mercredi 6 mai 2020

La solitude tue

Il n’y a pas que la COVID-19 qui décime les rangs des 80 ans et plus. La solitude fait des ravages aussi. L’histoire de Réal Migneault, dont la visite au chevet de sa mère a eu un effet inattendu, est éloquente à cet égard. Atteinte du virus, la dame de 85 ans n’en avait plus pour longtemps, ce qui permettait à son fils d’enfin lui rendre visite. Trois jours et trois visites plus tard, la résidente du CHSLD Berthiaume-Du Tremblay à Montréal était revenue à elle et fredonnait ses chansons préférées. Le contact avec son fils semble l’avoir ressuscitée. Mais pour combien de temps ? Thérèse Marineau est à nouveau condamnée à l’isolement ; elle n’a plus droit aux visites. Urgence sanitaire oblige.
De toutes les révélations que nous réserve cette pandémie, aucune n’est plus ahurissante que celle concernant les centres d’hébergement pour personnes âgées. Ce sont les corps anormalement amaigris, les couches qui débordent et les cadavres qu’on tarde à sortir des chambres qui nous ont le mieux fait comprendre que « la guerre dont parlent les gouvernements est celle que les institutions mènent contre leurs citoyens ». En commençant par les vieux. Ou devrais-je dire les vieilles ? Derrière ces éternelles oubliées, on en trouve d’autres, femmes elles aussi pour la plupart, très souvent immigrantes, qu’on s’évertue à ne pas voir et à traiter sans considération.
Curieusement, cette « urgence sanitaire » nous force à reconnaître que notre plus gros problème n’est pas d’abord sanitaire. Il est humain, social et politique. Comme dit l’ex-présidente de Médecins sans frontières, Joanne Liu, une fois la pandémie derrière nous, « les gens ne se rappelleront pas tout ce qu’on a fait par rapport au lavage des mains […] Ils vont se rappeler qu’ils n’étaient pas là quand leur mère est décédée ». Le problème qui saute aux yeux ici n’est pas d’abord médical : c’est l’isolement et l’abandon. C’est le fait que 10 % seulement des aînés hébergés reçoivent des visites régulières de leurs proches. C’est le manque flagrant de contact humain.
Tous les CHSLD ne sont pas des prisons ignobles, bien sûr. Malgré un manque chronique de personnel, plusieurs font ce qu’ils peuvent pour offrir une vie digne de ce nom. Et puis, le Québec n’a certainement pas inventé la notion de centres d’hébergement pour « personnes en perte d’autonomie », ni les problèmes associés à ce type d’établissement en pleine pandémie. Seulement, le Québec compte beaucoup plus de résidences pour aînés, un phénomène que nous payons durement à l’heure actuelle.
« Plus de 40 % des 85 ans et plus vivent dans un centre d’hébergement privé ou public au Québec », comparativement à environ 30 % ailleurs au Canada. C’est cette réalité, dont on ne se souciait guère avant la venue de la pandémie, qui fait de Montréal l’épicentre de la propagation virale au Canada et du Québec, un des endroits les plus touchés en Amérique du Nord. Mais comment sommes-nous devenus les champions des centres d’hébergement pour aînés ? Le vieillissement de la population, l’urbanisation et jusqu’au type d’habitation expliquent en partie le phénomène. Mais le Québec est-il si différent, disons, de la Colombie-Britannique ? Pas tant. On trouve une différence notoire, par contre, dans le nombre de résidences pour aînés privées. Selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement, le « taux d’attraction » du privé en 2019 était de 18,4 % au Québec, comparativement à 6,1 % ailleurs au Canada. Tout « un contraste », dit le rapport.
Je n’essaie pas d’épingler l’hécatombe des CHSLD sur le seul dos du privé. Devant l’innommable, nous avons tous à nous interroger. L’indifférence générale à l’égard des personnes âgées est une responsabilité individuelle et collective. Mais parmi les examens de conscience auxquels cette crise nous convie, « la dictature des écoles de gestion » devra certainement se retrouver en haut de liste. L’idéalisation du privé, perçu comme moins cher et plus efficace, s’est imposée dès les années 80 pour culminer avec la méthode Toyota et la centralisation à outrance dans les années 2000. « On a coupé dans le social pour donner au biomédical », résume Claude Doyon, retraité du système de santé après 32 ans de service. On a coupé dans les « petits » services — la secrétaire, la réceptionniste, la préposée aux bénéficiaires et jusqu’aux infirmières — pour donner aux grands établissements et aux hauts gradés. Avec les résultats qu’on connaît.
En temps normaux, n’importe quel gouvernement serait forcé de démissionner devant l’étendue des problèmes que cette crise nous révèle. L’heure est tout sauf normale. On a tellement besoin de croire dans l’utilité du combat auquel on nous convie — « ensemble on va y arriver ! » — que tout ce qui ne concerne pas une solution immédiate est remis à plus tard.
Pourtant, il n’y a pas que les microbes qui tuent. La solitude, la négligence et la discrimination le font aussi.

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