mercredi 29 novembre 2017

Au lit, citoyennes!

Championnes des naissances pendant non moins de 300 ans, les femmes du Québec sont sommées de faire leur devoir patriotique à nouveau. Du moins est-ce le souhait exprimé par le chef de la CAQ, François Legault, qui voit dans cette recette éprouvée une façon de préserver ce qu’hier encore on dénommait la nation, le peuple ou encore la culture québécoise, mais qu’aujourd’hui, vu le nombre d’immigrants qui nous entourent, on préfère appeler « l’identité québécoise ».

Comme disaient les mères à leurs filles jadis avant leur nuit de noces : « Ferme les yeux et pense au pont Champlain. » Ou à toute autre icône de l’économie québécoise souffrant d’abandon. Quelle que soit l’époque, ne faut-il pas apporter sa contribution pour la patrie ? Selon M. Legault, toujours, plus nous fabriquerons nos propres petits travailleurs, plus le Québec s’en portera mieux.

Rions-en pour ne pas en pleurer. Penser qu’on peut infléchir la dénatalité, une tendance lourde depuis 40 ans dans tous les pays industrialisés, en mettant un peu d’argent sur la table, relève d’une grande naïveté ou d’un grand cynisme ou des deux. Bien que la CAQ nie vouloir refaire le coup des bébés-bonus de 1989, l’idée ici est la même : tenter de hausser le taux de fécondité au mythique 2,1 enfants par famille, le taux de « remplacement de la population » en bas duquel l’immigration doit nécessairement pallier le dépeuplement qui est le nôtre.

Le problème, c’est que la dernière fois que le Québec a connu ce numéro magique (2,1), nous étions en 1968, l’année de tous les dangers : révoltes étudiantes, création du Parti québécois, culture et contre-culture en délire et envol, surtout, du mouvement de libération des femmes. Il y a un lien direct, en d’autres mots, entre la dénatalité endémique que connaît l’Occident et le fait que les femmes ont massivement changé leur fusil d’épaule, passant de la vie privée, où les lois et la coutume les confinaient, à la vie publique à partir, justement, de la fin des années 1960. C’est le chambardement du siècle pour lequel, et on aimerait que les politiciens se le mettent dans la tête une fois pour toutes, il n’y a pas de revenez-y possible.

Il y a une raison, après tout, pour laquelle aucun pays, même le plus conservateur (les États-Unis) ou le plus doué en politique familiale (la Suède), ne réussit à atteindre le fameux 2,1. Les femmes ont autre chose à faire ! À moins d’avoir une nounou à la maison et les moyens financiers qui vont avec, deux adultes qui font deux gros salaires, il est physiquement impossible de multiplier les grossesses et de mener une carrière en même temps. Pour ne rien dire des divorces qui se multiplient, des jeunes qui boudent le couple et des spermatozoïdes qui fondent à vue d’oeil !

Avant d’atteindre l’inaccessible étoile, de pouvoir compter uniquement sur de belles bedaines pour assurer l’avenir de la nation, il faudrait peut-être envoyer le message que la place des femmes sur le marché du travail est absolument cruciale, pas seulement un ajout intéressant. Il faudrait des CPE gratuits partout, des congés parentaux obligatoires d’un an, des pères prêts à rester à la maison, des règles interdisant la discrimination de femmes enceintes au travail, des autobus, des rues et des restaurants conçus pour les enfants, des couples qui durent, des salaires qui montent et un environnement sans pesticides ou autres poisons susceptibles de s’attaquer à votre système reproducteur. Bref, une vision du monde qui, on s’en doute, n’est pas sur le point de se réaliser.

Bien que le Québec se démarque (du moins, en Amérique du Nord) en matière de conciliation travail-famille, l’arrivée des femmes sur le marché du travail n’a jamais été proprement réfléchie. Une véritable révolution dans les moeurs, elle s’est pourtant réalisée, ici comme ailleurs, largement à l’improviste. La dénatalité qui sévit aujourd’hui découle, entre autres, de ce manque de planification. Mais cette crise de fécondité vient aussi du fait que faire des enfants est, plus que jamais, et bien plus que l’immigration, une affaire délicate et compliquée. Sur le plan individuel, elle tient à ce qu’il y a de plus profond, d’intime et d’aléatoire : l’amour. Sur le plan collectif, elle tient au statut des femmes elles-mêmes. Le temps n’est pas si lointain, faut-il le rappeler, où plus une femme avait des enfants, plus elle était impuissante.

Pour toutes ces raisons, il serait immensément plus sensé de miser sur l’immigration d’abord, et les bébés ensuite.

mercredi 22 novembre 2017

Le bébé et l'eau du bain (2)

Dans la flambée de dénonciations qui continue à se propager à une allure folle, des dérapages étaient sans doute inévitables. Le Québec a eu droit au sien, mercredi dernier, alors qu’un reportage de Radio-Canada clouait le comédien et professeur Gilbert Sicotte au pilori. Comme exemple de jeter le bébé avec l’eau du bain, ce dont je m’inquiétais dans ces pages la semaine dernière, on pouvait difficilement faire mieux.
 
Si l’heure est à la condamnation, encore faut-il savoir distinguer l’agression verbale de l’agression sexuelle. S’il peut bien sûr s’agir d’abus de pouvoir dans les deux cas, la nature des gestes n’est vraiment pas la même, les conséquences non plus. L’agression sexuelle est une violation non seulement de l’intégrité physique de quelqu’un, mais de son espace le plus intime. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs les victimes se sentent coupables : elles ont été dépossédées, en quelque sorte. Peu importe qu’elles aient résisté de toutes leurs forces ou non, elles ont inévitablement participé à cette mise en abîme. Une fois le mal fait, le problème devient davantage le leur que celui de l’agresseur, puisqu’elles portent la transgression en elles. Alors que dans le cas de la violence verbale, le dérapage est entièrement du côté de l’agresseur. Les gros mots, les sacres, les sautes d’humeur — à moins évidemment qu’il ne s’agisse d’une campagne de dénigrement systématique —, tout ça n’habite que celui qui en fait la démonstration. C’est son problème à lui, pas le vôtre.
 
De plus, l’agression verbale n’a pas du tout le même retentissement social. Il s’agit d’un acte individuel, alors que l’agression sexuelle a des répercussions collectives, puisque toutes les femmes (ou presque) partagent la peur d’être attaquées. L’assaut sexuel agit donc comme un mécanisme de contrôle sur les femmes — à tout le moins sur leur psyché, sinon toujours sur leurs allées et venues. C’est la raison pour laquelle il faut se réjouir de ce bal de dénonciations — la libération est collective, pas seulement individuelle — tout en déplorant les débordements.
 
Je ne connais pas Gilbert Sicotte personnellement, et je n’ai qu’une connaissance sommaire de ses méthodes d’enseignement. Mais les dénonciations à son égard me paraissent inspirées de la même frilosité intellectuelle qui sème controverse et consternation dans les universités anglo-saxonnes actuellement. La prolifération des questions sexuelles — du féminisme aux transgenres en passant par les LGBT —, questions qui ont justement ouvert de nouveaux espaces intellectuels sur les campus, a fini, malheureusement, par créer un mouvement contraire : un mouvement qui surprotège l’étudiant « vulnérable » et crée une mentalité de censure.
 
La création de « safe spaces » (lieux sûrs) est le meilleur exemple de ce détournement de sens. En principe tout à fait louable, permettant aux étudiants issus de la minorité de se mettre à l’abri de la discrimination, ils illustrent de plus en plus, dit la chroniqueuse américaine Judith Shulevitz, « la conviction, toujours plus répandue chez les étudiants, que leur école devrait les protéger de points de vue déconcertants ou pénibles ». Les exemples en ce sens abondent : des conférences annulées à la dernière minute, des journaux à grand tirage interdits sur des campus, des professeurs semoncés pour avoir apporté un point de vue critique à la question des transgenres.
 
À mon avis, il y a un lien entre cette tendance à vouloir accommoder à tout prix les sensibilités des étudiants, quitte à tourner les coins ronds, et l’affaire Sicotte. S’il est évident que l’enseignant a une fâcheuse tendance à l’excès de langage, que ses méthodes sont sans doute à revoir, de là à en faire la dernière tête de Turc, à le placer sans ambages sur le podium des briseurs de vie et des agresseurs forcenés, il y a un pas à ne pas franchir. Dans un endroit voué à la formation et au dépassement de soi, un professeur a non seulement le droit, mais le devoir de bousculer un peu, et même, oui, de signifier à certains qu’ils ne sont peut-être pas à leur place. Tout est dans la manière, évidemment, et on déplore que la direction n’ait pas choisi d’en parler à M. Sicotte au moment propice.
 
Personnellement, je déplore tout autant que le Conservatoire ne se lève pas aujourd’hui pour défendre le principe même de l’enseignement : le choc d’idées, la pensée critique, l’originalité. S’éduquer n’est rien sinon foncer tête première dans l’inconnu. Gilbert Sicotte a sans doute beaucoup de questions à se poser aujourd’hui. Mais, de grâce, résistons à cette fâcheuse tendance à conserver les esprits dans la ouate.

mercredi 15 novembre 2017

Le bébé et l'eau du bain

Posée une première fois lors de l’affaire Claude Jutra, la question retentit aujourd’hui de plus belle : faut-il séparer l’art et l’artiste ? Sachant maintenant que l’agression sexuelle est aux plateaux de tournage et aux salles de maquillage ce que le vent est à l’automne, souvent déchaîné, faut-il faire la différence entre l’artiste qui nous éblouit et l’homme qui, à la suite de révélations faites sur son comportement, nous horripile ? Faudrait-il jeter le bébé avec l’eau vachement sale du bain ?

Je me souviens d’un professeur de littérature qui nous sermonnait là-dessus. Il ne fallait surtout pas s’attarder aux travers personnels des grands écrivains, disait-il. Peu importe si l’un zyeutait les petites filles ou si l’autre volait à l’étalage, il fallait s’en tenir uniquement à l’oeuvre. C’était l’époque où, quel que soit le défaut, puer de la bouche ou battre sa femme, on avait tendance à assimiler tout ça à une espèce de turpitude intérieure dont le « génie créateur » serait, c’est bien connu, pétri.

 
Roman Polanski, accusé en 1977 du viol d’une fille de 13 ans, et Woody Allen, écorché en 1993 par les allégations d’agression sexuelle de sa fille adoptive, Dylan Farrow, ainsi que par son union avec sa belle-fille Soon-Yi Previn, ont tous deux bénéficié de ce mur de Chine entre l’art et l’artiste. Ils n’ont pas eu à payer professionnellement pour leurs écarts de conduite personnels. Le mythe du grand homme, du brillant artiste, a longtemps eu le dos large. Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui.

S’il y a une chose qui ressort de l’avalanche d’inconduites sexuelles, présumées ou reconnues, de Harvey Weinstein à Sylvain Archambault, c’est que cette notion jupitérienne de « génie créateur » ouvre la porte à toutes sortes d’abus, notamment auprès de jeunes nymphes, femmes ou hommes attirés vers les firmaments. Depuis toujours, les « grands talents » ont la permission de tout bouleverser, y compris la paix d’esprit de ceux qui les entourent et l’intégrité physique de ceux et celles qu’ils convoitent. Mais il y en a marre. Des centaines de dénonciations, dont on n’a pas encore vu la fin, ont eu la peau de cette idylle mal barrée, de cette idéalisation perverse de l’esprit créateur et des passe-droits qui en découlent.

 
Mon prof de littérature serait parfaitement scandalisé de voir qu’aujourd’hui la distinction entre l’art et l’artiste ne se pose même plus. Évidemment, il est plus facile de faire la part des choses quand l’artiste est mort depuis quelques siècles ou même quelques décennies. Quand l’oeuvre a survécu à l’homme, c’est bien le signe que la création dépasse celui qui l’a créée. N’empêche que les dégringolades vertigineuses des dernières semaines dénotent une différence notoire entre le traitement réservé encore récemment à Roman Polanski et à Woody Allen et les mises au ban radicales auxquelles on assiste aujourd’hui.

On peut d’ailleurs se demander si le retour du balancier n’est pas, dans certains cas, exagéré. Fallait-il vraiment que Ridley Scott refasse les scènes de son dernier film (All the Money in the World) afin d’effacer la brebis galeuse Kevin Spacey du portrait ? Qu’on décide, dans la foulée des révélations troublantes au sujet de l’acteur, de ne pas lui remettre le prix qu’on lui destinait, soit. Il faut bien qu’il y ait un coût à se croire tout permis. Mais après des siècles de laisser-faire vis-à-vis de tels comportements, après une indifférence manifeste vis-à-vis des victimes de ces mêmes comportements, un tel empressement à soudainement « laver plus blanc » est lui-même suspect. Se soucie-t-on vraiment de probité et d’éthique ou est-ce bêtement la peur de perdre au box-office qui justifie cette guillotine ?

Je m’attarde à Kevin Spacey, un des grands acteurs de la scène contemporaine, parce qu’il illustre le mieux ce qui est en jeu ici : la perte de quelque chose de précieux, précisément ce qui préoccupait mon vieux prof. Les films de Claude Jutra, comme ceux de Harvey Weinstein, vont survivre aux scandales. Et c’est tant mieux. L’industrie de l’humour aussi. Sous les auspices du nouveau Festival de rire de Montréal, il y a raison de croire qu’il ne s’en portera que mieux. Dans le cas de Kevin Spacey, le prix est à la fois personnel et professionnel. Or, on a beau le remplacer, ou simplement l’éliminer, on va s’en ennuyer.

La prise de conscience qui s’opère en ce moment est cruciale, voire révolutionnaire. Mais comme toute révolution, elle peut parfois faire grincer des dents.

mercredi 8 novembre 2017

La vague rose

Aurait-on, au Québec, l’inconscient collectif plus aiguisé qu’ailleurs ? La capacité de se soulever sans dire un mot, de redresser la tête collectivement sans consulter son voisin, par pur instinct de devoir tourner la page ?

Lundi matin, à l’entrée du Y du Parc de Montréal, les abonnés lève-tôt (comme moi), contrairement à leurs habitudes têtes baissées, bouches cousues, se sont mis spontanément à parler de l’élection de la veille. Le sourire bien accroché. On venait de vivre quelque chose d’exceptionnel et on se devait de le souligner. Par-delà les effluves de chlore et d’espadrille, ça fleurait l’espoir, le sentiment qu’on allait en tout cas vers du mieux.

Ce n’est pas seulement qu’on a élu une femme à la tête de Montréal, pas juste une question de briser le plafond de verre. Kim Campbell au fédéral en 1993 et Pauline Marois au provincial en 2012 ont toutes les deux réussi l’exploit sans par ailleurs créer beaucoup d’émoi. Ce n’est pas tout de pouvoir féminiser la direction, encore faut-il pouvoir la changer, cette direction. Et c’est justement ce que représente l’élection de Valérie Plante et de Projet Montréal.

Bien sûr, tout reste à faire. Mais pour ce qui est d’une élection coup-de-poing, une élection qui nous oblige à reconnaître qu’à partir de maintenant, ce n’est plus tout à fait comme avant, le 5 novembre 2017 passera à l’histoire. Cette élection, d’abord, est une riposte à une autre élection matraque, celle de Donald Trump il y a un an. À la base, les deux scrutins représentent le renversement de l’establishment politique, un changement de paradigme radical, mais dans deux sens absolument opposés. Chez nos voisins, l’humeur était au rétroviseur, à la nostalgie du temps où les « hommes étaient des hommes » et le travail, à l’usine et à la mine. À Montréal, on a plongé plutôt dans l’avenir en remettant les clés à une majorité de femmes, à plus de jeunes aussi, et au type de projets qui les définit le mieux.

L’élection de dimanche est également un clin d’oeil au 15 novembre 1976. Valérie Plante n’est pas René Lévesque, c’est sûr, et Projet Montréal n’est pas le vaste reposoir d’attentes et d’espérance que représentait le Parti québécois dans ces années-là. Ces deux moments « historiques » ont néanmoins plusieurs choses en commun. D’abord, ils ont créé la stupéfaction, sans parler de beaucoup de nervosité dans le monde des affaires. Avant même que Valérie Plante n’apparaisse sur scène pour interpréter sa propre version de l’Ode à la joie, Luc Ferrandez sentait le besoin d’envoyer un signal d’apaisement. « Tout le monde prend un Valium »comme le disait une fameuse caricature de René Lévesque à l’époque. Ensuite, dans un cas comme dans l’autre, c’est l’arrivée en force de la gauche, d’une toute nouvelle proposition — de là, d’ailleurs, la nervosité — à un moment où on croyait devoir se satisfaire du statu quo.

Finalement, de la même façon que le PQ incarnait le rêve du pays, Projet Montréal, avec Valérie Plante à sa tête, c’est le rêve féministe qui s’actualise, le rêve d’un monde meilleur, amélioré et changé. Le féminisme n’a jamais voulu simplement remplacer des hommes par des femmes ; il a toujours impliqué un certain communautarisme, de nouvelles priorités, une autre façon de faire. « Moins de taxes, plus de bienvenue », indiquait une affiche électorale de PM. Or, de la même façon qu’il était possible de ne pas être indépendantiste en 1976 et quand même se sentir porté par le rêve, grandi par toute cette audace, au lendemain des élections municipales, il n’est pas nécessaire d’être une femme pour se sentir propulsé en avant, renforci par le vent de changement, comme en témoignait le sourire radieux d’un homme en shorts et à la tête blanche au Y lundi dernier.

Tout ça est fragile, comme le rappelle l’histoire mouvementée du PQ lui-même. On peut incarner le changement un jour et tout à fait autre chose (le beau risque, le repli identitaire…) le lendemain. Il serait naïf de croire que le retour de la gauche au pouvoir, avec un grand P, a sonné. Trump est là pour nous le rappeler. Mais l’étonnante victoire de Valérie Plante/Projet Montréal démontre que, comme en 1976, les plaques tectoniques bougent. À la voir qui portait à peine sur terre dimanche, on se souvient que rien n’est aussi touchant, ni tout à fait aussi inspirant qu’un vieux rêve qui se réalise devant vos yeux.

mercredi 1 novembre 2017

À hauteur de femme

Qui aurait cru qu’une jeune néophyte en politique, à peine cinq ans de conseils municipaux derrière la cravate, aussi bien dire une parfaite nobody, chaufferait un vieux routier, un homme qui a fait ses classes auprès de Jean Chrétien et qui, après des années de sombres complots à l’hôtel de ville, a remis Montréal sur pied ? On se croirait propulsé dans un film américain.
 
Le sondage CROP publié cette semaine confirme le coude à coude entre le maire un brin grognon Denis Coderre et sa souriante rivale Valérie Plante. Le maire a beau minimiser les résultats (« On savait que ce serait serré »), on se pince. Même les membres de Projet Montréal n’en croient pas leurs yeux. Après les administrations mornes, incompétentes et/ou compromises que furent celles de Pierre Bourque, de Gérald Tremblay et de Michael Appelbaum, Denis Coderre, il faut le dire, s’est avéré une véritable bouffée d’air frais. Devant même les turpitudes d’Ottawa (et ses pipelines) ou de Québec (et ses niqabs), l’homme est capable de se tenir debout. Ça s’appelle de la poigne, ça, madame. Il paraît donc invraisemblable que le « nouveau shérif en ville » n’obtienne pas un deuxième mandat.
 
Alors, comment expliquer sa déconfiture à quelques jours du vote ? Le dernier sondage montre les nombreux chantiers du doigt, le ras-le-bol des citoyens devant le festival des cônes orange. Une ombre au tableau certainement pour Monsieur « en mode solution », mais, à mon avis, il ne s’agit pas là d’un obstacle majeur. Les travaux sont une plaie, certes, mais il faut bien que quelqu’un s’en occupe. Si jamais Denis Coderre mord la poussière dimanche, ce sera pour des raisons plus profondes : le cynisme de plus en plus répandu devant la « vieille politique ».
 
Sans rien enlever à Valérie Plante, qui fait preuve, elle aussi, d’une poigne remarquable, il est évident que la chef de Projet Montréal profite du vent qui tourne en faveur des femmes en politique, du désabusement devant la politique en général et jusqu’à la vague de dénonciations face à une certaine « masculinité toxique ». Déjà, en 2013, l’étonnant score d’une néophyte sans aucune expérience, Mélanie Joly, arrivée deuxième dans la course à la mairie de Montréal, indiquait que les jeunes femmes en fleur étaient désormais recherchées en politique. Qui l’eût cru ? Comme si la fraîcheur qui se dégageait d’elle (malgré une indifférence à peine dissimulée envers la politique municipale, disons-le) valait aussi cher que l’expérience d’un homme de la trempe de Denis Coderre et plus encore que celle d’un Richard Bergeron.
 
Quatre ans plus tard, l’appétit pour un autre style de politique, une autre façon de faire, est plus palpable encore. Demandez d’ailleurs à « l’homme de la situation », Valérie Plante, comment elle explique sa cote de popularité et elle répond : « Pas formatée. » Autrement dit, en plus d’avoir, elle aussi, de l’énergie à revendre et un bon sens de l’humour, elle n’est pas pétrie de formules toutes faites. Elle paraît immensément plus sincère que Denis Coderre, en plus d’être décidément moins autoritaire. En ce sens, l’enquête d’ICI Radio-Canada qui révélait la semaine dernière un homme tout sourire en public mais colérique en privé est bien plus dommageable pour le maire sortant que le manque de coordination des travaux publics.
 
De la même façon que Valérie Plante profite d’une ardoise relativement vierge en ce qui concerne les femmes en politique, son rival, lui, croule sous le poids d’une double crise : celle des institutions publiques — on n’a qu’à jeter un coup d’oeil à Québec pour en constater l’étendue — et celle d’hommes puissants qui se croient tout permis. Denis Coderre n’a rien d’un Harvey Weinstein ou même d’un Marcel Aubut, loin s’en faut, mais, et c’est malheureux pour lui, il affiche un format « mon oncle ». Injuste, dites-vous ? Sans doute, mais on assiste aujourd’hui au retour du balancier. Pendant longtemps, les femmes ont payé leur petite taille, leur voix feluette et leur hésitation à prendre la parole. Elles n’étaient pas à la « hauteur », croyait-on. Au tour des hommes aujourd’hui de payer leurs manières brusques, une certaine arrogance et cette facilité de croire que tout leur est dû.
 
L’étonnante performance de Valérie Plante tient, à mon avis, à ce qu’elle représente le meilleur des deux mondes : une assurance d’homme dans un corps de femme qui transpire la candeur et l’absence d’artifices. On verra bien dimanche s’il s’agit d’une potion magique.