mardi 29 janvier 2013

Ne vous mariez pas, les filles


Même si la Cour Suprême du Canada, la Cour d'Appel du Québec et le fabuleux cahier de La Presse du weekend dernier vous y invitent à mots couverts. Non, le mariage n'est pas une panacée et surtout pas plus "équitable" que l'union libre, comme le laisse entendre nombreux juges et commentateurs.

Grâce à l'ineffable Lola, nous discutons depuis des années maintenant de la légalité du concubinage québécois qui, on le sait, est passé de l'opprobre à une tendance lourde en une génération. On était 7.4% à oser l'aventure en 1981, nous sommes près de 40% aujourd'hui. Fort de ces statistiques (un record mondial), Lola et compagnie affirment qu'il est inconstitutionnel de ne pas traiter les concubins de la même manière que les époux, d'autant plus que 60% des enfants naissent aujourd'hui en unions libres. Trait fascinant en soi (s'il y a une raison de se marier, c'est bien pour les enfants), comme si les Québécois étaient abonnés au risque, en traversant la rue comme en faisant des bébés.

Si la Cour Suprême a finalement penché du côté des concubins, c'est de justesse, une majorité se réclamant de la protection supérieure du contrat de mariage. N'eût été de la sagesse de la juge en chef Beverley McLaughlin, qui invoque le contexte social pour légitimer la loi québécoise, nous serions en plein psycho drame II, revivant l'insulte de se faire dire, de haut, que nous sommes irrespectueux de la loi[1]. La majorité des commentaires formulés depuis font d'ailleurs allusion à "l'incohérence" de notre système et l'iniquité de l'union libre, notamment pour les femmes.

Le problème c'est que ces commentaires abordent la question du stricte point de vue des droits individuels, ce qui désavantage l'union libre. Mais il y a tout un contexte social, un point de vue collectif (comme l'a pressenti Mme McLaughlin), dont il faudrait également tenir compte. Permettez-moi, alors, ce petit voyage dans le temps...

La flambée d'unions libres que connaît le Québec aujourd'hui est la conséquence directe de la loi 89, une des réformes les plus importantes du PQ, et une victoire incontestable du mouvement féministe d'alors. En avril 1981, ce sont trois siècles de "monarchie domestique du mari" qui mordent enfin la poussière, établissant, du moins au Québec, les mêmes droits et obligations entre époux. Il y avait bien eu une réforme du code civile en 1964, abolissant entre autre le "droit d'obéissance" au mari, mais il a fallu attendre les années 80 pour que les femmes cessent d'être vues, une fois pour toutes, comme des incapables au niveau juridique et des domestiques au sein du foyer.

Désolée pour les mordues de magazines de mariées mais l'idée foncière du mariage n'a rien de romantique. Il s'agit d'un système féodal où les femmes devenaient littéralement la propriété de leur mari, la raison d'ailleurs de prendre son nom à lui, ce que la loi 89 va désormais interdire. La fameuse pension alimentaire réclamée aujourd'hui à grands cris découle directement de ce système archaïque où les femmes s'engageaient à tenir maison (et idéalement à faire des enfants) en échange d'être entretenues à vie. Pour une femme, le contrat de mariage était essentiellement un contrat de travail, en d'autres mots. Une victoire de Lola, précisément parce qu'elle était une femme entretenue, nous aurait ramené 40 ans en arrière, au temps où les femmes troquaient leur indépendance pour le droit "de réclamer des aliments". 

Le régime d'union de fait n'est pas parfait pour autant. C'est vrai qu'il laisse dans le besoin beaucoup de femmes après une séparation, désavantagées du fait que ce sont elles qui font les enfants, avec les conséquences professionnelles qu'on connait. Mais on ne fait pas d'omelette sans casser d'eux. Il y a 30 ans, il y avait un besoin criant de considérer collectivement les femmes égales aux hommes, même si, individuellement, plusieurs d'entre elles étaient encore loin du but. 

Bref, arrêtons de lorgner le contrat de mariage comme modèle. La solution est bien davantage du côté de l'union civile, une espèce de concubinage avec garantie, dont trop peu de couples, faute d'information, se prévalent. A noter que le PQ d'alors pensait doter l'union libre des mêmes conditions que celles du mariage, telle une pension alimentaire, mais a dû reculer à cause de protestations. A l'époque, on avait soif de liberté, et au diable les mesures paternalistes aussi bienveillantes fussent-elles.

 Le temps est sans doute venue d'apporter les correctifs qui s'imposent, tout en ne perdant pas de vue le chemin parcouru. C'est devant qu'on veut aller, pas derrière.



[1] En 1988, la Cour Suprême a jugé inconstitutionnel l'affichage unilingue français

Qui a peur de Theresa Spence?



Pas Stephen Harper, c'est clair. Au 43e jour de grève de la faim de la cheffe d'Attawapiskat, et à une journée d'une autre possible rencontre avec des chefs autochtones, le Premier ministre continue de bouder Theresa Spence comme si de rien n'était. C'est à se demander qui des deux est plus obstiné : Mme Spence, qui se dit prête à mourir pour la cause, ou M. Harper, qui n'est visiblement pas prêt à se faire dicter une réunion au sommet par une simple cheffe de bande.

Il est fascinant de voir cette femme venue de loin, on dirait presque d'une autre planète, faire un gigantesque pied de nez au PM malgré le fait qu'elle ne soit ni très imposante ni très articulée, traînant combien d'années de misère derrière elle, et, pourtant, déterminée à se "tenir debout en tant que femme et en tant que chef".

Elle fait penser à cette dame qui apostropha Brian Mulroney d'un retentissant "goodbye, Charlie Brown", après qu'il eut désindexé les pensions de vieillesse. Un instinct du tonnerre pour ne pas s'en laisser imposer. Il faut applaudir.

En même temps, on serait plus enclin à se réjouir si les revendications de la cheffe étaient à la hauteur de son courage. Plus les jours de faim s'égrènent, plus ce décalage pose problème. Son testament rédigé, Theresa Spence se dit prête à aller jusqu'au bout. Mais tout ça pour la simple présence du gouverneur général?

Mme Spence insiste depuis le début sur l'importance de la "Couronne" dans toutes nouvelles négociations avec le gouvernement. C'est sa façon, et d'autres chefs lui ont emboîté le pas, d'exiger le respect. Soit. Même si la Couronne n'a pas toujours eu les meilleures intentions vis-à-vis les Amérindiens (le but, dès 1763, était ultimement de les déposséder), et qu'elle n'était en fait pas présente lors du traité qui concerne Attawapiskat, on peut imaginer que les autochtones aient envie, pour une fois, de dicter les conditions d'une entente. 

Mais trop de choses se sont passées depuis quelques semaines pour que Theresa Spence puisse s'en tenir à ce seul et unique refrain. Les deux visages du mouvement de protestation, d'abord, se précisent. D'un côté, Idle No More, l'élément plus dynamique, composé de jeunes autochtones éduqués, portés sur les médias sociaux et mené par des femmes outrées par les lois C-38 et C-45 mais aussi par la direction archi masculine de l'Assemblée des premières nations. De l'autre, les chefs traditionnels de l'APN, quelque peu dépassés par leur gauche, mais tentant de profiter de la mobilisation pour remettre les revendications autochtones à l'ordre du jour, en recentrant notamment leurs demandes sur le partage des ressources naturelles.

Du côté des chefs, on est davantage business; du côté du grassroots, plus porté vers l'environnement, la question des jeunes et des femmes. Theresa Spence, qui agissait comme trait d'union entre les deux il y a 15 jours, est aujourd'hui rejetée par une partie de l'establishment autochtone tout en tardant de faire son lit auprès de Idle No More. Tant qu'à brandir le poing, tant surtout qu'à se dire prête à mourir, on comprend mal pourquoi la cheffe ne dénonce pas à son tour les lois mammouths de Harper, inacceptables à bien des égards et à l'origine de tout ce branle-bas de combat.

En s'accrochant à un symbole plutôt qu'à du concret, Mme Spence ne s'est malheureusement laissée aucune marge de manoeuvre. Si elle recule, elle perd sa crédibilité. Si elle meurt, ou tombe très malade, il y aura levée de boucliers nationale et internationale.

La question maintenant est qui des deux chefs, Harper ou Spence, clignera des yeux le premier. Les paris sont ouverts.

Mort subite d'un jeune révolutionnaire



Je ne voudrais pas être dans les souliers du procureur général du Massachussets. Ni, d'ailleurs, dans ceux du prestigieux Massachussets Institute of Technology (M.I.T.).

Le duo devait bientôt trainer en justice un jeune gourou de l'informatique, Aaron Swartz, pour avoir détourné des milliers de documents académiques. Seulement, le dénommé "kid genius" a été trouvé pendu dans son appartement de Brooklyn, vendredi dernier. Il n'avait que 26 ans. Si trouvé coupable, il aurait été passible de 35 années de prison et 1 million de dollars d'amende.

Tout ça, pour avoir déposé un ordinateur dans une armoire à balais du M.I.T., et ainsi accédé aux documents réservés aux seuls abonnés. Il ne s'agissait pas de piratage proprement dit, seulement de détournement de compte, lui permettant ainsi de "voler" la quasi totalité des documents du serveur.

"Voler c'est voler, dit la procureure de la couronne, Carmen M. Ortiz, que vous utilisiez un ordinateur ou des pinces, que vous preniez des documents, des données ou des dollars".

Vous ne connaissez sans doute pas le nom d'Aaron Swartz mais dites-vous qu'il fait partie de cette armée de l'ombre qui a radicalement changé nos vies. L'internet est aujourd'hui le redoutable engin que nous connaissons à cause de jeunes hommes comme lui qui, avant même d'être sortis avec une fille, avaient tout compris de la cybernautique et imaginaient des façons de le rendre plus performante.

A 14 ans, Aaron Swartz avait aidé à la réalisation d'un code informatique, aujourd'hui très utilisé, qui permet de s'inscrire à des programmes en ligne. Il aurait pu devenir riche avec ce type d'invention mais le jeune super-doué c'est vite trouvé une autre vocation: l'accès à l'information avec un grand A. Réaliser le plein potentiel, en d'autres mots, de cet engin de découvertes infinies qu'est l'internet, en mettant tout genre d'informations à la portée du monde entier. Littéralement.

"On appelle ça voler ou pirater, comme si partager une mine de connaissances était moralement l'équivalent de piller un navire et assassiner ses occupants. Mais partager n'est pas immoral mais plutôt un impératif moral", écrit-il dans Guerrilla Free Acess Manifesto.

Dans la mouvance de Wikileaks et d'Anonymous qui, eux aussi, se sont rendus célèbres en disséminant de l'information "privée", Aaron Swartz fait partie de ces nouveaux Robin des bois des temps modernes remettant en cause non seulement toute censure mais aussi l'idée d'une propriété intellectuelle "réservée", dont le (fameux) droit d'auteur. Swartz a d'ailleurs participé à l'élaboration de Creative Commons qui tente de trouver un compromis entre le droit d'auteur --conçu bien avant et très mal adapté au principe de l'internet-- et celui d'un accès universel à l'information. Ce projet est d'une importance capitale à notre époque.

J'avoue qu'il y a une partie de moi (la vieille partie, s'entend) qui trouve vaguement problématique la passion dévorante de ces jeunes hommes pour l'internet, pour ce monde d'abstraction totale "où tout ce qui compte c'est vos idées". Il y a une espèce de désincarnation dans tout ça qui n'est peut-être pas étranger à la dépression qui guettait Aaron Swartz. Pour ne rien dire de l'impunité qui découle de continuellement habiter une planète virtuelle.

Aaron trainait sûrement une difficulté de vivre mais le plus important est ailleurs. On ne parlerait pas de cette mort précoce, tragique, à ce moment-ci, n'eût été de la voracité de la justice américaine dans ce dossier. Aaron était hanté par l'idée d'être perçu comme un criminel. Son décès remet en question le dogmatisme obtus d'un système incapable de faire la distinction entre les vrais larrons et les militants d'un monde mieux informé et plus égalitaire.

Ça vous rappelle quelque chose?...

Peuples à genoux


Où commencer? La question autochtone pèse tellement lourd, sur nos consciences à défaut d'autre chose, qu'il est difficile de savoir comment l'aborder. Il faut certainement applaudir cette mobilisation sans précédent qui, comme les étudiants le printemps dernier, étonne et force à revoir certains préjugés.

La mobilisation a d'ailleurs déjà atteint une ampleur qui dépasse les strictes revendications autochtones. En s'élevant contre l'invraisemblable fouillis qu'est la loi omnibus, le mouvement Idle No More s'attaque aussi à la dilapidation de l'environnement et à l'érosion du processus démocratique dont le gouvernement Harper a depuis longtemps fait ses marques de commerce. Il faut les en remercier.

Mais comme pour les étudiants, et le mouvement des indignés avant eux, la question se pose: et puis, après? La mobilisation a beau étonner, il faut qu'elle puisse donner des résultats concrets.

C'est ici que tout s'embrouille. La division dans les rangs et le peu de revendications spécifiques n'aident pas, c'est sûr. Mais le contexte dans lequel s'inscrit la question autochtone complexifie la chose bien davantage.

Les Premières nations se considèrent comme des peuples "non conquis", ce qui les placent dans une situation unique. L'histoire de l'humanité, après tout, est une longue série de melting pot: les conquérants disent aux conquis comment vivre, même si dans certains cas, comme en Nouvelle-France, ils sont prêts à faire des (grosses) concessions. Bref, tout le monde est forcé de changer et apprendre à se connaître, un tant soit peu. Les autochtones, eux, pour des raisons parfaitement légitimes, n'ont pas embarqué dans ce train.

Tant et si longtemps qu'ils agissaient comme partenaires militaires ou économiques des Britanniques, c'était le meilleur des deux mondes. Mais dès 1820, les "sauvages" sont perçus comme une entrave à la colonisation. La Loi de la Civilisation graduelle (sic), qui deviendra éventuellement la loi sur les Indiens, initiera la sédentarisation des autochtones en établissant les premières réserves, et, surtout, leur humiliation et dépendance à perpétuité.

La tragédie autochtone commence là. En prétendant leur offrir une certaine autonomie, sous guise de traités et territoires, on les a en fait enfermés dans des petites bulles suspendues dans le temps où le paternalisme bienveillant du colonisateur dictait qui avait droit à un "statut" indien ou pas. Pour ne rien dire de l'infamie des écoles résidentielles. La loi sur les Indiens interdit à ce jour au conseil de bande de rendre des comptes à ses propres membres, ce qui explique, en partie, les coins ronds dans l'administration de certaines réserves autochtones.  Mais en partie seulement.

Presque 200 ans plus tard, il n'y a pas que le paternalisme bienveillant ou encore, l'indifférence généralisée, qui font problème. Il y a aussi l'esprit de dépendance chez bon nombre d'autochtones. Un peu comme l'épineuse question de gestion de la chef d'Attawapiskat, c'est un aspect dont on ne veut pas trop parler, de peur d'affaiblir les vulnérables. Mais le problème existe. La loi sur les Indiens, le manque de contrôle sur leurs propres vies et la désaffiliation avec la société environnante qui en découle, a créé une mentalité de 'b-s' indéniable chez les d'autochtones.

Ce n'est pas quelque chose dont les représentants autochtones parlent spontanément. On les comprend vu le penchant malicieux d'utiliser ces lacunes contre eux. Mais espérons que ce nouveau mouvement de protestation, qui n'est pas seulement contre les "lois assimilatrices" du gouvernement fédéral mais en veut aussi au leadership conventionnel, et pas toujours probant, des autochtones, saura mettre fin au méli-mélo.

Il faut en finir avec l'idée de peuples qui "attendent leur délivrance" et voir les Premières nations atteindre une autonomie qu'on leur a toujours refusé, tactique à laquelle trop d'autochtones ont eux-mêmes contribuée.