mercredi 28 mai 2014

Mort subite

Alerte : Marcel Côté est mort. C’est par ce petit message électronique, noyé parmi tant d’autres (les bélugas à Cacouna, le pape en Israël, l’onde de choc en Europe…), que j’ai appris la mauvaise nouvelle. La phrase m’est tombée dessus comme la grêle en juin. Pourtant, ce ne sont pas les mauvaises nouvelles qui manquent. Je lisais justement sur le dernier tueur en série, le jeune Californien qui a décidé de venger sa solitude à coups de machette et de semi-automatique. Combien de fois par jour se fait-on taper sur l’épaule par un geste, un événement, une tragédie qui quémandent notre attention ? On clique et on passe à autre chose ; il y a tant à assimiler dans une journée. Mais pas cette fois-ci.
  Il y a bien sûr la qualité de l’homme, un vrai gentleman, a-t-on répété, une dynamo, un bâtisseur, un amoureux des arts, un homme d’idées et de conviction. Surtout, il n’était pas nécessaire de partager les idées de Marcel Côté, chose quand même rare, pour l’aimer. Il suscitait l’adhésion par cette espèce de bonne humeur espiègle qui le caractérisait, mais aussi par son franc-parler et son courage, dont celui de se présenter aux dernières élections municipales, qualités qu’on ne retrouve pas toujours chez les hommes d’affaires de sa stature. « Il avait l’ambition du provocateur, dit un ancien collègue de Secor, André Coupet, mais sans jamais se prendre pour un autre. »
  Pour ma part, je ne l’ai croisé qu’une seule fois, lors de l’entrevue qu’il m’a accordée pour un documentaire sur la p.-d.g. de Cinar, Micheline Charest. En tant qu’ex-membre du conseil d’administration de la boîte malfamée, Marcel Côté aurait bien pu, lui aussi, se défiler. Personne ne voulait s’associer à celle qui avait participé à détourner, pas seulement l’oeuvre de Claude Robinson, mais des centaines de milliers de dollars. Mais, au contraire, l’homme qui avait un doigt dans le Tout-Montréal avait de fortes opinions sur le système qui encourageait ce type de banditisme à cravate, et tenait à le dire.
  Marcel Côté était un visionnaire, un passionné, un bourreau de travail, un ambitieux capable de comprendre aussi bien ce qui se passe outre-Atlantique que ce qui se passe ici, capable aussi d’admettre ses erreurs. On n’a pas les moyens de perdre des hommes de cette trempe. Cela explique un peu ma réaction interloquée face à son décès. Mais sa mort subite, inopinée, y est aussi pour quelque chose. Même s’il est certainement enviable de mourir debout — à bicyclette encore mieux —, il y a quelque chose de parfaitement désarçonnant dans cette disparition soudaine. Comment peut-on être si vivant, un instant, et si mort, l’instant d’après ?
  J’en parle parce que c’est quelque chose dont on parle peu, finalement. Personne ne nous prépare à cet anéantissement permanent qui nous pend au bout du nez, ni à la mort qui nous attend personnellement, ni à celles qui vont parsemer nos vies au fur et à mesure qu’on vieillit. Il y a des préparations à tout sur cette terre — à l’accouchement, au mariage, au divorce, à la retraite et même au voyage —, mais devant cette étape cruciale et incontournable qu’est la mort, rien. La disparition de la foi religieuse a certainement laissé un vide à cet égard et tout ce que nous avons trouvé pour la remplacer est une espèce de stoïcisme de bon aloi. Nous sommes comme des villageois vivant au bord d’un précipice que tout le monde feint d’ignorer jusqu’au jour où, le précipice s’étant curieusement rapproché, on tombe dedans, un à un.
  Plus je vieillis, plus je trouve cette main invisible qui plane sur nos têtes, cette tension permanente qui n’est pas nommée, mais qui est toujours là, insupportable. Dans un monde où l’on traite la mort de façon la plus expéditive possible, il est évident qu’on veut tous mourir en coup de vent comme Marcel Côté. Un tour de magie et c’est fini. Pour celui ou celle qui « s’en va », sans doute est-ce plus simple, certainement moins douloureux. Mais pour ceux qui restent ? Pas sûr. C’est une façon d’apprivoiser l’inapprivoisable que de voir quelqu’un mourir, et un cadeau à faire que d’offrir sa propre disparition en spectacle.
  On veut tous mourir le mieux possible ; et en dignité si ça se peut. Encore faut-il démystifier la mort un tant soit peu. Les Mexicains ont bien raison de promener des squelettes dans les rues le 1er novembre, question de regarder l’irrémédiable en pleine face.

mercredi 21 mai 2014

#Ramenez-les-vivantes-surtout

Après le twitt papal et la vidéo de la première dame Michelle Obama, la pancarte en plein tapis rouge brandie par l’actrice Salma Hayek sur la Croisette samedi dernier rappelle combien la campagne #bringbackourgirls (Ramenez-nous nos filles) bat son plein. C’est sans compter la mobilisation internationale, les 215 000 euros offerts en récompense pour toute information susceptible de retrouver les lycéennes disparues et le Sommet pour la sécurité du Nigeria tenu en fin de semaine à Paris. Jamais le sort réservé à un groupe de femmes n’aura attiré autant l’attention. On applaudit. En même temps, vu l’indifférence devant ce qui est soit africain, soit féminin, on se demande ce qui peut bien motiver un tel branle-bas de combat.
  Ce sont les femmes autochtones qui doivent se le demander surtout. Malgré une situation certainement aussi dramatique que l’enlèvement de 276 jeunes filles dans le nord-est nigérian, malgré les protestations répétées de groupes autochtones, dont l’Association des femmes autochtones qui a tout fait pour attirer l’attention sur les meurtres et disparitions de ses consoeurs, la situation n’a guère fait couler d’encre et encore moins suscité de gestes politiques. Pourtant, on tue de plus en plus de femmes autochtones dans ce pays : selon la récente enquête de la GRC, la plus exhaustive à ce jour, elles passent de 8 % des femmes tuées au Canada en 1985 à 23 % aujourd’hui. Rappelons que les autochtones ne représentent que 4 % de la population canadienne.
  Entre 1980 et 2012, 1017 femmes autochtones ont été assassinées au Canada, en plus de 164 disparues. Les femmes autochtones sont donc cinq fois plus susceptibles de mourir d’une mort violente qu’une femme non autochtone. Les chiffres concernant certaines provinces de l’Ouest sont tout simplement ahurissants : en Saskatchewan, le meurtre d’Amérindiennes équivaut à 55 % de tous les meurtres de femmes, au Manitoba, 49 %, en Alberta, 28 %. Au Québec (peut-on s’en féliciter ?), le meurtre de femmes autochtones équivaut à 3 %, pour une population amérindienne d’environ 1 % de la population québécoise.
  Deux poids, deux mesures. Sans minimiser la tragédie nigériane, il faut bien admettre que c’est moins le bien-être des lycéennes qui explique ici le degré de sollicitation de la communauté internationale, mais plutôt le mal incarné de l’heure, le terrorisme islamique, représenté par Boko Haram et son cauchemar de chef, Abubakar Shelau. Les véritables cibles ne sont pas les jeunes femmes elles-mêmes, mais l’éducation et la culture occidentales honnies par l’islamisme radical. (Boko serait une déformation de book, selon certains analystes, et haram signifie « péché ».) Depuis les attaques en 2001 sur le World Trade Center et le Pentagone, la guerre est ouverte entre les mordus d’Allah et les grandes puissances occidentales. La chasse aux lycéennes kidnappées en est le dernier exemple et explique pourquoi les États-Unis d’abord, suivis par le Royaume-Uni et la France, se sont précipités dans la mêlée.
  En plus du nombre de femmes enlevées, violées ou tuées qu’on passe régulièrement sous silence, notons aussi d’autres mouvements terroristes (le Sentier lumineux au Pérou, les Khmers rouges au Cambodge) qui, malgré le fait qu’ils aient commis des gestes tout aussi odieux, même plus, n’ont jamais été la cible d’efforts internationaux. C’est dire comment on prend le djihad contre l’Occident, même entre les mains d’adolescents analphabètes, au sérieux. Pour les femmes autochtones, par contre, ou encore les paysans andins ou cambodgiens qui ont le malheur de se retrouver loin des tensions géopolitiques du moment, point de salut, encore moins de secours.
  Arrachées à leur école et leurs familles, drapées dans leurs camisoles de force, le regard éploré, les jeunes Nigérianes ont touché bien des coeurs. Le mien est du lot. Dans cette guerre larvée entre l’Occident et l’Orient, rien ne paraît plus exécrable que l’asservissement bête et méchant des femmes. La violence domestique, en comparaison, ne fait pas le poids. (Les femmes autochtones meurent à la suite de coups de poing dans plus d’un tiers des cas.) D’autant plus que de partir à la rescousse de jeunes Africaines perdues dans la brousse nous rassure sur notre lutte contre la barbarie. Il nous permet de jouer les beaux rôles tout en ignorant les allures néocolonialistes qui s’en dégagent. Alors que de se pencher une fois pour toutes sur le drame autochtone, ce que le gouvernement Harper vient de balayer du revers de la main, nous renvoie à un tout autre examen de conscience, à un colonialisme beaucoup plus puant, où, loin de faire partie de la solution nous faisons, en fait, partie du problème.
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mercredi 14 mai 2014

ICI Radio-Compression

Lundi midi, 12 mai 2014. Je suis pendue à l’antenne qui scande mes jours et parfois même mes nuits, Radio-Canada, l’oreille tendue comme un orignal. J’attends, le crayon en l’air, que le directeur de la boîte, Hubert Lacroix, enfin sorti de sa tanière, nous explique quel est le « mandat » du diffuseur public puisqu’il en est constamment question depuis 15 minutes. Encore mieux, quelle « vision » entretient-il de Radio-Canada en ces temps de vaches maigres et de bulletins de nouvelles diète ?
  Malgré les efforts du suave Jacques Beauchamp, l’animateur impeccablement diplomate de Pas de midi sans info, malgré un auditeur qui dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas — « a-t-on encore les moyens de se payer un télédiffuseur public ? » — ça ne coule pas de source. M. Lacroix — qui est un peu à Radio-Canada ce que Marc Nadon est à la Cour suprême, un choix curieusement mal assorti de la part du gouvernement conservateur — finira par prôner la défense de la culture, mais sans plus. Si les récentes déclarations d’animateurs vedettes semblent l’avoir sorti de son mutisme habituel, l’avocat de profession n’est toujours pas tenté de se draper dans la noble cause du diffuseur public.
  Il y aurait pourtant tant de belles choses à dire, comme l’a bien compris le nouveau député du PQ — et ancien détracteur du réseau public — Pierre Karl Péladeau. Ne reculant devant aucune contradiction, M. Péladeau nous invitait récemment à nous « insurger contre les compressions à Radio-Canada » au nom de la culture québécoise et de la bonne santé de l’information. On peut rire, mais c’est plus qu’en a fait Hubert Lacroix jusqu’à maintenant. Un peu comme PKP par le passé, le président semble pris dans de sempiternelles récriminations par rapport aux parts de gâteau privé-public. En d’autres mots, M. Lacroix semble plus inquiété par « l’écosystème » de la radiodiffusion que par le magnifique animal dont il est le gardien, plus soucieux de ce qu’il faut couper pour obéir aux autorités constituées que de ce qu’il faut faire pour sauver, pas seulement les meubles, mais l’âme même de Radio-Canada.
  Radio-Canada n’a pas besoin d’un esprit comptable qui sait « faire plus avec moins ». Comme disait le professeur de médias, Marc Raboy, au moment de la nomination de M. Lacroix en 2008, le président de SRC/CBC doit avoir une sensibilité aiguë de ce qui sépare le réseau privé du réseau public. Parmi les choses qui distinguent ce dernier (l’accessibilité universelle, le partage d’une conscience et d’une identité nationale…), il y a une caractéristique suprême, la suivante : la qualité de l’information, et non le nombre d’auditeurs, doit guider le choix de programmation.
  Le contenu avant les BBM, en d’autres mots, est une distinction fondamentale entre le public et le privé. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de choses intéressantes qui se font du côté de TVA ou de 98.5 FM (Confession de junkie : j’ai découvert Paul Arcand depuis peu et serais devenue accro, à mon tour, si ce n’était des publicités à répétition, véritable torture chinoise). Ce qui ne veut pas dire, non plus, que le diffuseur public n’a pas à se soucier de ce que veulent les auditeurs. Personne n’aime les tours d’ivoire. Mais la notion même d’un réseau public, pourvu qu’il puisse compter sur l’appui indéfectible du gouvernement, protège de la prostitution. Il empêche de devoir faire des guili-guili pour attirer les annonceurs et/ou un public toujours plus jeune, plus branché, plus aléatoire. Or, le soutien financier du fédéral est à peine 50 % aujourd’hui, bien en dessous de ce qu’il est ailleurs, obligeant le réseau public à singer tout ce qui pogne. Les ravages à cet égard ont été particulièrement marqués du côté de CBC, qui ne bénéficie pas d’un auditoire captif comme celui de Radio-Canada et qui ne sait plus quoi faire pour se rendre populaire. Du côté anglais, il y a une basse animosité qui s’est installée vis-à-vis du plus ancien diffuseur du pays, alimentée à la fois par le gouvernement conservateur et par une bonne part du public, hostilité qui ne se manifeste pas du côté français, du moins pour l’instant, vu le rôle indispensable que joue Radio-Canada au Québec.
  Depuis cinq ans, environ 2000 postes ont été supprimés au sein du diffuseur public. À ce rythme-là, on peut se demander de quoi il aura l’air au tournant de la prochaine décennie. Des voix s’élèvent pour réclamer une commission parlementaire sur l’avenir de la société d’État. Le temps presse, en effet, pour sauver cette institution vitale de la catastrophe.

mercredi 7 mai 2014

Tout ça assassine


« Hé, sacrifice. » De tous les mots qui ponctuent l’éloquent documentaire de Dominic Champagne, Anticosti : la chasse au pétrole extrême, je retiens d’abord ces deux-là. Ce sont ceux de son fils Jules après avoir tiré un chevreuil, l’animal Disneyesque, qui se compte aujourd’hui par milliers sur cette grande île du Saint-Laurent. Il y a quasi obligation en Anticosti de tuer le chevreuil, vu leur nombre, mais le moment n’est pas moins délicat pour autant. L’examen de conscience du jeune homme, exprimé en deux mots, la tension vécue par quiconque abat froidement un animal, une merveille de la nature qui a le malheur de regarder dans la caméra avec des yeux de velours, en plus, pose d’emblée la question (massue) du film. Entre faire comme tout le monde ou choisir sa propre conscience, entre le développement économique ou la préservation écologique, entre exploiter les 31 milliards de barils de pétrole de schiste d’une île visiblement en mal de développement ou procéder à une vaste remise en question de la croissance énergétique… que choisissez-vous ?
  « On est tous drogués au pétrole, vous, moi, tout le monde »,dit l’auteur du film. « On essaie de se donner bonne conscience en disant que, de toute façon, du pétrole, on va en consommer encore longtemps. » Alors, autant donner dans le pétrole « bien de chez nous », poursuit-il, avant de mettre en pièces les arguments qui ont servi à nous faire avaler l’exploitation pétrolière de l’île d’Anticosti.
  D’abord, il n’y a aucune preuve que le sous-sol anticostien est « potentiellement exploitable », dit Marc Durand, ingénieur en géologie. Et s’il l’était, nous pourrions exploiter à peine plus de 1 % du pétrole existant. Ce n’est pas par hasard si les grosses pétrolières comme Shell ou Exxon ont boudé la perle du Saint-Laurent. D’ailleurs, sur la liste des 10 pays ayant les réserves de pétrole de schiste les plus importantes, le Canada arrive bon dernier, très loin derrière la Russie, les États-Unis, la Chine, l’Argentine et la Libye. De plus, les réserves anticostiennes sont dérisoires en comparaison de celle, par exemple, de l’Alberta.
  Curieusement, le Canada est en bien meilleure posture en ce qui concerne le gaz de schiste, décrochant le 5e rang au palmarès international, une ressource dont l’exploitation a été immédiatement suspendue par le précédent gouvernement après son élection. Feignant de n’y voir aucune contradiction, le gouvernement Marois accueillait quelques mois plus tard le pétrole de schiste d’Anticosti les bras grands ouverts, avec un investissement de 115 millions. Ce qui fait dire à un intervenant du film que « la vraie ressource qu’on exploite présentement, c’est la crédibilité du gouvernement ».
  Artiste bien connu, Dominic Champagne, qui s’est découvert une autre vocation en s’élevant contre l’exploitation du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent, n’a pas l’intention de lâcher le morceau pour ce qui est du pétrole sur Anticosti, même si, à en juger des sondages, la majorité des Québécois se foutent de cette île sortie tout droit de l’imaginaire de Jean-Jacques Rousseau. En fait, l’auteur et metteur en scène qui tentait de nous secouer les puces, il y a deux ans, avec Tout ça m’assassine, une pièce sur la mort des grands projets et idéaux rassembleurs du Québec, sur l’espèce d’engluement collectif qui nous habite depuis déjà trop longtemps, caresse un projet plus pointu, cette fois. Il vise une prise de conscience globale sur la question énergétique, en commençant par cette substance bien-aimée, responsable de notre mode de vie comme de la structure de l’économie, le pétrole.
  En passant, savez-vous que le Québec est une des sociétés les plus énergivores de la planète ? Dix tonnes d’hydrocarbures par habitant par année, deux fois la moyenne mondiale. Pas de quoi se péter les bretelles. Saviez-vous également que c’est l’exploitation du pétrole « extrême », de schiste, difficile à aller chercher et ravageur pour l’environnement, qui va nous faire dépasser le « cap » par rapport au réchauffement climatique ? Si on brûle tout ce genre de pétrole, dit le sociologue Éric Pineault, « c’est certain qu’on va changer à tout jamais la façon que l’atmosphère fonctionne ».
  Le film de Dominic Champagne coïncide avec la publication d’un rapport sur les impacts environnementaux de la fracturation hydraulique, le procédé nécessaire à l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste. Ce bilan, très inquiétant lui aussi, s’est vu immédiatement balayé du revers de la main par le milieu pétrolier. Les paris sont ouverts maintenant pour voir si Anticosti aura un effet plus mobilisateur sur l’actuel gouvernement. On se le souhaite, sans quoi « À quelle heure on meurt ? » pourrait devenir, à plus d’un égard, le nouveau slogan de fin de siècle québécois.