mercredi 31 mars 2021

Une langue est par définition impure

 La première fois que j’ai vu René Lévesque en chair et en os, c’était à l’Université de l’Alberta, à Edmonton, au début des années 1970. Dans ma tête de jeune étudiante de l’époque, pas encore très politisée mais sur le point de plonger dans une tortueuse recherche d’identité, c’est à ce moment que le chef indépendantiste aurait prononcé les mots fatidiques « dead ducks » pour décrire le sort qui attendait les francophones hors Québec. Dont j’étais. Je ne peux le jurer, évidemment, n’ayant rien noté, mais la présence de Lévesque ce jour-là et son message, souvent répété, concernant la fragilité des minorités francophones sont restés inextricablement liés dans mon esprit.

Quoi qu’il en soit, l’Alberta fut pour moi une grande leçon. Leçon no 1 : seule une majorité francophone peut prétendre à une existence digne de ce nom. Une existence qui se conjugue autrement que par affichettes (pont/bridge) et bonnes intentions. Il faut une masse critique, en d’autres mots, pour produire non seulement des sons francophones, mais une culture francophone. C’est la culture, bien avant la langue, qui permet une vraie survivance ; la culture, avant la langue, qui nous dit qui on est.

Inutile de dire que j’ai fini par rejoindre René Lévesque en terre majoritaire francophone afin de doucement poser mon doigt contre la digue de l’océan anglophone plutôt que de jeter mon corps à la mer, jour après jour. Je trouve qu’on ne m’a pas souvent remerciée pour mon service à la nation. Sans blague. Comme des milliers de francophones hors Québec, mais aussi de nombreux latinos, Haïtiens, Vietnamiens et même une poignée de Scandinaves à l’époque, j’ai choisi de vivre ici. On a tous mis l’épaule à la roue. On s’est pliés à l’aventure parce qu’on y croyait, dans bien des cas (dont le mien) jusqu’au bout, jusqu’à l’avènement d’un pays. Mais dans tous les cas, parce que c’est drôlement motivant de faire partie de quelque chose qui se crée, de sentir qu’on participe à une immense exception culturelle, à un petit miracle.

Je doute que ces gestes-là aient été vus à leur juste valeur. On a tendance au Québec à séparer les efforts entre les purs (les francophones québécois), les impurs (les anglophones) et les bâtards (les francisés ou les francophones venus d’ailleurs). Quels que soient les efforts faits par les « autres » — les anglophones sont beaucoup plus bilingues aujourd’hui et les immigrants, davantage francophones —, on ne comptabilise pas ces efforts de la même façon. Le bilinguisme demeure suspect, d’abord, tout comme l’envie d’étudier dans un cégep anglophone, alors que le problème n’est ni le bilinguisme ni le fait d’étudier en anglais. Le problème est l’adhésion fondamentale au français, le français comme vocation, comme seconde peau. Le français comme ressort vital qui, peu importe les cordes qu’on accumule à son arc, demeure essentiel — ou pas.

Aujourd’hui, des effluves de « dead ducks » s’élèvent au Québec lui-même. Les constats sont alarmants et même les 18-34 ans s’en émeuvent. La question de l’heure est donc : comment fait-on pour s’assurer de cette adhésion culturelle fondamentale ? Faute de l’avoir fait, le pays, faute de pouvoir composer avec l’anglais comme n’importe quel Danois, Autrichien ou Espagnol, comme un simple ajout plutôt qu’un vil envahisseur, il faut redoubler d’ardeur face à la langue. Il faut l’encourager à chaque occasion, comme le suggérait l’ex-président de la CSN, Gérald Larose. Mais il faut aussi arrêter de penser qu’on peut y arriver sans l’apport des autres.

De la même façon qu’on ne compte plus sur les ventres des Québécoises de souche pour repeupler la province, il faut faire son deuil de la présence francophone québécoise comme étant à 80 % de descendance canadienne-française. Il nous faut certes une « masse critique », mais elle n’a pas besoin d’être tricotée serrée. Qu’on le veuille ou non, la présence francophone va passer de plus en plus par l’immigration. Tant mieux si celle-ci nous arrive déjà francisée, mais, sinon, arrangeons-nous pour qu’elle la devienne. On pourrait en faire bien davantage en matière de francisation, mais encore faudrait-il avoir un rapport beaucoup plus décomplexé envers l’immigration.

Finalement, si l’immigration est la clé de l’avenir, il faut arrêter d’être trop purs et durs. Il faut arrêter de croire qu’il est possible de changer les immigrants sans qu’ils nous changent à leur tour. Les intonations vont changer, des mots et des expressions vont s’ajouter. La langue, tout comme nos physionomies, va devoir évoluer. C’est le propre de tout ce qui est vivant, comme le rappelait un article de Philippe Renaud cette semaine. En pourfendant le moindre anglicisme, en décriant le rap et son franglais, plutôt que de s’aider, on se tire au contraire dans le pied.

Leçon no 2 : il ne faut pas que la langue devienne une camisole de force. Pour que la culture et la langue vivent, elles ont besoin de respirer. Soyons vigilants, mais soyons aussi généreux — face à la langue comme face à ceux qui ont choisi de mettre leur corps entre nous et la mer qui gronde.

mercredi 24 mars 2021

S.O.S féminicide

 Une tentative de meurtre tous les dix jours, un meurtre tous les mois. À venir jusqu’à maintenant, c’est ce à quoi on pouvait s’attendre en matière de violence conjugale au Québec : bon an, mal an, de 10 à 12 femmes tuées par leur conjoint. Il existe d’ailleurs un réseau, l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape, dont la raison d’être est littéralement de « prévenir le meurtre de femmes ». Environ 8 % des femmes hébergées dans les refuges habituels — qui sont, par définition, de courte durée (trois à six mois) — risquent la mort, estime-t-on, si elles sont forcées de rentrer chez elles. Il s’agit d’environ 500 femmes par année. Il faut donc leur trouver un endroit où elles peuvent être en sécurité plus longtemps. Malheureusement, ces maisons sont obligées de refuser 75 % des demandes d’hébergementqu’elles reçoivent, en temps normal. Toujours insuffisamment subventionné, ce réseau manque cruellement de places.

Déjà grave, la situation s’alourdit aujourd’hui à cause du confinement provoqué par la pandémie. Depuis début février, sept femmes ont été tuées au Québec. Et l’année est encore jeune. À l’échelle du Canada, les statistiques sont plus morbides encore : une femme meurt tous les deux jours et demi selon l’Observatoire canadien du féminicide. La bonne nouvelle ? On est forcé aujourd’hui d’en parler plus souvent, de laisser tomber les pincettes d’usage telles que « drame familial » ou « crime passionnel », une terminologie qui a longtemps servi à marginaliser le phénomène. Enfin, on appelle un chat un chat. On parle maintenant de « féminicide », c’est-à-dire du « type de meurtre où, non, monsieur n’a pas perdu les pédales » mais a décidé de contrôler sa compagne au point de lui enlever la vie. C’est un meurtre calculé. Un meurtre qui parle, en fait, de ce qui reste des inégalités hommes-femmes.

La pandémie est à la violence conjugale ce que le mouvement #MeToo est à l’agression sexuelle : un révélateur de ce qu’on n’a pas voulu ou tout simplement pas pu voir depuis 40 ans. Depuis que le féminisme a chamboulé les rapports entre les hommes et les femmes et ouvert la voie à l’égalité, l’accent a été mis sur l’énorme chantier de restructuration sociale — le droit à la contraception et à l’avortement, la nouvelle législation de la famille, l’accessibilité au marché du travail, les garderies, etc. — et pas tellement sur les tensions personnelles qui pourraient en découler. On a cru, un peu naïvement, qu’il s’agissait de changer l’espace public pour que l’espace privé se mette au même diapason. On se doutait qu’il serait peut-être plus facile de changer les lois que de changer les cœurs mais, ultimement, on faisait confiance à l’effet d’entraînement. On était, après tout, en pleine révolution.

L’adhésion au nouveau paradigme selon lequel les femmes n’ont plus à se comporter selon de vieux stéréotypes a été telle — particulièrement au Québec, qui a l’habitude de changements sociaux radicaux — qu’il était difficile de voir qu’une résistance se tramait « sous la couverture », si l’on peut dire. La notion de l’égalité hommes-femmes est aujourd’hui un véritable mantra, un incontournable pour tous les partis politiques, peu importe qu’ils soient progressistes ou conservateurs. On l’utilise d’ailleurs un peu trop facilement, pour se faire du capital politique bon marché, mais c’est un sujet d’un autre jour. Reste que nous nageons aujourd’hui en pleins doubles standards pour ce qui est des femmes. En public, elles ont tous les droits. En privé, elles sont en danger. Comment est-ce possible ?

Alors qu’on s’attendait à ce que perdure une résistance féroce face au partage du pouvoir (l’histoire des suffragettes en témoigne), la résistance s’est transportée ailleurs. La déferlante des agressions sexuelles dénoncées depuis 2017 et, plus récemment, les rafales de violence conjugale, nous montrent que le problème n’est pas là où on l’attendait. Les femmes ingénieures, cheffes d’entreprises ou même cheffes d’État ne font pas (trop) grincer des dents ; les hommes ont assez bien accepté la compétition sur ce terrain. Mais la perte de contrôle des rapports intimes est, visiblement, moins bien acceptée. Les histoires d’horreur sont là pour nous le rappeler.

C’est dans l’intimité que c’est dangereux pour les femmes aujourd’hui parce que c’est là que se joue — pour certains hommes, pas pour tous, évidemment — une certaine « dévirilisation », une atteinte à l’identité masculine dans sa forme la plus viscérale. La nouvelle indépendance des femmes, loin de toujours approfondir et, par conséquent, assainir les rapports entre conjoints, met le feu aux rapports personnels puisque la menace de rupture est bien plus présente qu’avant. Et on sait que c’est au moment de la séparation que le danger pour les femmes est à son zénith.

L’heure est grave et exige, comme disent les intervenantes, qu’on « passe à l’action ». Le gouvernement connaît déjà la série de mesures qu’il faudrait mettre en place — allant des cellules d’intervention rapide à plus de logements sociaux — mais encore faut-il reconnaître l’urgence d’agir. En sera-t-il même question lors du budget ce jeudi ? À suivre.

mercredi 17 mars 2021

Au suivant (2)

 À la suite de la suspension du vaccin AstraZeneca dans de nombreux pays, les premiers ministres Trudeau et Legault se sont mis au diapason pour mieux calmer les appréhensions. « Le meilleur vaccin pour vous, c’est le premier qui vous est offert », affirmait M. Trudeau. Et M. Legault d’ajouter : « Tous les vaccins qui sont offerts sont sans risque. »

Juste au moment où les campagnes vaccinales prennent leur envol, on comprend, évidemment, le besoin des chefs de maintenir la foi en ce miracle pharmaceutique qui nous est enfin proposé. N’empêche. Il y a quelque chose qui cloche entre la prudence affichée ailleurs et la confiance béate qu’on note ici. Il y a contradiction surtout entre la précaution tatillonne qui a guidé la mise en place des mesures sanitaires au Québec — on se demande encore pourquoi les théâtres sont toujours fermés — et la confiance aveugle vis-à-vis de la nouvelle panoplie de vaccins dont Pfizer, Moderna et AstraZeneca font partie.

Ces vaccins qui se fient, à des degrés divers, à du matériel génétique (AstraZeneca par le biais de l’ADN, Pfizer et Moderna par le biais de l’ARN) sont, après tout, une première pour l’humanité. On sait à court terme ce qu’ils peuvent nous offrir : une efficacité inégalée pour ce qui est de prévenir la maladie grave et la mort causées par la COVID-19. Mais à long terme ?

Pourrait-on, par exemple, voir une reprise de ce qui s’est passé avec le vaccin contre la polio ? Mis au point dans les années 1950, ayant réussi à éradiquer la maladie dès 1994 dans les Amériques, le vaccin a commencé à causer des cas de polio au début des années 2000. Exactement le contraire de ce pour quoi il avait été conçu. Les vaccins « génétiques » pourraient-ils, eux, par le biais de ce que les généticiens appellent une « recombinaison virale », en venir à faire de pareils dégâts ?

On parle, après tout, de vacciner des milliards d’êtres humains. Prenons l’unique personne qui a été hospitalisée pour une forme apparemment sévère de la COVID-19 (deux mois après la seconde dose) et multiplions-la par quelques centaines de milliers. En d’autres mots, verra-t-on d’ici quelques années ce que les phases cliniques, non seulement limitées en nombre, mais extrêmement limitées dans le temps, n’ont pas encore pu révéler ? Comme le rappelle un article de The Atlantic, il ne faut pas oublier que « l’analyse de certains tests cliniques n’est toujours pas terminée ».

Rassurez-vous, je ne remets pas en question la nécessité de se faire vacciner. Après l’année qu’on a vécue, le confinement, la perte d’emploi, la mort de personnes chères, la culture qui ratatine à vue d’œil, la dépression, le Zoom matin, midi et soir… Vivement l’immunité collective ! Je cherche aussi la lumière au bout de la nuit et n’ai aucune envie de rejoindre les enivrés de liberté qui prennent le tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine pour une lanterne. Cela dit, il y a quelque chose que nos chefs de gouvernement ne comprennent pas en ce qui concerne les réticences vaccinales. C’est qu’avec la distribution de vaccins, c’est une toute nouvelle phase qui débute. Une phase où désormais l’individu, le simple citoyen, doit avoir son mot à dire.

À venir jusqu’à maintenant, toutes les consignes venaient d’en haut, le tout convergeant vers un seul grand but : protéger coûte que coûte le système de santé. Les gouvernements du monde entier se sont retrouvés en mission commandée pour empêcher que les hôpitaux s’effondrent et qu’un pandémonium mortifère s’en suive. Toutes les mesures imposées depuis un an visaient cet objectif et les simples soldats que nous sommes n’ont eu d’autre choix que de se plier à ces grandes manœuvres de « guerre ».

Or, plus les campagnes de vaccination avancent, plus les services de santé peuvent à nouveau respirer, et plus les gouvernements « doivent redonner aux individus le choix qui leur revient », souligne un article de The Economist. C’est ça aussi revenir à la normale : le sentiment pour chacun d’entre nous d’être en possession de sa vie, de son libre arbitre. Mais encore faut-il avoir l’information nécessaire pour pouvoir faire les bons choix. Et, encore une fois, l’information manque à l’appel.

Il est faux de prétendre, premièrement, que tous les vaccins se valent. Du point de vue étatique, peut-être, si on se soucie uniquement d’empêcher les hospitalisations et la mort — le but recherché par nos gouvernements depuis le début. Mais pour les individus que nous sommes, il y a bien plus qui pèse dans la balance. Tous les vaccins ne sont pas de même nature, d’abord, ne reposent pas sur la même technologie. « Certains préviennent mieux que d’autres la maladie, certains ont moins d’effets secondaires, certains sont plus simples à administrer », précise-t-on dans The Differences Between the Vaccines Matter du Atlantic.

Il faudrait savoir tout ça, comme il faudrait également avoir le choix du vaccin qu’on nous administre, pas seulement le choix de refuser celui qu’on nous offre. Plus paternalistes que jamais, nos gouvernements ont tendance depuis le début de la pandémie à nous fournir l’information au compte-gouttes. Comme si nous étions incapables de faire la nuance, ou les bons choix. Le paternalisme a assez duré.

Au suivant (2)

 À la suite de la suspension du vaccin AstraZeneca dans de nombreux pays, les premiers ministres Trudeau et Legault se sont mis au diapason pour mieux calmer les appréhensions. « Le meilleur vaccin pour vous, c’est le premier qui vous est offert », affirmait M. Trudeau. Et M. Legault d’ajouter : « Tous les vaccins qui sont offerts sont sans risque. »

Juste au moment où les campagnes vaccinales prennent leur envol, on comprend, évidemment, le besoin des chefs de maintenir la foi en ce miracle pharmaceutique qui nous est enfin proposé. N’empêche. Il y a quelque chose qui cloche entre la prudence affichée ailleurs et la confiance béate qu’on note ici. Il y a contradiction surtout entre la précaution tatillonne qui a guidé la mise en place des mesures sanitaires au Québec — on se demande encore pourquoi les théâtres sont toujours fermés — et la confiance aveugle vis-à-vis de la nouvelle panoplie de vaccins dont Pfizer, Moderna et AstraZeneca font partie.

Ces vaccins qui se fient, à des degrés divers, à du matériel génétique (AstraZeneca par le biais de l’ADN, Pfizer et Moderna par le biais de l’ARN) sont, après tout, une première pour l’humanité. On sait à court terme ce qu’ils peuvent nous offrir : une efficacité inégalée pour ce qui est de prévenir la maladie grave et la mort causées par la COVID-19. Mais à long terme ?

Pourrait-on, par exemple, voir une reprise de ce qui s’est passé avec le vaccin contre la polio ? Mis au point dans les années 1950, ayant réussi à éradiquer la maladie dès 1994 dans les Amériques, le vaccin a commencé à causer des cas de polio au début des années 2000. Exactement le contraire de ce pour quoi il avait été conçu. Les vaccins « génétiques » pourraient-ils, eux, par le biais de ce que les généticiens appellent une « recombinaison virale », en venir à faire de pareils dégâts ?

On parle, après tout, de vacciner des milliards d’êtres humains. Prenons l’unique personne qui a été hospitalisée pour une forme apparemment sévère de la COVID-19 (deux mois après la seconde dose) et multiplions-la par quelques centaines de milliers. En d’autres mots, verra-t-on d’ici quelques années ce que les phases cliniques, non seulement limitées en nombre, mais extrêmement limitées dans le temps, n’ont pas encore pu révéler ? Comme le rappelle un article de The Atlantic, il ne faut pas oublier que « l’analyse de certains tests cliniques n’est toujours pas terminée ».

Rassurez-vous, je ne remets pas en question la nécessité de se faire vacciner. Après l’année qu’on a vécue, le confinement, la perte d’emploi, la mort de personnes chères, la culture qui ratatine à vue d’œil, la dépression, le Zoom matin, midi et soir… Vivement l’immunité collective ! Je cherche aussi la lumière au bout de la nuit et n’ai aucune envie de rejoindre les enivrés de liberté qui prennent le tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine pour une lanterne. Cela dit, il y a quelque chose que nos chefs de gouvernement ne comprennent pas en ce qui concerne les réticences vaccinales. C’est qu’avec la distribution de vaccins, c’est une toute nouvelle phase qui débute. Une phase où désormais l’individu, le simple citoyen, doit avoir son mot à dire.

À venir jusqu’à maintenant, toutes les consignes venaient d’en haut, le tout convergeant vers un seul grand but : protéger coûte que coûte le système de santé. Les gouvernements du monde entier se sont retrouvés en mission commandée pour empêcher que les hôpitaux s’effondrent et qu’un pandémonium mortifère s’en suive. Toutes les mesures imposées depuis un an visaient cet objectif et les simples soldats que nous sommes n’ont eu d’autre choix que de se plier à ces grandes manœuvres de « guerre ».

Or, plus les campagnes de vaccination avancent, plus les services de santé peuvent à nouveau respirer, et plus les gouvernements « doivent redonner aux individus le choix qui leur revient », souligne un article de The Economist. C’est ça aussi revenir à la normale : le sentiment pour chacun d’entre nous d’être en possession de sa vie, de son libre arbitre. Mais encore faut-il avoir l’information nécessaire pour pouvoir faire les bons choix. Et, encore une fois, l’information manque à l’appel.

Il est faux de prétendre, premièrement, que tous les vaccins se valent. Du point de vue étatique, peut-être, si on se soucie uniquement d’empêcher les hospitalisations et la mort — le but recherché par nos gouvernements depuis le début. Mais pour les individus que nous sommes, il y a bien plus qui pèse dans la balance. Tous les vaccins ne sont pas de même nature, d’abord, ne reposent pas sur la même technologie. « Certains préviennent mieux que d’autres la maladie, certains ont moins d’effets secondaires, certains sont plus simples à administrer », précise-t-on dans The Differences Between the Vaccines Matter du Atlantic.

Il faudrait savoir tout ça, comme il faudrait également avoir le choix du vaccin qu’on nous administre, pas seulement le choix de refuser celui qu’on nous offre. Plus paternalistes que jamais, nos gouvernements ont tendance depuis le début de la pandémie à nous fournir l’information au compte-gouttes. Comme si nous étions incapables de faire la nuance, ou les bons choix. Le paternalisme a assez duré.

mercredi 10 mars 2021

Pourquoi tue-t-on sa femme?

 Le 8 mars, journée de célébration des femmes, avait une tête d’enterrement cette année. À cause de la pandémie, les femmes se retrouvent aujourd’hui davantage surmenées, isolées et au chômage. Parmi tous ces reculs, rien n’est plus troublant, à mon avis, que les chiffres concernant la violence conjugale. En 2020, 67 % des cas d’homicide enregistrés par la SQ étaient liés à des meurtres intrafamiliaux ou à des conflits personnels. L’homicide conjugal vient en tête de liste avec 15 meurtres sur 40, alors que le crime organisé, lui, ne compte que 11 homicides.

C’est donc dire que, en 2020 tout au moins, il était plus dangereux d’être une femme en couple qu’un membre de la mafia. Rappelons que 80 % des victimes de violence conjugale sont des femmes. De telles statistiques sont troublantes parce qu’elles n’ont ni queue ni tête, la violence survenant ici précisément là où l’on devrait être à l’abri : chez soi. Quiconque a déjà vu son père, son frère ou son amoureux arrêté pour cause de violence domestique sait à quel point la scène est insensée, démesurée, absurde. La personne aimée soudainement menottée ? C’est le monde à l’envers. Ce n’est pas par hasard si les femmes hésitent à dénoncer, ni non plus si on tarde à bien comprendre le phénomène.

La violence conjugale n’est pas d’abord une question de violence. C’est d’abord une question de contrôle, explique la criminologue anglaise Jane Monckton Smith dans un essai coup-de-poing : In Control : Dangerous Relationships and How They End in Murder. C’est précisément ce qui est parfois mal compris. À n’y voir qu’un problème de violence exacerbée chez certains hommes, on ne voit que la pointe de l’iceberg. On en fait un problème circonscrit à une soudaine explosion de rage, à quelque chose d’extrême, de déviant et d’exceptionnel dans lequel la plupart des hommes ne se reconnaissent pas et qui jure également avec l’étendue du problème. Un tiers des femmes subissent de la violence aux mains de leur conjoint, selon l’Organisation mondiale de la santé. La situation n’est pas exceptionnelle, mais plutôt très répandue, dans tous les pays et toutes les classes sociales.

Selon Mme Monckton Smith, le réel problème de comportement au cœur de la violence conjugale, qu’elle soit verbale ou physique, est celui d’un désir obsessif de contrôle. Selon l’ex-policière, qui a eu plusieurs occasions d’observer ce type de violence durant sa carrière, il s’agit en fait des « meurtres les plus prévisibles ». Car le chemin qui mène au geste fatal suit presque toujours la même trajectoire : « Les hommes qui abusent de leur conjointe démontrent un même pattern qui commence par de grandes déclarations d’amour et qui peut, si personne n’intervient, aller jusqu’à la mort. »

Basé sur l’étude de 400 meurtres conjugaux, dont deux commis par des femmes, le livre établit huit étapes qui engendrent la situation de violence. S’il s’agit d’une femme qui abuse de son conjoint — plutôt exceptionnel, mais ça existe —, le scénario demeure exactement le même. Le stade 1 concerne les antécédents de l’abuseur. Il peut s’agir d’antécédents judiciaires, mais aussi d’un passé en dents de scie avec les femmes. Méfiez-vous du gars qui parle de son ex comme d’une « folle » tout en vous prêtant toutes les vertus. Stade 2 : rapidement, l’abuseur veut un engagement formel. Vous emménagez ensemble, parlez de faire un enfant. La preuve, pour vous, que c’est sérieux. La preuve, pour lui, que vous lui appartenez. Stade 3 : il se montre jaloux, n’aime pas trop que vous sortiez sans lui, vous met les bâtons dans les roues, gentiment au début, mais de façon de plus en plus véhémente par la suite. Mine de rien, ce qui pouvait avoir l’air protecteur devient oppressant, inquiétant. Vous tentez de vous dégager, parlez de peut-être faire une pause. Stade 4 : il sait désormais que le contrôle lui échappe. Le ressentiment, les insultes, les contraintes à votre égard s’intensifient. À partir de là, il y a péril en la demeure. C’est le stade 5.

Les stades 3, 4 et 5 se répètent ad nauseam souvent pendant des années. La majorité des situations de violence domestique — qui n’implique pas des hommes nécessairement violents a priori, mais ceux-ci, rongés de plus en plus par l’exaspération, en viennent souvent aux coups — tournent autour de ce pot funeste. Le stade 6 survient lorsque l’abuseur, constatant que sa conjointe lui échappe de plus en plus, conclut qu’il n’y a qu’une façon de retrouver le contrôle : la tuer. Le stade 7 consiste alors à passer aux préparatifs. Loin d’être le geste spontané qu’on croit, le meurtre est au contraire planifié. Stade 8 : passage à l’acte. « C’est rare qu’ils manquent leur coup », précise Jane Monckton Smith, la preuve qu’on est très loin ici d’un geste survenu de nulle part.

En Australie, à l’heure actuelle, on étudie la possibilité de criminaliser — ou, du moins, de rendre moralement condamnable — le comportement coercitif abusif, qui est le véritable moteur de la violence faite aux femmes. Il est temps de « changer de paradigme » et de mettre l’accent là où ça compte, dit-on. Qu’attend le Québec pour s’en inspirer ?