (les travailleurs "de longue date"), ceux dont on se méfie (les chômeurs "occasionnels") et ceux qu'à partir de maintenant on voit dans sa soupe (les prestataires "fréquents"). Vous entendez encore cette femme dire avec son bel accent acadien, éraillé par l'émotion: "Les travailleurs saisonniers c'est du monde vaillant, qui se lèvent le matin."

Vous avez aussi entendu parler des coupures massives dans la fonction publique (20,000 congédiements dont environ 2,000 au Québec), des statisticiens et scientifiques licenciés et des inspecteurs en moins pour ce qui est des aliments, des avions, des cours d'eaux, des frontières et jusqu'à la météo.

De ceux et celles qui sont toujours en poste dans la fonction publique fédérale, forcés souvent d'appliquer les nouveaux critères, au risque de perdre eux-mêmes leur emploi, on ne parle pas beaucoup, par contre. Pourtant, depuis que Stephen Harper est au pouvoir, il n'y a pas que les chômeurs, les artistes, les chercheurs, les groupes de femmes et les habitants de région qui ne votent pas conservateur qui en arrachent. Il y a aussi les fonctionnaires.

Parlez-en à Kevin Snedden, directeur du pénitencier ontarien où se trouve Omar Khadr actuellement. M. Snedden avait donné le feu vert à une entrevue de la Presse Canadienne avec son célèbre prisonnier (celui-ci conteste sa condamnation à Guantanamo), décision qui normalement revient au directeur de pénitencier. Seulement, cette décision vient d'être révoquée par le ministre de la Sécurité publique, Vic Toews. Le bras du gouvernement Harper est invraisemblablement long, n'hésitant pas à intervenir là où normalement il n'a pas d'affaire, en autant que cela fasse son affaire politiquement.

Big brother is watching, dirait George Orwell. Et nulle part plus assidûment qu'à Service Canada, "un des pires employeurs du Conseil du trésor", selon Magali Picard, vice-présidente régionale de l'Alliance de la fonction publique canadienne (AFPC).

Créé en 2005, Service Canada c'est la porte d'entrée du gouvernement fédéral, un amalgame de différents services offert à la même enseigne, mais parsemé à travers le pays. Il s'agit des services les plus demandés: passeport, permis de travail, prestations d'assurance-emploi, pensions de vieillesse. Les gens les plus vulnérables, en d'autres mots, viennent cogner à cette porte. Le stress pour les employés a toujours été de rigueur mais, depuis l'élection d'un gouvernement conservateur majoritaire, le stress est à son maximum.  "Les gens qui se présentent à Service Canada sont en colère. On voit bien qu'on est en train de les mettre dans une situation extrêmement précaire," explique la porte-parole.

N'avoir que des mesures punitives à proposer pèse déjà lourd sur le moral des employés. Mais il y a aussi les mesures punitives que subissent les employés eux-mêmes. D'abord, le concept d'ancienneté n'existe pas. Vous avez beau cumuler 25-30 ans de service, vous pouvez vous retrouver du jour au lendemain en compétition avec un nouveau venu, évalué sur la base du "travail d'équipe", du "souci du détail" ou encore, votre nombre de congés de maladies, tout autant que sur vos connaissances.

La façon de procéder n'est pas banale non plus. On met dix personnes sous la loupe en annonçant qu'il n'en restera que six au bout du processus. Aux plus forts (lire: employés modèles) la poche. "Dans un tel contexte, c'est sûr que l'idée de dénoncer son voisin est tentante," explique Magali Picard.

À Service Canada, "on vous fait comprendre que vous êtes fonctionnaire avant d'être citoyen", dit l'attaché politique Patrick Leblanc. Non seulement est-il interdit aux employés de critiquer leur employeur, ils doivent faire la promotion des politiques gouvernementales. Vous croyez que l'achat de F-35 ou encore, l'abolition des sous noirs n'a ni queue ni tête? Tant pis pour la liberté de conscience. Vous devrez applaudir. Et pour s'assurer qu'on a bien serré la vis, on vous informera de vos obligations à tous les trois mois, plutôt qu'aux quatre ans comme c'est le cas ailleurs dans la fonction publique, en vous renvoyant au "code des valeurs et d'éthique" et en vous menaçant d'enquêtes disciplinaires s'il le faut.

Il est de bon ton de se moquer des congés de maladie dans la fonction publique, le double, apprenait-on récemment, du secteur privé. Mais vu le climat de paranoïa qui règne, à Service Canada notamment, on s'étonne que les burn-out ne soient pas plus répandus.