mercredi 25 mai 2016

L,autre révolution tranquille

À l’aube du sommet du G7 qui se tient cette année au Japon, Barack Obama se rendra à Hiroshima, là où les Américains ont largué la première bombe nucléaire il y a 71 ans, mais sans faire d’excuses, apprend-on. Comme si le simple fait de se déplacer sur les lieux du crime, une première pour un président américain, était un repentir suffisant. On sait pourtant que les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki étaient pure surenchère de la part des Américains.

Le 6 août 1945, le Japon était déjà à genoux, brûlé vif par des bombes incendiaires qui avaient décimé pas moins de 67 villes nippones. L’abdication ne pouvait plus beaucoup tarder. Dans l’incontournable documentaire The Fog of War (2003) d’Errol Morris, on énumère le nom des villes détruites, en leur donnant une équivalence américaine pour mieux marquer le coup : 99 % de Chattanooga (Toyama), 68,9 % de Long Beach (Okayama), 58 % de Cleveland (Yokohama), 55,7 % de Baltimore (Kobe), 51 % de New York (Tokyo), 40 % de Los Angeles (Nagoya), 35 % de Chicago (Osaka), et ainsi de suite. L’ex-secrétaire d’État américain Robert McNamara, qui est l’objet du film, reconnaît que ces attaques suivies de deux bombes atomiques étaient non seulement« disproportionnées »,mais immorales. « Si nous avions perdu la guerre, nous aurions tous été poursuivis pour crimes de guerre », dit-il candidement.

Si Robert McNamara peut s’en repentir, pourquoi pas le président le moins sanguinaire de l’histoire américaine récente ? Mais, bon. Battre sa coulpe n’est pas un penchant que Barack Obama partage avec Justin Trudeau, de toute évidence. Et puis, la destruction nucléaire du Japon est en quelque sorte l’acte fondateur de l’empire américain. C’est le coup de semonce qui annonce un nouvel ordre mondial, un ordre qui, malgré des signes de pourrissement évident, n’a pas tout à fait fait son temps. Le big bang, bien qu’allant se rétrécissant, a-t-il idée de s’excuser d’avoir éclaté ?, se dit l’Oncle Sam.

En fait, le plus curieux dans tout cela n’est pas le comportement des Américains, mais bien celui des Japonais. L’humiliation de la dernière Grande Guerre a complètement transformé le pays du Soleil levant ; d’empire belliqueux et arrogant, encore un peu féodal, il est devenu un petit archipel de paix et de bonne volonté, tourné vers le futur et la haute technologie. La Révolution tranquille québécoise, aussi le théâtre de transformations majeures en très peu de temps, paraît presque folklorique en comparaison de ce changement radical.

À partir d’une nouvelle Constitution (1947), rédigée par de hauts dirigeants américains qui veulent ainsi inscrire le pacifisme au coeur du pays, le Japon épouse une nouvelle destinée, voire une nouvelle mythologie. D’abord, la figure qui a longtemps symbolisé sa puissance, le souverain empereur, est destitué de ses origines surnaturelles. Vu depuis des millénaires comme descendu des dieux, le samouraï en chef rejoint soudainement le commun des mortels. Il demeure à la tête de la plus vieille dynastie du monde contemporain, mais avec moins de pouvoirs que la reine Elizabeth.« L’utopie rédemptrice du Grand Japon » mord la poussière en faveur d’un petit pays besogneux et à son affaire.

Le traité de sécurité qui assure jusqu’à ce jour la protection du Japon par les États-Unis et les commandes pour le ravitaillement militaire, qui ne manque pas en ce début de guerre froide, font le reste. En l’espace de seulement six ans, la production industrielle japonaise rejoint le niveau d’avant-guerre. En 1968, le Japon coiffe le palmarès des puissances économiques mondiales, dépassé seulement par les États-Unis. Au début des années 1980, il compte plus de milliardaires que son rival américain, achète des châteaux en Écosse, se paie tout ce qu’il veut.

Aujourd’hui, par contre, le Japon est appelé à se réinventer à nouveau. Dépassé économiquement par la Chine, aux prises avec une population qui vieillit et un taux de natalité anémique, le « miracle économique » se mord désormais la queue. L’organisation quasi militaire du travail, qui l’a si bien servi jusqu’ici, a eu des effets pervers en décourageant la participation des femmes au marché du travail, en plus de créer une véritable plaie sociale. Au Japon, le phénomène des gens qui se suicident à cause de surmenage au travail est suffisamment important pour mériter un nom :karoshi. D’importantes réformes sont donc en plan pour donner un visage plus humain, décidément plus féminin à l’Archipel. La conscience collective et l’esprit de corps qui lui ont sauvé la vie après la guerre seront-ils cette fois au rendez-vous ? À surveiller.

mercredi 18 mai 2016

Rire pour ne pas pleurer

« Dans quelle société vit-on pour que des assureurs et des avocats décident du contenu humoristique ? J’ai juste envie de dire celle que vous avez choisie. »
 À la suite de la censure du sketch Ward-Nantel au gala de l’humour, Louis Morissette, fraîchement olivierisé, s’est empressé de faire porter l’odieux au public québécois. Celui-là même qui mange l’humour à la petite cuillère, qui chouchoute ses comiques presque autant que P.K. Subban et Carey Price, qui se tape du stand-up bien avant le théâtre, la danse ou même les spectacles de musique.
 
Les Québécois, on le sait, ont un appétit hors norme pour l’humour, y compris pour des sketchs médiocres et des farces plates. Si vous écoutez attentivement le numéro censuré, par exemple, vous constaterez que les gens rient lorsque Mike Ward parle de la conjointe du nouveau PM comme d’une « crisse de folle qui chante aux conférences de presse ». Pas vraiment drôle, on en convient, même si le penchant de Sophie Grégoire à pousser la note en public a certainement quelque chose de comique. Encore aurait-il fallu mettre le doigt dessus. Mais devant un public gagné d’avance, il n’y a pas l’ombre d’un shoe-claque ou même d’un petit « hon » refoulé au fond de la salle. Il n’y a qu’appréciation et reconnaissance.
 
Alors, politiquement correcte, la société québécoise ? Arrête ton char, Ben-Hur. Le problème n’est pas que les Québécois se promènent aujourd’hui les bras en croix et la bouche en cul de poule, le problème c’est que certains humoristes, souvent les moins inspirés, trop habitués à tout ramener à leur petit carré de sable et à leur agressivité de cour d’école, se prennent pour les gardiens du temple. Vous aurez peut-être remarqué que le nombre de décibels lors d’un spectacle d’humour est souvent directement proportionnel au manque d’esprit et d’inventivité. N’est pas Martin Matte ou Louis-José Houde (encore moins Yvon Deschamps) qui veut.
 
Fallait-il censurer le sketch pour autant ? Pas du tout. La démocratie s’accommode très bien du médiocre et de la bêtise, signe indubitable que le système fonctionne, pourvu qu’ils n’incitent pas à la haine ou à la violence. Il n’y avait rien de tel dans le fameux sketch annulé. Mais la présence de Mike Ward cumulée à la référence (encore moins drôle, celle-là) à la Commission des droits qui « ne devrait pas exister » a mis les avocats en état d’alerte. (Ward est devant la Commission actuellement dans la cause qui l’oppose au « petit Jérémy »). À noter qu’il n’y a pas que les humoristes qui « passent au bat » avant la diffusion en ondes. Toute production extérieure doit subir le test des assureurs avant d’obtenir le feu vert, ce dont je peux témoigner en tant que documentariste.
 
Encore une fois, il ne s’agit pas de rectitude politique, mais simplement de prévenir d’éventuelles poursuites. Ce n’est pas une question morale, ce n’est pas pour cacher ce gros mot, ce doigt d’honneur, c’est bien davantage une question d’argent. Le diffuseur, qui doit déjà assumer les poursuites vis-à-vis de ses propres journalistes (ça arrive plus souvent qu’on le pense), ne veut pas assumer les frais de justice d’une production qui ne lui appartient pas en propre. On peut parfois tomber sur un esprit particulièrement frileux, c’est vrai, plus amoureux des règles que de mettre en valeur ladite production — à cet égard, le sketch d’ouverture de François Morency est absolument formidable —, mais à Radio-Canada, ce n’est quand même pas la loi du cadenas. Souhaitons, oui, que la controverse de cette année amène plus de souplesse chez les assureurs et diffuseurs de tout acabit, mais arrêtons de faire des humoristes les martyrs d’une société qui aurait peur de son ombre.
 
Profitons plutôt de l’occasion pour dire combien une époque qui nous donne un humour« de plus en plus vide, narcissique et strictement commercial » est triste à mourir. On a les comiques qu’on mérite, comme le soulignait le collègue Louis Cornellier dans une recension de l’histoire de l’humour au Québec. Cela fait déjà plus de 30 ans que nous nous vautrons dans un humour (largement) en « panne de sens », où règnent« l’apolitisme et l’abandon de l’engagement sur fond d’absurde et de triomphe de la bêtise ». Bien sûr, même en panne de réflexion, on a besoin d’humoristes et, bien sûr, on va continuer à défendre votre droit à la libre expression. Mais sachez que si on rit, c’est souvent pour oublier dans quel marasme on patauge.

mercredi 4 mai 2016

L'ultimatum

« J’ai choisi ma famille. » Surprenant tout le monde, maîtrisant mal ses émotions, le chef péquiste Pierre Karl Péladeau a décidé de lancer la serviette et, ce faisant, de se faire respecter, voire aimer, comme jamais. Bien plus que son arrivée en politique le poing en l’air, c’est sa sortie la larme à l’oeil que l’histoire retiendra. Comme si, n’ayant pas trouvé l’amour qu’il cherchait dans l’arène publique, PKP choisissait l’amour qui lui reste encore, celui de ses enfants, à défaut de sa partenaire et bénévole en chef, sa Julie des beaux jours.

Cependant, tout le monde qui a vu les images du chef démissionnaire aura remarqué combien l’homme avait l’air misérable. Émotif, c’est une chose, torturé, c’en est une autre. Qui ou quoi lui tordait le bras ? Et que peut bien vouloir dire cette énigmatique« absence d’alternative » à laquelle il fait référence ? A-t-il vraiment été frappé par le bel exemple de parentalité que son ex-compagne a tenu à donner, la veille, à TLMEP ? Ou lui a-t-on tout simplement servi un ultimatum au cours du week-end ? La question se pose étant donné le changement radical de M. Péladeau en l’espace de quelques jours. Car on le disait moins stressé, beaucoup moins préoccupé depuis sa rupture en janvier, plus enclin aussi à mordre à pleines dents dans le métier ardu de chef de parti. Que s’est-il donc passé entre vendredi et lundi ?

Je ne remets pas du tout en doute la sincérité de M. Péladeau à vouloir le bien de ses enfants — ce qui est d’ailleurs tout à son honneur. Seulement, le fameux« changement de moeurs » qui expliquerait ce dénouement-surprise n’est peut-être pas exactement celui qu’on pense. Le changement ne commence pas avec PKP, à mon avis, mais avec celle qui avait, elle aussi, de grandes ambitions : sa compagne depuis 15 ans, Julie Snyder.

S’il y a quelque chose à retenir du témoignage de Mme Snyder à TLMEP, c’est moins le « défi » de la médiation de couple ou encore sa dévotion envers Pierre Karl. Le passage le plus marquant, certainement le plus émotif, c’est lorsqu’elle parle du prix à payer à être la compagne de l’homme fort de Québecor et dénommé sauveur du PQ. Faisant référence à sa maison de production, l’animatrice dit : « Mais j’ai fondé cette boîte pour être indépendante ! » Sa description d’elle-même après la course à la chefferie, accrochée à une cigarette et un café, se demandant « je suis qui, moi ? » est une pièce d’anthologie pour ce qui est des nouveaux rapports amoureux dans l’ère de l’égalité hommes-femmes. Mine de rien, devant son ami Guy A., Julie a fait l’inventaire de tout ce que lui avait coûté son alliance avec PKP : la perte de crédits d’impôt pour sa boîte de production, ensuite un engagement à temps plein (et bénévole) comme la femme de l’autre et, finalement, la cerise, un statut ambigu au sein de l’empire Québecor à cause de l’entrée en politique de son chum.

Ne vous demandez pas pourquoi le mariage de conte de fées entre la reine de TVA et l’aspirant roi du « projet de pays » n’a duré que cinq mois. Il fallait que les tensions dans le couple précèdent de beaucoup le passage en politique. Le défi de se réaliser soi-même tout en ne sacrifiant rien de sa vie de couple, de sa famille, est ce qui pend au bout du nez de la majorité des femmes depuis 25 ou 30 ans. Julie Snyder semble avoir décidé qu’elle ne serait plus la seule à faire des compromis déchirants, qu’elle ferait une femme de ce réputé dur à cuire qui a l’habitude de ne faire qu’à sa tête, qu’elle l’obligerait à sacrifier à son tour une partie de son identité : son rêve de mener le PQ à bon port. Après tout, elle aussi s’est sentie investie d’une mission, raconte-t-elle à TMLEP, celle de devenir la « numéro un » du divertissement à TVA. Et comment ne pas remarquer qui des deux, entre la femme du divertissement et l’homme de la politique, excellait dans son rôle ?

Loin d’être une déclaration d’amour à rebours, comme certains ont considéré l’entretien, c’est plutôt à une habile reddition de compte à laquelle s’est livrée Julie Snyder, devant un auditoire gaga, dimanche dernier. Sans doute un brin cruelle envers son ex et un exemple de manipulation hors pair, la manoeuvre a le mérite de mettre à nu le nouveau désordre amoureux de bien des couples d’aujourd’hui. On dit de la politique qu’il s’agit d’un sport extrême, on oublie de dire que les compromis exigés le sont aussi. Et que les femmes sont toujours plus nombreuses à porter ce fardeau. Grâce à la saga Snyder-Péladeau, on ne pourra plus jamais parler de conciliation travail-famille de la même façon.