mercredi 7 août 2013

La banalité du mal


C'est le terme audacieux que la philosophe allemande Hannah Arendt trouva pour décrire, en 1963, le lieutenant colonel nazi, Adolf Eichman. Depuis, la notion que les pires atrocités peuvent être commises par des gens ordinaires, qui paraissent et agissent normalement, a été largement acceptée. Du moins, par les psychiatres; pour le public, cette notion passe encore difficilement. Chaque fois qu'on est confronté à des gestes particulièrement odieux --pensons à Dzhokhar Tsarnaev, Luka Magnotta, Guy Turcotte, Marc Lépine-- on crie au monstre, à la maladie mentale, à n'importe quoi qui sépare ces êtres infects du commun des mortels, c'est-à-dire de nous.

Ariel Castro, le chauffeur d'autobus scolaire de Cleveland, Ohio, récemment condamné à 1,000 ans de prison pour avoir emprisonné, violé et torturé trois jeunes femmes pendant près de 10 ans, fait partie de cette galerie de monstres dont l'exceptionnelle cruauté, pensons-nous, le met à part, hors du circuit des êtres normaux.

Castro a été trouvé coupable de 937 chefs d'accusation d'enlèvements, de viols, d'agressions sexuelles, de voies de fait et même de tentatives de meurtres pour avoir violemment provoqué des fausses couches chez une de ses victimes. Les trois femmes, Michelle Knight, Amanda Berry et Gina DeJesus, ont été enchainées dans le sous-sol, privées de nourriture, étranglées avec de la corde électrique pour les décourager de fuir et, plus tard, enfermées au deuxième étage. Et, bien sûr, violées à répétition. Elles ne sont jamais sorties de la maison durant les 9 ou 10 ans de leur captivité.

Pourtant, tout le long de son procès, l'homme de 53 ans n'a cessé de dire qu'il n'était ni méchant ni violent, encore moins monstrueux. Mettant son comportement sur le compte d'une addiction sexuelle liée à la porno, et l'abus sexuel dont il aurait été victime enfant, Castro est même allé jusqu'à dire, à deux reprises, qu'il vivait en "harmonie" avec ses trois captives. Mieux:  "La majorité des rapports sexuels qui ont eu lieu dans cette maison, et probablement l'entièreté, était consensuelle," affirma-t-il.

De la même façon qu'Eichmann croyait accomplir son devoir en exécutant la "solution finale," Ariel Castro, lui, a non seulement cru bon d'incarcérer trois femmes pour son plaisir sexuel mais croyait ses fantasmes partagés par celles-ci. Ça dépasse l'entendement, bien sûr,  mais plutôt que d'y voir qu'une grossière anomalie, il faudrait, à l'instar d'Hannah Arendt, voir en quoi un tel comportement prend racine dans des comportements beaucoup plus répandus.

À mon avis, il y a un lien entre la violence sexuelle d'un Ariel Castro et la violence par médias sociaux interposés que vient d'essuyer une journaliste britannique, Caroline Criado-Perez, suite à sa campagne pour mettre une femme, l'écrivaine Jane Austen, sur la monnaie anglaise. Dès l'annonce de la nouvelle, le 24 juillet dernier, Mme Criado-Perez a été menacée de viol et de mort sur Twitter. Pas moins de 50 tweets menaçants par heure pendant 48 heures, du genre: "Ta gueule, putain, ou je te la ferme et t'étrangle avec ma queue".

La fureur misogyne sur Twitter n'est pas sans rappeler celle qui faisait rage récemment sur Facebook. Sur le célèbre site --qui, en passant, interdit du contenu sur l'allaitement maternel et la chirurgie de reconstruction mais pas, jusqu'en mai dernier, la violence faite aux femmes-- on pouvait voir des photos montrant des femmes ensanglantées, amochées, quasi mortes, avec ces légendes: "La prochaine fois, ne tombe pas enceinte". "Elle m'a brisé le coeur. Je lui ai brisé le nez".

Il n'y a pas une femme qui regarde cette propagande haineuse sans se demander si on ne se leurre pas par rapport à la société dans laquelle on vit. Partout, on nous dit que nous avons les mêmes droits, les mêmes possibilités, que nous sommes les bienvenues. Mais dans les faits, quand personne ne regarde ou n'écoute, protégé par l'anonymat des médias sociaux ou, encore, par les structures hiérarchiques des bastions masculins, tels l'Armée, on découvre un vaste réservoir de mépris, un ressentiment incommensurable vis-à-vis les femmes qui osent prendre leur place. Pour ne rien dire de l'entêtement obtus de l'Eglise vis-à-vis les femmes. Le pape a beau se faire tout chaleureux face aux foules et aux journalistes, il fait partie du poison qui discrédite les femmes sur la place publique.

La "banalité du mal" aujourd'hui trouve tout son sens dans cette misogynie latente, indécrottable, qui pustule comme des boutons de fièvre dans les coins les plus reculés, voire intouchables de la société. Je me demande ce que Hannah Arendt en dirait.

                                                                                   

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