mercredi 31 juillet 2019

J'ai été hameçonnée

J’étais la troisième victime de la semaine, me dit, flegmatique, le technicien de la boutique Apple. Je devais changer tous mes mots de passe, en plus d’effacer tout le contenu de mon ordinateur. Aussi bien dire, mourir un peu. Ayant une connaissance très sommaire du merveilleux monde de l’algorithme, toute excursion inusitée dans ce domaine déclenche une certaine panique en moi. Toute ma vie, comme sans doute la vôtre, est aujourd’hui tenue par le collet par le « World Wide Web » : travail, loisirs, vie personnelle. Je contemplais soudain les profondeurs abyssales du néant.
Moi qui croyais (fièrement) avoir échappé à une arnaque de 300 $ par un supposé technicien d’imprimante, j’étais en magasin pour y voir plus clair, j’apprenais que mon prestidigitateur au suave accent indien, pendant qu’il me faisait la description apocalyptique de mes bris de sécurité, de mes « logiciels malveillants », de mes piratages en tout genre, le fin finaud captait, imaginez-vous, mes contenus informatiques ! Croyant qu’il était le digne représentant de la compagnie Hewlett-Packard, dont je possède une imprimante, j’avais naïvement permis qu’il prenne contrôle de mon ordinateur. (Je sais, je sais. Où avais-je la tête ?)
« En 15 minutes, il aurait pu saisir une grande partie du contenu de votre ordi », me dit mon cool conseiller. « Si j’étais vous, je changerais aussi de numéro de téléphone. »
Comme si ça ne suffisait pas d’avoir été parmi les piratés chez Desjardins, deux fois (car deux comptes) plutôt qu’une, en plus d’un vol semblable par l’intermédiaire de Radio-Canada/CBC quelque temps auparavant, surveillée en permanence par le grand Cerbère de la sécurité financière (Equifax), bien que même le chien à trois têtes n’inspire plus tellement confiance par les temps qui courent. Me voilà royalement « hameçonnée », pour reprendre le terme employé par le département de fraude de la Caisse pop (qui m’a au passage obligée à changer de carte de guichet). En plus de tout le reste.
Oh, il pourrait m’arriver pire. Aux États-Unis en ce moment, on note une épidémie de romance scams (arnaques sentimentales). Le FBI a reçu pas moins de 18 500 plaintes de personnes (presque toutes déposées par des femmes, mettons un 100 $ là-dessus) qui ont été bernées par des individus prétendant être des soldats en mission, photos de patriotes tatoués à l’appui. Le tout se passe sur Facebook qui compte pas moins de 120 millions faux comptes (en tout genre) en circulation à l’heure actuelle. Les victimes auraient perdu 372 $ millions de dollars US dans cette combine, une augmentation de 71 % depuis 2017.
Certains jeunes Nigérians sont morts de rire. Une enquête du New York Times a relié plusieurs de ces correspondances frauduleuses à ce pays africain où la combinaison de la pauvreté, de l’accès facile à l’Internet et de l’anglais pave la voie au commerce interlope. Il serait tentant de voir la chose comme une espèce de revanche du tiers-monde : les déshérités de la terre profitant des deux grands fléaux de ce monde — la solitude et l’ignorance en matière informatique — pour combler leur fin de mois. Mais le problème est beaucoup plus large.
Vous avez vu qu’après les trois millions de membres piratés chez Desjardins, six millions de Canadiens viennent de subir le même sort aux mains de Capital One ? C’est sans parler des piratages à Bell Canada, CBC, Uber, la chaîne hôtelière Marriott et j’en passe. Des piratages qui ont été faits de l’intérieur, pour la plupart. Sans parler de l’effronterie de Facebook qui a vendu à des tiers, sans permission, les données de milliers de ses membres. À l’heure actuelle, il est facile d’imaginer que tout le monde va y goûter à un moment donné. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’on soit tous « hameçonnés » car le ver est non seulement dans la pomme, mais il en fait également intrinsèquement partie.
Ce qui fait la merveille de la révolution numérique — la notion d’un village global infiniment connecté où l’information circule plus aisément que l’eau des rivières et où chacun (en principe) peut venir s’abreuver, s’inventer des histoires, se monter une business, donner son opinion, se sentir moins seul — porte flanc également à tous les excès. Sa facilité, sa gratuité, le fait que par définition il n’y a pas de barrières à l’Internet, que tout est possible et que tout le monde est bienvenu, expliquent pourquoi, au sein de ce village global, les bandits pullulent et les autorités se tournent les pouces. Prenez la sanction de 5 milliards $US dont vient d’écoper Facebook pour son manque de sécurité. L’amende peut paraître salée, mais pas pour cette institution devenue, littéralement, le nombril du monde, et dont les profits équivalent à ce montant aux trois mois. En l’absence de nouvelle réglementation vis-à-vis d’Internet, la mesure équivaut à un soufflet, guère plus.
Nous ne sommes pas prêts à remettre en question le fonctionnement des géants du Web, de peur de devoir renoncer au rêve d’un monde au bout des doigts et aux possibilités infinies. Mais ça ne peut plus continuer. J’ai eu ma leçon. À quand la vôtre ?

mercredi 24 juillet 2019

Encore Oka

La tension, pour l’instant, est faible. Rien à voir avec le supplice d’il y a 29 ans qui, des deux côtés des barricades, a marqué les esprits. Pas de Warriors mohawks ou de jeunes soldats canadiens à l’horizon. Pas d’ultimatums. Pas de routes ou de ponts bloqués. Pas de mort, surtout. La volonté d’éviter une autre crise d’Oka est, Dieu merci, évidente.
Et pourtant, le maire d’Oka, Pascal Quevillon, refuse de s’excuser pour des propos jugés « inappropriés », le chef de Kanesatake, Serge Simon, hausse le ton — « Je n’ai pas d’affaire à m’asseoir avec la municipalité [pour les questions territoriales] à ce point-ci », dit-il — et la réunion tant attendue entre le maire, le chef, et le gouvernement fédéral se fait bien sûr attendre. Qu’on le veuille ou non, les propos se durcissent, les lignes se tracent dans le sable, le suspense dure. On demeure inquiets.
Le plus étonnant dans tout ça ? Ce n’est pas que le maire d’Oka se plaigne des « cabanes à cigarettes », ni que le chef mohawk se plaigne de « racisme ». Les deux ont un peu raison. Le plus étonnant, c’est que 29 ans après la plus importante crise autochtone au pays, celle qui nous a fait comprendre que les revendications territoriales étaient ici pour rester, rien n’est encore réglé. Sans parler du fait que l’affaire traînait depuis plusieurs siècles déjà. Si la pinède d’Oka est aujourd’hui le grand symbole de la résistance autochtone, c’est précisément parce qu’elle incarne une promesse territoriale jamais honorée. Et ça fait 300 ans que ça dure.
On est en 1717. Les Sulpiciens sont en réalité les propriétaires de l’île de Montréal et ont l’intention de déménager les Mohawks, installés à Saut-au-Récollet, dans leur nouvelle « mission », celle de la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, cadeau tout récent du roi de France. C’est la deuxième fois que les Mohawks sont sommés de déménager.Ils sont bons joueurs. Les Mohawks traînent leurs pénates sur la rive nord avec la promesse qu’ils pourront, cette fois, devenir propriétaires des terres. À la demande des Sulpiciens, ils vont même jusqu’à planter des cèdres, ce qui explique leur attachement à la pinède d’Oka bien des années plus tard. Le hic c’est qu’ils n’accéderont pas à la terre promise.
En 1840, les Sulpiciens se mettent à vendre des lopins de terre à des colons blancs. Les Mohawks vont se retrouver minoritaires sur le territoire qu’ils habitent depuis plus d’un siècle et le territoire, lui, de plus en plus morcelé. Les Mohawks de Kanesatake sont parmi les rares communautés amérindiennes au pays vivant éparpillés plutôt que dans un espace concentré. Aux Affaires indiennes, on considère qu’il s’agit de la situation territoriale « la plus difficile » au Canada. Ce qui explique certains délais dans les négociations, sans doute. Mais 29 ans d’attente ? On a marché sur la Luneen à peine huit ans.
Tout ça pour dire qu’on peut regarder les cabanes à pot et n’y voir que du feu, comme le font certains résidents d’Oka. C’est déprimant à l’oeil, c’est sûr, sans parler des éléments criminels impliqués. On peut déplorer le manque de cohésion de la communauté de Kanesatake et ses incessantes luttes intestines, également. On peut regarder la situation par le petit bout de la lorgnette et grincer un peu plus des dents. Ou on peut la regarder par le grand bout, avec un certain recul historique, et comprendre qu’il va falloir faire plus que simplement interdire la vente de cigarettes et de pot dans l’ex-domaine des Sulpiciens. Il va enfin falloir honorer certaines promesses.
Il faut que les Mohawks de Kanesatake deviennent maîtres chez eux. La réconciliation tant souhaitée avec les Premières Nations, où qu’elles se trouvent, n’aura pas lieu sans leur accorder plus d’autonomie. Un concept que le Québec est bien placé pour comprendre. Les négociations gagneraient d’ailleurs en efficacité, à mon avis, si le tout était du domaine provincial plutôt que fédéral. On n’aurait pas à se demander constamment qui de la GRC ou de la SQ devrait prêter main-forte sur les réserves — et puis voir les deux corps policiers s’en laver les mains. Des ménages à trois sont par définition difficiles ; dans le cas qui nous occupe, c’est une confusion de plus. Mais, bon, c’est un combat pour un autre jour.
Dans l’immédiat, il faut assurer la cohésion territoriale de Kanesatake et le fédéral est, pour l’instant, mieux capable de le faire. Ottawa s’est porté acquéreur de ce qui restait des terres sulpiciennes en 1945 et a continué d’acheter des terrains depuis. On se demande d’ailleurs pourquoi c’est un développeur immobilier et non le gouvernement fédéral qui, le premier, a offert une parcelle de terre aux gens de Kanesatake. À lui, donc, d’agir, en commençant par le financement d’une police autochtone, comme le réclame le grand chef Simon. Par respect pour leur autonomie, d’abord, et puis parce qu’on a tous intérêt à ce que la paix et l’ordre règnent dans cette communauté.
Il n’y a rien de simple dans une situation qui pourrit depuis si longtemps. Mais peut-être doit-on commencer par comprendre d’où l’on vient pour mieux voir où l’on va.

mercredi 17 juillet 2019

Chantal et Jean-Guy

Il y a 30 ans jour pour jour, un jeune homme du nom de Jean-Guy Tremblay obtenait une injonction permanente empêchant la femme qui venait de le quitter, Chantal Daigle, d’avorter. « Les droits des femmes ont des limites », avait plaidé son avocat devant la Cour supérieure du Québec. Cette décision — bientôt entérinée par la Cour d’appel — eut l’effet d’une bombe. À peine un peu plus d’un an après la décriminalisation de l’avortement par la Cour suprême du Canada, alors qu’on croyait la page définitivement tournée, une cour du Québec reconnaissait « qu’un géniteur peut interdire l’avortement à une femme à titre de protecteur de l’enfant à naître ».
Bonjour les ténèbres. Alors qu’en Europe, le mur de Berlin s’apprêtait à tomber, ici, au Québec, on avait l’impression de basculer vers les années 50. Jamais dans la longue bataille pour l’avortement, débutée en 1970, un « géniteur » avait-il osé s’immiscer publiquement dans la décision d’une femme d’avorter. Un homme connu, dans ce cas-ci, pour son agressivité et ses manières fortes et qui aurait été laissé parce que, selon son ex, « il était allé trop loin ».
« J’ai gagné ma cause. J’attends l’enfant à c’t’heure », dira l’ineffable Jean-Guy, à la suite de la décision de la Cour d’appel.
L’histoire de Chantal et de Jean-Guy connaîtrait bien des soubresauts avant son dénouement final devant la Cour suprême, le 8 août 1989. Elle causerait une des plus importantes manifestations dans l’histoire du Québec, et la plus importante dans l’histoire de l’avortement. Et pour cause. L’Affaire Chantal Daigle, comme on la désigne aujourd’hui, n’est pas seulement le point d’orgue dans la lutte pour l’avortement, elle annonce le début d’une toute nouvelle histoire : la montée du masculinisme et d’un certain antiféminisme.
Si des milliers de gens ont spontanément pris la rue, le 27 juillet 1989, dont beaucoup qui n’avaient encore jamais manifesté en faveur de l’avortement « libre et gratuit », c’est à cause de ce Jean-Guy, un homme prêt à utiliser les tribunaux pour forcer une femme (avec qui il avait vécu seulement cinq mois) à avoir « son » enfant. « Nous aurons les enfants que nous voulons », le slogan bien connu de la lutte pour l’avortement, prenait soudainement tout son sens.
Que les lois, les autorités religieuses ou encore des médecins, pour des raisons de conscience, soient contre l’avortement, on peut à la rigueur comprendre. L’avortement a toujours été un combat difficile parce qu’elle implique un aspect moral qu’on ne saurait ignorer. Seulement, Jean-Guy Tremblay, lui, n’avait aucune morale. Il sera d’ailleurs condamné à 15 reprises, au cours des décennies suivantes, pour violence conjugale ainsi que pour « harcèlement criminel » d’une gérante de concessionnaire automobile. On se demande encore comment la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec ont pu endosser (en 1989 !) le raisonnement de ce petit coq qui n’avait aucunement l’intention, soit dit en passant, de garder sa progéniture. Un homme « n’a pas de lait », disait-il.
En endossant la cause de Jean-Guy Tremblay, les tribunaux ouvraient la porte à ce que les hommes aient dorénavant un droit de veto sur la question féministe par excellence. Il n’y avait pas que le droit à l’avortement de menacé, toute la question de l’égalité hommes-femmes se trouvait soulevée aussi. Depuis 25 ans maintenant que l’émancipation des femmes menait bon train, transformant les lois et la place publique à son image, voici qu’un vent contraire s’élevait, relayé par nos plus hautes instances judiciaires.
Heureusement, la Cour suprême viendra sauver le droit des femmes de disposer de leur corps ainsi que Chantal Daigle, qui s’était fait avorter entre-temps, de la prison. À l’unanimité, la Cour jugera que « le foetus n’a pas de personnalité juridique ni dans la Charte canadienne ni dans la Charte québécoise ni dans le Code civil » et, surtout, qu’un père n’a pas le droit d’empêcher l’avortement. « Il n’y pas d’argument juridique supportant l’idée qu’un père ait les mêmes droits qu’une mère sur le foetus », dit le jugement.
L’histoire de Chantal Daigle finit donc très bien. Le droit à l’avortement ressort doublement renforcé à la suite de ce second jugement de la Cour suprême. Mais l’histoire de Jean-Guy Tremblay, elle ? Le célèbre matamore repartira, cette fois-ci, la queue entre les jambes mais pas sans avoir ébranlé les colonnes du temple.
À l’été 1989, on nage toujours dans l’insouciance, on ne se doute aucunement de ce qui se prépare, la tuerie à l’École Polytechnique à peine quatre mois plus tard. L’événement tragique marquera le début d’un backlash antiféministe clair et net. Or, on peut se demander si Jean-Guy Tremblay n’a pas joué le canari dans la mine, un signe d’apparence banal mais quand bien même avant-coureur de ce qui allait bientôt nous tomber sur la tête.
L’année 1989 aura été celle de tous les dangers pour le mouvement des femmes.