mercredi 25 mars 2020

La vie au temps de la pandémie

Le Québec tient bon. On serre les dents, on enfile ses gants fourrés contre le vent fourbe de mars et on marche. Avec son chien, son homme (derrière) ou en solo, on marche comme si sa vie en dépendait. Les trottoirs craquent actuellement sous le poids d’un tas de gens qui déambulent sans avoir nulle part où aller. C’est déconcertant, mais on garde le moral. On a besoin de croire qu’on est fait fort. On ne sait pas du tout où tout ça va nous mener, où on s’en va, on pense d’ailleurs (en marchant) à encaisser un REER, à louer une chambre, à boire de la bière plutôt que du vin, à manger local. C’est un combat de chaque instant, épuisant par moments, angoissant toujours, mais, à force de piler dessus, on va bien finir par l’aplatir, cette maudite courbe.
Les récalcitrants nous donnent du fil à retordre, c’est vrai. Mon voisin, par exemple. J’ai fini par l’engueuler à force de le voir, 88 ans et toutes ses dents, étonnamment autonome pour son âge, continuer comme si de rien n’était. Un homme qui pourtant passe son temps à rendre service. Un homme généreux. On parle beaucoup des égoïstes qui se foutent des consignes actuellement — il y en a, bien sûr — mais ce n’est pas si simple. En tout cas, en ce qui concerne le voisin. Je n’avais encore jamais compris combien une visite chez le barbier ou au resto pouvait être vue comme un « service essentiel ». Combien il ne faut pas grand-chose pour donner un peu d’épaisseur à une vie, surtout lorsqu’elle s’amenuise.
Et puis, il faut avoir l’esprit drôlement mathématique ces temps-ci, ce qui n’est ni le cas de mon voisin ni le mien. Il faut comprendre ce que c’est que la croissance « exponentielle » pour bien saisir le péril qui ronge la planète. La notion date d’une parabole musulmane du XIIIe siècle concernant l’inventeur du jeu d’échecs. Au sultan de la fable qui veut se procurer le jeu, l’inventeur répond qu’il veut être payé en blé. Il suggère qu’un grain de blé soit mis sur le premier carré de l’échiquier, deux grains sur le carré suivant, doublant les grains à chaque carré. Quelle ne fut pas la surprise du sultan en découvrant qu’il devait au total 18 446 744 073 709 551 615 grains ! Étourdissons-nous encore davantage. Si vous preniez seulement 30 pas en sortant de chez vous, doublant chaque fois la largeur du pas, quelle distance parcourriez-vous ? Réponse : coronavirus-exponential-growth?utm_term=RWRpdG9yaWFsX0Jlc3RPZkd1YXJkaWFuT3BpbmlvblVTLTIwMDMyMA%253D%253D&utm_source=esp&utm_medium=Email&utm_campaign=BestOfGuardianOpinionUS&CMP=opinionus_email" target="_blank" type="[object Object]">26 fois le tour de la Terre.
C’est pour dire combien une toute petite chose peut rapidement devenir monstrueuse. C’est ce qu’on tente jour après jour de nous faire comprendre et en insistant sur les raisons pour lesquelles il faut s’astreindre à aplatir la courbe d’infection au plus vite. Mais aplatir la courbe veut également dire l’allonger. Il n’y a aucune façon de s’en sortir indemne. En d’autres mots, on peut seulement minimiser l’infection des plus vulnérables, le débordement des hôpitaux, la pénurie des ressources sanitaires et les morts qui s’ensuivront. La contagion est plus intense mais plus courte ou alors, plus bénigne mais plus longue. Choisissez votre poison.
Maintenant que le supplice de la goutte, mis au point par le gouvernement Legault, est au maximum, les mesures restrictives pouvant difficilement être renforcées, l’anxiété se tourne de plus en plus vers l’économie. Tout le Québec est « en pause » pour les trois prochaines semaines, mais qu’adviendrait-il d’un Québec en suspens pour trois, cinq ou dix mois ? Se peut-il que nous nous dirigions vers un désastre plus exponentiellement désastreux encore ? « Un effondrement économique complet — qui pourrait se produire si les gouvernements sont incapables de faire rouler l’économie à notre place — rendrait la reprise post-virus énormément plus onéreuse, écrit Doug Saunders dans le Globe and Mail. Ce qui, en soi, déclencherait toute une autre série de crises. »
Il n’y a pas que les capitalistes sans cœur qui se posent désormais la question d’une dévastation économique totale et sans précédent. Selon le prix Nobel d’économie 2018 Paul Romer et son collègue, Allan M. Garber, il nous faut une stratégie qui, tout en ciblant la propagation de la COVID-19, permette à la majorité des gens de reprendre leurs activités quotidiennes. Leur proposition ? Investir massivement dans le dépistage du virus et dans la fabrication d’équipements sanitaires. L’idée est d’en faire l’équivalent des usines de fabrication d’obus durant la guerre, sinon, on risque de « tuer l’économie ».
Et s’il y avait là un début de solution ? Pour la pandémie autant que pour l’économie. Un dépistage beaucoup plus étendu — pas seulement limité aux gens qui reviennent de voyage, sont atteints ou ont été en contact avec le virus, comme c’est le cas actuellement au Québec et ailleurs — pourrait limiter le taux de mortalité, on l’a vu d’ailleurs en Corée du Sud, mieux protéger le personnel soignant et tous ceux et celles appelés au « front ». Sans parler de baisser l’angoisse ambiante de beaucoup.
C’est beau la marche, la discipline et la solidarité. Mais la lueur au bout du tunnel, elle est où ?

mercredi 18 mars 2020

La vie et rien d'autre

La personne à la réception affichait un drôle d’air, vendredi dernier, un air déconfit. Elle n’était pas assise à l’endroit habituel, d’abord, mais se tenait debout loin derrière le comptoir qu’elle gère d’ordinaire d’une main de maître, tous les matins de la semaine, dans un Y de Montréal. Serviette pour Monsieur, instructions pour Madame… C’était avant l’annonce de la fermeture des écoles qui allait partir le bal des exhortations au « changement de comportement ». Les étagères des épiceries avaient beau avoir été saccagées la veille, l’insouciance était encore permise. Mais pas pour longtemps.
Pour moi, la vie au temps de la pandémie débuta précisément à 6 h 55 vendredi dernier, en croisant le regard inquiet de Liliane, appelons-la ainsi, qui me télégraphiait qu’elle aurait préféré ne pas me voir là. Ma vie d’automate, de personne habituée à poser certains gestes sans trop réfléchir, venait de frapper un mur. Soudainement, il y avait deux réalités : la mienne et celle de tous les autres, les bonnes gens de la métropole, nez à nez, se dévisageant sous un soleil de plomb comme Lucky Luke et les frères Dalton.
Le Québec possède, dit-on, une grande capacité à « se serrer les coudes », pour reprendre une expression souvent répétée par François Legault ces temps-ci. La notion d’être dans le même bateau, c’est vrai, ne nous est pas étrangère ; la survie résonne ici plus qu’ailleurs. Mais on voit bien maintenant que cette angoisse-là se mesure difficilement à celle qui nous étreint aujourd’hui. « L’urgence sanitaire » est autrement plus immédiate. À moins d’avoir vécu la guerre, nous n’avons pas, personne, l’habitude d’avoir une seule et urgente préoccupation. Tenez, sur Facebook, il y a quelques jours, un membre de La Meute et un autre du groupe Militants de gauche affichaient, exceptionnellement, la même nouvelle en même temps : le point de presse du premier ministre Legault devenu, depuis, un point d’ancrage quotidien. Un exercice dont le PM, flanqué de ses deux anges gardiens, s’acquitte avec brio, faut-il le préciser.
Le fait de devoir vivre à côté de ses pompes, si on peut dire, d’être forcé de réfléchir abstraitement (au bien commun) plutôt que concrètement (à ses propres besoins), collectivement plutôt qu’individuellement, ce que ni la situation du français en Amérique ni la crise environnementale n’ont réussi à nous faire faire (vraiment) jusqu’à maintenant, c’est ce qui est, pour moi, le plus fascinant dans toute cette histoire. La solidarité revêt un tout nouveau sens quand elle ne concerne pas uniquement les gens qui partagent les mêmes valeurs mais s’étend soudainement au visage difforme de la société avec un grand S. Qui eût cru qu’en cette année de grâce 2020 nous serions appelés, partout sur la planète, à aimer notre prochain ?
En ces temps de grande bascule, on est forcés également de contempler le caractère national des uns et des autres. On constate, par exemple, que les Sud-Coréens, les Taiwanais et les Hongkongais sont de loin les plus efficaces. Les Français, les plus indisciplinés (« En France, si vous dites aux gens de rester chez eux, ils vont au bar pour célébrer », dit un coronavirus.html?" target="_self" type="[object Object]">barman parisien). Les Britanniques, les plus flegmatiques. Les Italiens, chantant en chœur sur leurs balcons pour se désennuyer, les plus adorablement démonstratifs. Dans cette course effrénée pour « aplatir la courbe », pour réduire le nombre de malades à court terme, le Québec, lui, reconnu pour sa cohésion sociale, gagnera-t-il la palme de la solidarité canadienne ? Les paris sont ouverts.
Une chose est sûre : la vie ne sera plus la même. On ne bouleverse pas les normes et les habitudes, sans parler de l’inconscient collectif, sans laisser des traces. On l’a vu après chaque grand conflit où des mesures d’exception sont ensuite devenues la règle. Pensons aux femmes dans les usines en 1939. Si on avait annoncé alors qu’une telle mesure signalerait le début d’une révolution, d’une restructuration sociale majeure, personne ne l’aurait cru. De la même manière, c’est le besoin de partager le travail durant la Grande Dépression de 1929 qui a mis fin à la semaine de six jours et la crise financière de 2008 qui a valorisé le temps partiel.
Que signifiera cette nouvelle ère de pandémie pour l’organisation du travail, pour la bise et les poignées de main, les habitudes sanitaires, les systèmes de santé et d’éducation ? Il semble évident que beaucoup des mesures préconisées aujourd’hui — le télétravail, les cours en ligne, les visites culturelles sur le Web, les becs de coude — sont là pour de bon. Mais jusqu’où ces mesures d’isolement nous changeront-elles comme société et comme êtres humains ? Jusqu’où cette nouvelle et nécessaire conscience citoyenne nous rendra-t-elle un peu plus seuls, un peu plus éloignés les uns des autres et, ultimement, un peu moins capables de nous solidariser entre nous ?
L’être humain tient généralement pour acquis que demain sera semblable à aujourd’hui. Jusqu’au jour où ça ne l’est plus.

mercredi 11 mars 2020

La règle du couci-couça

L’ancien vice-président Joe Biden a réussi l’équivalent d’un « triple saut périlleux avant » lors des épreuves du « super mardi » la semaine dernière. L’homme, qui jusque-là traînait visiblement de la patte — sans grande organisation, ni argent, encore moins d’inspiration —, a pris tout le monde par surprise en devançant le prolifique Bernie Sanders. Depuis ce revirement exceptionnel, on se bouscule à sa porte pour le financer, l’appuyer et l’applaudir. En une semaine, « Uncle Joe » est passé de vieux gaffeur à mégastar de la course à l’investiture démocrate. Il pourrait bien être celui qui affrontera Donald Trump en novembre prochain.
Le problème avec cette transformation à la Superman, c’est qu’elle a très peu à voir avec Biden lui-même. Elle ne tient pas à la valeur intrinsèque du candidat mais bien à la peur du Parti démocrate de perdre les élections, advenant la nomination de M. Sanders, perçu comme trop radical pour rallier l’électorat. Tout le monde comprend, évidemment, l’importance du moment. Qui veut être hanté encore quatre ans par la présence toxique de Donald Trump ? Seulement, cette obsession du milieu, du plat plutôt que de ce qui bouge, du sacro-saint « centre », est une plaie qui mine nos institutions, et la politique américaine peut-être en particulier. Personnellement, j’en ai marre.
Le scénario est bien connu et vous rappellera peut-être des souvenirs : la ou le collègue, aucunement exceptionnel mais fidèle au rendez-vous, bon soldat, que voilà soudainement promu, créant la consternation des uns et le soulagement des autres. Je ne crois pas trop m’avancer en disant que l’exemple est très répandu. Les institutions préfèrent souvent la stabilité à la créativité, la continuité aux têtes fortes, la loyauté étant ici la valeur la plus souvent récompensée.
C’est précisément le calcul qu’a fait le Parti démocrate vis-à-vis de Joe Biden. Son cri de ralliement « Revenons à la normalité » (en référence à Trump), son seul véritable slogan de campagne, conjugué à sa longue feuille de route et à son association à Barack Obama, a porté précisément au moment où la nervosité vis-à-vis du redoutable Bernie atteignait des sommets. Le problème, et il me semble que c’en est tout un, c’est que M. Biden, malgré son beau sourire et son affabilité à toute épreuve, ne mérite aucunement cette promotion. C’est un politicien de carrière sans idées, mieux connu pour ses gaffes que pour ses propositions nouvelles.
À ce titre, l’ancien vice-président semble avoir inventé de toutes pièces une anecdote racontant qu’il a été détenu en Afrique du Sud. Il se serait bel et bien rendu là-bas, en 1990, à la rencontre de Nelson Mandela, fraîchement sorti de prison, mais, il l’admet maintenant, sans jamais avoir été arrêté. C’est le genre de « fabrication », répétée à trois reprises lors de la campagne actuelle, qui d’ordinaire ne pardonne pas. D’ailleurs, c’est après avoir plagié le discours du chef travailliste Neil Kinnock que sa toute première campagne présidentielle, en 1988, frappa un mur. Aujourd’hui, à sa troisième tentative pour accéder à la Maison-Blanche, on semble beaucoup plus disposé à passer l’éponge, y compris sur certaines prises de position pour le moins inquiétantes. Biden a déjà voté contre une mesure de déségrégation raciale dans les années 1970 et a refusé en 1991 qu’Anita Hill poursuive son témoignage contre Clarence Thomas pour agression sexuelle.
L’homme a une vue courte, c’est le moins qu’on puisse dire. Seulement, l’impératif de l’heure, le penchant immodéré de la politique nord-américaine pour le « juste milieu » — ce que François Legault appelle laconiquement la « position modérée » —, joue beaucoup en faveur de Biden actuellement. De plus, la présence de Trump depuis quatre ans, avec son tempérament grossier et imprévisible, met en relief la belle disposition, à défaut d’autre chose, de M. Biden. L’homme n’a pas grand-chose à dire, mais son « humanité », pour plusieurs, remplit le vide.
Le problème, encore une fois, avec ce roman à l’eau de rose, c’est qu’il risque de ne strictement rien régler. Ce n’est pas parce que Biden accéderait au trône que la « normalité » serait rétablie pour autant. Trump peut partir sans que tout ce qu’il a légitimé — la colère des désaffectés du système, la hantise des immigrants, la montée de la violence, la méfiance envers les médias et les institutions démocratiques — disparaisse de sitôt. Ensuite, il est faux de croire que le « centre » est synonyme du bien commun, de ce qui est « raisonnable » et préférable pour tous. Les grands moments dans l’Histoire — de l’abolition de l’esclavage au vote des femmes, en passant par l’adoption des grandes mesures sociales — n’ont pas été menés par le centre, en règle générale, mais plutôt par les Bernie Sanders de ce monde.
Bien connu au cinéma, le sentimentalisme américain revient hanter la scène politique avec l’encensement bon enfant de Joe Biden. Sortons nos mouchoirs.

samedi 7 mars 2020

La guerre contre les femmes

Pourquoi le féminisme — qui a changé la vie des femmes à tant d’égards — semble-t-il impuissant à contrer la violence faite aux femmes ? Le féminisme a permis aux femmes de voter, de contrôler leurs maternités, de sortir de leurs maisons, de travailler, d’être considérées comme les égales des hommes. Alors, comment se fait-il que le degré de violence demeure si élevé ?
Le tiers des femmes sont agressées physiquement ou sexuellement au cours de leur vie. Les trois quarts des femmes assassinées au Québec le sont par leur conjoint ou un homme de leur entourage. Les crimes violents sont aujourd’hui en baisse, mais, selon une étude britannique, l’agression sexuelle des femmes, elle, est en hausse. Bref, une femme aujourd’hui peut devenir astronaute, mais non sans craindre de se faire violenter à un moment ou un autre par un homme qu’elle aime. Comment ces deux choses-là peuvent-elles même coexister ?
De deux choses l’une : ou bien les femmes, malgré leur propre évolution, ont continué à fréquenter l’homme des cavernes en grand nombre ou alors, et c’est plus probable, il y a quelque chose qui se détraque à l’intérieur même des rapports intimes hommes-femmes. Pensons à Marylène Lévesque, assassinée dans une chambre d’hôtel, ou encore à la jeune Océane Boyer, trouvée morte au bord de la route. Ni l’une ni l’autre n’ont perdu la vie, comme on pouvait le croire au début, parce qu’elles se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, mais bien, apparemment, parce qu’elles étaient, de par leur condition de femme (une prostituée, une adolescente), « vulnérables ».
La clé ici n’est pas le sexe (faible) des victimes, mais le rapport qu’elles auraient entretenu avec leur agresseur. Dans le cas de Marylène, son assassin craignait, après l’avoir fréquentée à plusieurs reprises, qu’elle s’éloigne de lui. Dans le cas d’Océane, dont les circonstances du meurtre n’ont pas été établies de manière officielle, quelle était au juste la nature de la relation entretenue avec cet « ami de la famille » présumé meurtrier ? Pour le peu qu’on en sait, cette histoire-là est particulièrement bouleversante. François Sénécal avait tout du « bon gars ». Rien, rien du tout, ne laissait présager qu’il puisse être accusé d’un meurtre aussi sordide.
Comme le répètent les responsables des maisons d’hébergement, la violence des hommes est souvent une question de contrôle. Mais est-ce vraiment le bon mot ? Est-ce une simple question de la loi du plus fort ? Le contrôle implique une part de raison alors qu’il n’y a rien de raisonnable ici. Frapper, harceler ou, à plus forte raison, tuer est tout ce qu’il y a de plus déraisonnable. Le geste ne vient pas de la tête, c’est sûr ; il vient d’un profond malaise enfoui en soi. Mais lequel ?
La meilleure explication de la violence masculine m’a été fournie jadis par un centre pour hommes violents. À cette clientèle, on fournissait une petite carte où étaient inscrites d’un côté les émotions positives (joie, enthousiasme, fierté…) et de l’autre, les émotions négatives (peur, jalousie, colère…). Pourquoi ? Parce que trop d’hommes ont de la difficulté à comprendre ce qu’ils vivent émotivement. Les émotions sont un territoire traditionnellement féminin, après tout. Un territoire mou, mal défini, qui rend vulnérable. Les hommes qui ne s’y retrouvent pas frappent, très souvent, comme pour percer le brouillard, par pure impuissance. Aveuglément, stupidement, férocement. Ils frappent par ignorance d’eux-mêmes autant que par prise de contrôle sur l’autre. La femme qui menace de quitter son homme — une situation souvent périlleuse pour elle — ne constitue pas seulement un affront au conjoint, ou à son ego. Elle représente la vie émotive qui s’en va, la vie amputée, une perte de repères considérable.
Dans la grande marche vers l’émancipation, on a toujours cru que les femmes devaient rattraper les hommes ; on n’a pas vu que les hommes auraient peut-être un jour à rattraper les femmes. Grâce aux récentes révélations sur les agressions sexuelles et les féminicides, on commence tout juste à comprendre que beaucoup d’hommes n’ont jamais cessé de voir les femmes comme leur propriété privée, une sorte d’extension d’eux-
mêmes. Publiquement, ils ne contestent pas le droit des femmes à l’égalité, mais privément, souvent inconsciemment, ils agissent comme si les vieilles règles patriarcales s’appliquaient toujours : en échange de la protection masculine, les femmes sont censées être disponibles physiquement et émotivement. C’est le plus vieux contrat social du monde et beaucoup trop d’hommes considèrent la disponibilité des femmes comme leur dû, encore aujourd’hui.
Le féminisme a été impuissant à contrer la violence faite aux femmes parce que les rapports intimes ne se légifèrent pas de la même façon que les conditions de vie extérieures : la santé, la maternité, le travail. Mais aussi parce qu’on ne se doutait pas que la véritable résistance au féminisme se réfugierait au niveau personnel. On ne pouvait pas savoir que c’est au nom de l’amour que la guerre contre les femmes aurait lieu.

mercredi 4 mars 2020

Éloge d'un vieil homme blanc

J’écris ces lignes dans la tourmente du « Super Mardi », le jour le plus chargé des primaires américaines, au moment où le dénommé Karl Marx du Vermont, Bernie Sanders, se bat corps et âme contre deux autres « vieux hommes blancs », Joe Biden et Michael Bloomberg. Comme par hasard, les deux seules femmes toujours dans la course ne pèsent pas lourd dans la balance. Tulsi Gabbard, qui n’a pas été vue depuis des mois, existe sur papier seulement. L’irrépressible Elizabeth Warren, elle, malgré sa fougue et ses « solutions » à tout ce qui ronge l’Amérique, n’a guère de chances de gagner.
Comment une course qui s’annonçait au départ étonnamment diversifiée, tant par le sexe que par la couleur de la peau, se retrouve-t-elle monopolisée par trois hommes blancs vieillissants ? Les préjugés envers les femmes y sont pour quelque chose, bien sûr, sans parler du pouvoir de l’argent qui a permis à l’ex-maire de New York de se frayer une place. Mais il y a aussi une bonne raison pour cette domination masculine : Bernie Sanders lui-même.
Celui qui se décrit volontiers comme un « grumpy old guy » se retrouve aujourd’hui, à peine remis d’une crise cardiaque, l’homme à battre. Qui l’eût cru ? Plus que tout autre des 26 candidats en lice initialement, c’est celui qui en appelle à la « révolution » qui, curieusement, a établi les termes de la présente course à l’investiture démocrate. C’est la peur de voir le parti pencher trop à gauche qui explique d’ailleurs l’ascendant de dernière heure des deux autres candidats « gériatriques » : l’homme de main de l’establishment politique, Joe Biden, et celui de l’establishment financier, Michael Bloomberg. Sans surprise, l’un et l’autre se sentent investis de la mission de ramener le Parti démocrate sur le droit chemin — bien que les heures soient vraisemblablement comptées pour le candidat de l’argent, tellement la manoeuvre est grossière et M. Bloomberg, anticharismatique.
Mais revenons à « Bernie », qu’on a souvent comparé au « Donald » pour expliquer son improbable succès dans l’arène politique. Voici deux hommes qui marchent au rythme de « leur propre tambour », deux loners qui sont restés longtemps en marge des partis politiques, sans parler du fait que chacun a réussi à mettre le doigt sur la désaffection de certaines catégories de l’électorat. Un exploit auquel aucun de leurs rivaux politiques ne peut prétendre. Selon le chroniqueur du New York Times David Brooks, les candidats présidentiels qui réussissent « font plus que simplement raconter des histoires. Ils racontent une histoire qui aide les gens à faire du sens dans leur vie, une histoire repue de héros et de méchants ». Trump et Sanders sont tous deux dans cette catégorie de « faiseurs de mythes », ce qui expliquerait la domination de Bernie Sanders à l’heure actuelle.
L’analogie entre l’actuel président et le sénateur du Vermont a ses limites, par contre. Si Trump a renforci le mythe des « élites côtières qui ont détruit nos valeurs et notre économie », ce n’est pas par souci pour les déshérités du système mais uniquement par souci pour lui-même. Comme le démontre le grand guignol de la Maison-Blanche depuis trois ans, c’est un homme qui n’a aucune préoccupation des autres, encore moins des institutions démocratiques. Bernie Sanders, lui, malgré ses airs de vieux prophète égaré dans le désert, est un tout autre homme. Il veut réellement sortir la « classe ouvrière » de la marginalisation politique et de la misère. Ça fait 40 ans qu’il en parle, après tout. Une partie de son succès tient au fait qu’il ne dit pas, comme tant d’autres, ce que les gens veulent entendre. Sanders répète ad nauseam ce qu’il croit important : le pays le plus puissant du monde avantage les riches au détriment des pauvres, des minorités et des défavorisés.
Lors de cette campagne, Bernie a même décidé de pousser la note encore plus loin. Il ne se contente plus de parler, le doigt en l’air, de « l’oligarchie américaine ». Il sillonne le pays à la rencontre des gens pour les inviter, eux, à dire ce qui cloche dans leur vie. « Je peux donner le meilleur discours du monde, dit le principal intéressé, mais il n’aura jamais l’impact de l’expérience vécue par l’Américain ordinaire. »
Il faut lire à cet effet le reportage de Buzzfeed qui, ayant suivi Sanders pendant des mois, démontre comment cette campagne est « sans précédent ». Non seulement Sanders multiplie-t-il les rencontres, qu’il se fait un devoir de filmer et ensuite de relayer sur YouTube, « il tente de changer la façon dont les gens interagissent avec les obstacles, c’est-à-dire dans le silence et la honte ». « Allez, n’ayez pas peur et parlez fort. Il y en a des milliers comme vous », répète-t-il inlassablement.
L’homme réputé pour ses sautes d’humeur et son caractère solitaire s’est donné pour mission de « faire en sorte que les gens se sentent moins seuls ». Décidément, la campagne de Bernie Sanders a une profondeur qu’aucun autre, même la formidable Elizabeth Warren, n’a. Il mérite amplement de se retrouver au-devant du peloton.