mercredi 18 juillet 2018

L'art n'est pas la politique

Le calme après la tempête. Après trois semaines de débats et de controverses — une première pièce (SLĀV) huée et retirée de l’affiche, une deuxième (Kanata) montrée du doigt elle aussi pour manque de représentativité —, voici que les artistes tendent la main, que les militants changent de ton et qu’une paix des Braves se dessine à l’horizon.
Le message politique a été entendu, et c’est tant mieux. L’histoire des Noirs comme celle des Autochtones sont les plaies béantes de l’Amérique. Il était à prévoir que les grands oubliés de l’Histoire manifesteraient leur déplaisir devant une nouvelle preuve « d’invisibilité ». Le peu de chanteuses noires et l’absence de comédiens autochtones méritait d’être soulignée, c’est sûr. Mais sans dire n’importe quoi, comme s’en sont bien gardés les signataires du texte publié dans Le Devoir samedi, sans crier au racisme et à l’appropriation culturelle, des non-sens dans un cas comme dans l’autre puisqu’il s’agit d’hommages envers ces marginalisés. Et puis, pour citer un internaute, « la culture est là pour être volée ». L’art consiste précisément à piller les histoires des uns et des autres. C’est là sa force.
Nous ne sommes quand même pas en présence ici de la lingerie Victoria Secrets, pour laquelle on a déjà fait défiler des mannequins coiffées de plumes amérindiennes, ni de « blackface » dans une représentation théâtrale. SLĀV et, on le présume, Kanata s’inscrivent à l’encontre des stéréotypes et des préjugés faciles. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus saisissant dans toute cette histoire. On fait le procès de Betty Bonifassi, de Robert Lepage et d’Ariane Mnouchkine comme s’il s’agissait de nouveaux colonialistes, d’adversaires à la cause, plutôt que des alliés qu’ils sont réellement.
Oui, on peut leur reprocher une certaine naïveté et un manque de jugement. Oui, SLĀV et Kanata pourraient être plus inclusifs. Cela dit, ces oeuvres, telles qu’elles sont, font davantage partie de la solution que du problème. C’est l’intérêt pour la question autochtone comme pour celle de l’esclavage, précisément le contraire de ce dont se plaignent leurs critiques, qui motivent ces créations. Mieux encore que des déclarations de l’UNESCO ou des changements de loi, c’est au moment où la culture se mêle d’aborder une question épineuse qu’on peut prétendre avoir franchi le mur de l’indifférence. C’est une fois traduites dans l’imaginaire collectif, et seulement là, que les choses commencent à changer.
Bref, si le message politique a été entendu, le message culturel tarde, lui, à être compris. L’art n’est pas de la politique. C’est essentiellement ce que disent Bonifassi, Lepage et Mnouchkine. La politique a le devoir de rectifier les injustices, alors que l’art n’a que celui d’en parler. On ne peut pas exiger les mêmes comptes de l’un comme de l’autre. Si la fameuse représentativité en politique se compte par tête de pipe (une personne, un vote), c’est une autre paire de manches pour ce qui est des représentations artistiques.
Robert Lepage et Ariane Mnouchkine ont aujourd’hui le devoir de tendre l’oreille, mais ils n’ont absolument pas celui de traduire mot à mot la vision que les Premières Nations ont d’elles-mêmes ou de leur histoire, ni de mettre le plus d’Autochtones possible sur scène. L’art est un pari de l’imagination, comme le dit celle qui a réinventé magistralement le personnage de Molière, et bien d’autres choses encore. C’est dans le fait d’imaginer ce qu’on comprend mal — l’arrivée des Européens, les pensions autochtones, le meurtre et la disparition de combien de femmes — qu’on réussit non seulement à tendre la main à l’autre, mais à se mettre un petit peu à sa place. « On ne peut pas parler de fraternité si on n’imagine pas son frère ou sa soeur », dit Ariane Mnouchkine.
C’est ce qui est si crucial, si irremplaçable dans le processus de création : c’est plus qu’un simple assemblage de données, c’est la possibilité de sentir, de compatir et, grâce à ces sentiers sinueux du coeur et de l’esprit, de mieux comprendre. Et, oui, ce processus-là demande distance, recul et transformation. Liberté aussi, qui, sans être absolue, mériterait un peu plus de considérations que ce qu’on a vu jusqu’à présent.
La possibilité de recréer son existence, de se réinventer, est ce que l’être humain a de plus précieux. L’oublier est tout aussi dangereux, pour la société que nous sommes, qu’oublier d’inclure les marginalisés parmi nous.

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