mercredi 21 avril 2021

Bien, mon héros

 Les miracles existent. Outre les vaccins, l’hélicoptère sur Mars et le fait que le Québec s’en tire mieux (curieusement) que l’Ontario à l’heure actuelle, il y a le miracle Biden, au sud de nos frontières. Celui qu’on surnommait « Joe l’endormi », qui ne promettait rien de plus que le statu quo, qui n’a jamais su galvaniser une foule ni s’imposer par ses idées, celui qui a été vu toute sa vie avec une certaine condescendance, l’ami de tout le monde qui ne faisait peur à personne, cet homme-là est en train de profondément bouleverser les États-Unis d’Amérique.

Qui l’eût cru ?

Je bats ma coulpe. Je fais partie de la galerie de commentateurs qui a sous-estimé Biden et je me pince à le voir aller. À un moment où l’on désespère de voir la lumière au bout du tunnel, où l’on entretient très peu d’espoir de voir des transformations profondes s’installer à demeure, où l’on espère juste pouvoir revenir « comme avant », il faut souligner la petite révolution qui se passe chez nos voisins, orchestrée par nul autre que l’oncle Joe

Inspiré par son idole, Franklin D. Roosevelt, et peut-être surtout par la gravité du moment — le pays est à genoux après quatre ans de Donald Trump et un an de pandémie —, le président Biden a fait deux choses d’absolument remarquables jusqu’à maintenant : l’American Rescue Plan (ARP), à hauteur de 1,9 billion de dollars américains, presque l’équivalent du produit intérieur brut du Canada au grand complet, et le retrait des forces américaines d’Afghanistan prévu pour septembre. Ces deux décisions sont à mille lieues des dogmes qui ont façonné l’Amérique telle qu’on la connaît depuis 50 ans.

Plus qu’un simple réinvestissement dans l’économie, le ARP fait un pied de nez à l’aversion américaine pour l’ingérence gouvernementale. Le mythe du « méchant gouvernement » est né sous Ronald Reagan, l’acteur devenu président qui voyait le gouvernement comme un obstacle à la réussite personnelle. En 1986, Reagan affirmait que les mots les plus malicieux de la langue anglaise étaient : « Je suis du gouvernement et je suis ici pour vous aider. » Adulé encore aujourd’hui, l’ex-président est perçu comme un avatar du rêve américain, le cow-boy à l’assaut du rond-de-cuir, l’ambition personnelle qui sait s’affranchir de toute limite.

Grâce à la pandémie et à son prédécesseur, qui a réussi à démontrer par l’absurde le rôle essentiel de l’État, le président Biden remet les institutions démocratiques à l’honneur. Chaque vaccin donné à l’heure actuelle rappelle pourquoi un pays a besoin d’un gouvernement qui fonctionne. Mieux, en distribuant 1400 $US à chaque Américain gagnant moins de 75 000 $US par an, en investissant dans la garde des enfants, les soins aux aînés et aux handicapés, en haussant le salaire minimum, en encourageant la syndicalisation des employés d’Amazon et, surtout, en haussant les impôts des grandes entreprises — celles-là mêmes que par le passé le sénateur du Delaware défendait ardemment —, Biden se dissocie du néolibéralisme soutenu tant par les démocrates que les républicains depuis 40 ans. C’est un virage que ni Bill, ni Hillary, ni même Obama n’ont voulu prendre. Peu surprenant que Bernie Sanders ait qualifié ces mesures de « plus importantes pour la classe ouvrière depuis des décennies ».

Biden a compris que, malgré son caractère grotesque, Donald Trump n’était pas qu’une simple anomalie. Promettre le retour à la « décence » ne suffirait donc pas à remettre le pays sur pied. Il fallait s’attaquer aux profondes inégalités sociales à partir desquelles Trump lui-même a réussi à s’imposer. Entre 1979 et 2017, le pouvoir d’achat du salarié blanc moyen a baissé de 13 % aux É.-U., alors que le revenu national par habitant augmentait de 85 %. Les travailleurs industriels du Midwest perdaient massivement leur emploi alors que les élites des côtes américaines s’enrichissaient à vue d’œil. Or, « rien n’a mieux servi Trump que cette perception selon laquelle les démocrates étaient plus proches de Wall Street et des milliardaires du Web que des plombiers du Wisconsin ou des infirmières du Missouri », explique un article du magazine Der Spiegel.

Par l’intermédiaire de son vaste plan — qui n’est pas sans rappeler le réalignement proposé par Roosevelt, dans les années 1930, le « New Deal » visant à soutenir les plus démunis et à redynamiser l’économie américaine —, Joe Biden cherche à remettre les pendules à l’heure. Son audace ne s’arrête pas là. En osant mettre fin à la guerre en Afghanistan, la plus longue de l’histoire américaine, le nouveau président tourne le dos à ce mélange d’arrogance et d’ignorance qui, depuis la guerre du Vietnam, définit trop souvent la politique étrangère. En osant « s’affranchir des généraux », écrit Maureen Dowd dans le New York Times, Biden a décidé « d’écouter ce que nous dit l’Histoire plutôt que de se laisser mener par l’émotion et la vengeance ».

Il était temps que cette guerre finisse. Il était temps aussi de donner un coup de barre à l’Amérique. Qui aurait cru, maintenant, que Joe Biden serait l’homme de la situation ? Les plus grands héros sont souvent les plus improbables.

mercredi 14 avril 2021

Prends ton grabat et marche

 La troisième vague ne laisse pas sa place. Malgré l’engouement pour les vaccins, les infections augmentent de façon exponentielle, dit l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La présence de variants, beaucoup plus contagieux et bien plus mortels, complique la bataille. En ce moment, la reproduction du virus est telle que même avec 70 % de la population vaccinée, l’immunité collective pourrait nous échapper.

En d’autres mots, la disponibilité de plusieurs vaccins de haut calibre ne change pas tout.

Au rythme où les gens tombent malades, il va bien falloir songer à (activement) en guérir quelques-uns — précisément ce qui a été négligé depuis le début de la pandémie. À ce chapitre, les élucubrations de Donald Trump sur les bienfaits de l’eau de Javel et autres produits « miracle » n’ont certainement pas aidé. La controverse entourant l’hydroxychloroquine non plus. Tout ça ne faisait pas très sérieux. Et puis, la course effrénée et hautement subventionnée pour trouver un vaccin prenait bien sûr toute la place.

La férocité de la troisième vague, par contre, nous force à revoir cet ordre des priorités. En commençant par un traitement à base d’anticorps monoclonaux, le même qui serait responsable de la guérison de l’ineffable président, en octobre dernier. Expérimental à ce moment-là, le traitement a été autorisé le 9 novembre 2020 par la Food and Drug Administration (FDA) et, quelques semaines plus tard, par Santé Canada. Depuis, 13 pays ont emboîté le pas bien que ce traitement demeure peu connu du public ou même, parfois, des professionnels de la santé.

Découverts il y a 45 ans et couronnés d’un prix Nobel en 1984, les anticorps monoclonaux (AM) agissent comme des « roquettes téléguidées » qui, dans le cas du coronavirus, s’attachent à ses petits pics chevelus (protéines spike), l’empêchant ainsi de pénétrer dans les cellules du corps humain. Le virus est neutralisé rapidement — on se souvient du rebondissement éclair de Trump lui-même —, mais encore faut-il que l’infection soit récente. Le diagnostic doit avoir été reçu il y a dix jours tout au plus et les AM sont réservés aux personnes qui ont des facteurs de risque : l’âge (65 ans et plus), l’embonpoint, l’hypertension, le diabète, l’immunosuppression et autres maladies chroniques. C’est du monde à la messe, en bout de piste. Pourquoi ces distinctions ? Ce sont ces personnes-là qui risquent de tomber gravement malades et de se retrouver aux soins intensifs.

Le but de ce traitement est donc identique aux mesures sanitaires imposées durant la pandémie et aux vaccins eux-mêmes : protéger les plus vulnérables et, par extension, le système de santé. Les essais cliniques menés par les deux compagnies pharmaceutiques qui fabriquent les AM, Eli Lilly et Regeneron, ont révélé une réduction de 70 % des risques d’hospitalisation et de mort chez des personnes récemment infectées. Les derniers essais cliniques laissent croire que le traitement aurait peut-être même « la capacité de prévenir la maladie tout court ».

Pour toute personne à risque qui ne veut pas ou qui ne peut pas obtenir un vaccin, les anticorps monoclonaux sont manifestement une avenue prometteuse. Alors, pourquoi n’en entend-on pas davantage parler ? L’obsession liée au vaccin et le manque d’information sont évidemment des facteurs, mais l’administration des AM pose aussi un certain inconvénient : donné par infusion sanguine, le traitement prend du temps (quelques heures) et de la place — tout ce que les hôpitaux n’ont pas.

Heureusement, le vent tourne actuellement pour les AM — du moins, chez nos voisins. Des institutions aussi prestigieuses que la Mayo Clinic, le Johns Hopkins Coronavirus Resource Center, le réseau de santé Mount Sinai, sans parler du gouvernement Biden lui-même, prêts à investir 150 millions de dollars dans une campagne de distribution : tous parlent d’offrir ce traitement plus largement.

Et le Canada dans tout ça ? Des milliers de doses d’anticorps monoclonaux dorment dans des entrepôts à l’heure actuelle en attendant que les provinces, qui ont la responsabilité de la distribution des médicaments, décident d’agir. Au Québec, l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESS) a levé le nez sur ce traitement en décembre citant « le manque de robustesse des données scientifiques ». Mais beaucoup d’eau a coulé sous le pont depuis, y compris d’autres essais cliniques cités plus haut. Des scientifiques de McGill ont d’ailleurs l’intention de réclamer un nouvel examen de la part de l’INESS bientôt.

« Pourquoi laisserait-on mourir les gens ici alors qu’on pourrait les sauver ? » demande Samuel Herzog, un leader de la communauté hassidique à Montréal. Cette communauté a été particulièrement touchée par le coronavirus et suit de près ce qui se passe aux États-Unis. M. Herzog se fait un devoir de mettre le gouvernement Legault au courant du dossier, ainsi que d’informer les médias, dans l’espoir de voir le traitement des anticorps monoclonaux offert ici. « Bien des Québécois pourraient en bénéficier », dit-il.

Si le système de santé canadien n’est pas sans compliquer l’application d’une telle mesure, l’espoir est certainement de mise.

mercredi 7 avril 2021

Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux?

 Il s’appelle Quentin Dufranne, il est Français, dans la fleur de l’âge (24 ans), et il voudrait bien s’établir au Québec où il habite et étudie depuis 2018. Seulement, c’est loin d’être fait. Quentin, un étudiant que j’ai brièvement eu sous mon aile à l’Université Concordia, est sur le point de terminer un troisième diplôme, en journalisme, après avoir obtenu un baccalauréat en biologie de l’Université de Tours, en conjonction avec l’Université Wilfrid-Laurier en Ontario, et une maîtrise en recherche en psychiatrie à l’Université de Montréal. Plus jeune, il avait rêvé de faire du journalisme, mais bon, « ce genre d’études n’est pas à la portée de tous en France », et il a laissé tomber. C’est seulement une fois au Québec qu’il a décidé de suivre son cœur.

Comme tant d’autres jeunes Français, Quentin Dufranne s’est laissé tenter par le Québec, ce « petit bout d’Europe en Amérique », offrant en plus des droits de scolarité très avantageux. Se sentant ici plus libre, avec plus de possibilités devant lui, il avait fermement l’intention, après une première année en Ontario, de jeter l’ancre en terre québécoise. Il n’en est plus si sûr. Pourtant, on voit bien que ce jeune homme est l’immigrant rêvé : bien éduqué et déjà intégré au Québec, en pleine santé, ambitieux, talentueux (croyez-moi) et francophone à l’os. Qui dit mieux ?Après quatre ans passés au pays, on se demande d’ailleurs pourquoi son acceptation officielle n’a pas encore eu lieu.

Quentin a fait jusqu’à présent tout ce qu’il faut. Après un premier permis d’études pour l’Ontario, il a obtenu un certificat d’acceptation du Québec (CAQ) et un permis d’études lui permettant de s’inscrire à l’Université de Montréal. Passant au stade de la maîtrise, il lui a fallu obtenir un second CAQ ainsi qu’un deuxième permis d’études. Il a fallu refaire la même chose une troisième fois, quand il s’est inscrit en journalisme à Concordia en 2020. Les deux démarches ne peuvent se faire simultanément : il faut obtenir d’abord le CAQ, ensuite, à quelques mois d’intervalle, le permis d’études. Et, bien sûr, s’acquitter des frais chaque fois : 116 $ pour le CAQ, 150 $ pour le permis. À noter que seul le Québec demande un document supplémentaire, le CAQ, pour étudier ici. Le Québec a bien sûr un statut unique en matière d’immigration, mais pourquoi faut-il doubler le temps d’attente et les frais à chaque étape ?

Après trois certificats d’acceptation et quatre permis d’études, Quentin a aussi obtenu un permis post-diplôme du fédéral (255 $) en vue de pouvoir travailler une fois ses études journalistiques terminées. Le voilà maintenant devant une demande de résidence permanente qui, elle, mène à la citoyenneté.

En Ontario, en temps normal, une telle démarche prend six mois, alors qu’au Québec, il faut compter entre 27 et 48 mois d’attente. Et il s’agit ici du volet conçu pour « accélérer la sélection des travailleurs qualifiés », le fameux Programme de l’expérience québécoise (PEQ), auquel Quentin, en tant que diplômé du Québec, a droit. Ayant réussi à obtenir son diplôme de l’UdeM avant le 31 décembre 2020, Quentin est particulièrement chanceux, car il a droit également aux délais d’avant la réforme du PEQ, c’est-à-dire environ 27 mois d’attente plutôt que de 42 à 48 mois, comme le veulent les nouvelles normes du PEQ entrées en vigueur en juillet dernier. Et on appelle ça une réforme ?

Dans le système d’immigration existant, Quentin Dufranne est sûrement un privilégié. Il n’aura pas à subir l’humiliation d’un test de français non plus, comme ce pauvre camionneur français dont nous parlait Le Devoir récemment, bien que le formulaire de demande de sélection permanente l’oblige néanmoins à attester, dans la section « connaissance du français oral », de certains critères, dont celui de pouvoir « reconnaître des manifestations d’humour dans une conversation ». Un peu fort de café, non ? Depuis quand le sens de l’humour est-il une mesure de la compétence linguistique ? On connaît de grands linguistes et quelques académiciens qui échoueraient lamentablement à ce test, en tout cas.

Tout ça pour dire que, tout heureux qu’il devrait être, Quentin s’est retrouvé à l’urgence psychiatrique en octobre dernier. Crise d’anxiété aiguë. « On ne se rend pas compte de l’épée de Damoclès qui nous pend continuellement au-dessus de la tête. On fait tous ces efforts sans être sûrs de rien », explique-t-il. Quentin connaît quelques compatriotes qui ont fini par plier bagage, « dégoûtés ». D’autres lui suggèrent de reprendre le chemin de l’Ontario, où tout est plus simple. « C’est plus rapide et il n’y a pas ce complexe envers les Français », ajoute-t-il, lui-même dépité après avoir subi plusieurs commentaires désobligeants à cause de son accent.

Les Québécois se disent pourtant ouverts à l’immigration et particulièrement heureux de l’immigration francophone. Pourquoi faut-il alors que le processus soit si compliqué ? Si la partie est loin d’être gagnée pour un jeune Européen, blanc, francophone, bardé de diplômes, imaginez ce que ça doit être pour les autres ?