mercredi 11 mars 2020

La règle du couci-couça

L’ancien vice-président Joe Biden a réussi l’équivalent d’un « triple saut périlleux avant » lors des épreuves du « super mardi » la semaine dernière. L’homme, qui jusque-là traînait visiblement de la patte — sans grande organisation, ni argent, encore moins d’inspiration —, a pris tout le monde par surprise en devançant le prolifique Bernie Sanders. Depuis ce revirement exceptionnel, on se bouscule à sa porte pour le financer, l’appuyer et l’applaudir. En une semaine, « Uncle Joe » est passé de vieux gaffeur à mégastar de la course à l’investiture démocrate. Il pourrait bien être celui qui affrontera Donald Trump en novembre prochain.
Le problème avec cette transformation à la Superman, c’est qu’elle a très peu à voir avec Biden lui-même. Elle ne tient pas à la valeur intrinsèque du candidat mais bien à la peur du Parti démocrate de perdre les élections, advenant la nomination de M. Sanders, perçu comme trop radical pour rallier l’électorat. Tout le monde comprend, évidemment, l’importance du moment. Qui veut être hanté encore quatre ans par la présence toxique de Donald Trump ? Seulement, cette obsession du milieu, du plat plutôt que de ce qui bouge, du sacro-saint « centre », est une plaie qui mine nos institutions, et la politique américaine peut-être en particulier. Personnellement, j’en ai marre.
Le scénario est bien connu et vous rappellera peut-être des souvenirs : la ou le collègue, aucunement exceptionnel mais fidèle au rendez-vous, bon soldat, que voilà soudainement promu, créant la consternation des uns et le soulagement des autres. Je ne crois pas trop m’avancer en disant que l’exemple est très répandu. Les institutions préfèrent souvent la stabilité à la créativité, la continuité aux têtes fortes, la loyauté étant ici la valeur la plus souvent récompensée.
C’est précisément le calcul qu’a fait le Parti démocrate vis-à-vis de Joe Biden. Son cri de ralliement « Revenons à la normalité » (en référence à Trump), son seul véritable slogan de campagne, conjugué à sa longue feuille de route et à son association à Barack Obama, a porté précisément au moment où la nervosité vis-à-vis du redoutable Bernie atteignait des sommets. Le problème, et il me semble que c’en est tout un, c’est que M. Biden, malgré son beau sourire et son affabilité à toute épreuve, ne mérite aucunement cette promotion. C’est un politicien de carrière sans idées, mieux connu pour ses gaffes que pour ses propositions nouvelles.
À ce titre, l’ancien vice-président semble avoir inventé de toutes pièces une anecdote racontant qu’il a été détenu en Afrique du Sud. Il se serait bel et bien rendu là-bas, en 1990, à la rencontre de Nelson Mandela, fraîchement sorti de prison, mais, il l’admet maintenant, sans jamais avoir été arrêté. C’est le genre de « fabrication », répétée à trois reprises lors de la campagne actuelle, qui d’ordinaire ne pardonne pas. D’ailleurs, c’est après avoir plagié le discours du chef travailliste Neil Kinnock que sa toute première campagne présidentielle, en 1988, frappa un mur. Aujourd’hui, à sa troisième tentative pour accéder à la Maison-Blanche, on semble beaucoup plus disposé à passer l’éponge, y compris sur certaines prises de position pour le moins inquiétantes. Biden a déjà voté contre une mesure de déségrégation raciale dans les années 1970 et a refusé en 1991 qu’Anita Hill poursuive son témoignage contre Clarence Thomas pour agression sexuelle.
L’homme a une vue courte, c’est le moins qu’on puisse dire. Seulement, l’impératif de l’heure, le penchant immodéré de la politique nord-américaine pour le « juste milieu » — ce que François Legault appelle laconiquement la « position modérée » —, joue beaucoup en faveur de Biden actuellement. De plus, la présence de Trump depuis quatre ans, avec son tempérament grossier et imprévisible, met en relief la belle disposition, à défaut d’autre chose, de M. Biden. L’homme n’a pas grand-chose à dire, mais son « humanité », pour plusieurs, remplit le vide.
Le problème, encore une fois, avec ce roman à l’eau de rose, c’est qu’il risque de ne strictement rien régler. Ce n’est pas parce que Biden accéderait au trône que la « normalité » serait rétablie pour autant. Trump peut partir sans que tout ce qu’il a légitimé — la colère des désaffectés du système, la hantise des immigrants, la montée de la violence, la méfiance envers les médias et les institutions démocratiques — disparaisse de sitôt. Ensuite, il est faux de croire que le « centre » est synonyme du bien commun, de ce qui est « raisonnable » et préférable pour tous. Les grands moments dans l’Histoire — de l’abolition de l’esclavage au vote des femmes, en passant par l’adoption des grandes mesures sociales — n’ont pas été menés par le centre, en règle générale, mais plutôt par les Bernie Sanders de ce monde.
Bien connu au cinéma, le sentimentalisme américain revient hanter la scène politique avec l’encensement bon enfant de Joe Biden. Sortons nos mouchoirs.

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