mercredi 1 mai 2019

La censure

Mathieu Bock-Côté est une petite institution au Québec. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, le chroniqueur, auteur et débatteur a réussi l’impensable au cours des 10 dernières années : il a dépoussiéré les figures de Lionel Groulx et de Maurice Duplessis, remis un certain patriotisme suranné à l’honneur, recentré le débat nationaliste (beaucoup) plus à droite, sans parler du fait qu’il a rehaussé la vigueur du débat public et donné le goût des phrases ampoulées. Il n’a pas réussi tout ça tout seul, évidemment, mais il en est certainement un des principaux architectes.
Tout en comprenant fort bien ce qu’on lui reproche, je déplore que la librairie Le Port de tête ait dû annuler l’événement où il devait parler. « Mettez-vous à ma place, me dit un des copropriétaires, qui, vu la controverse, préfère ne pas être nommé. On organise des débats, pas des foires d’empoigne. » Choquées par la venue du pourfendeur en chef de la gauche québécoise, certaines voix se sont élevées, menaçant de lui « réserver des surprises », dont des œufs, des tomates et des injures.
Une première pour la petite librairie du Plateau qui, bon an mal an, organise quelque 170 événements, et à qui l’incident laisse néanmoins un arrière-goût. Hormis dans les cas de crimes haineux, la censure est toujours une erreur. À plus forte raison à un moment où les fake newsabondent et où les bâillons et les dispositions de dérogation sont à l’honneur. Sans parler de toute l’eau au moulin que cette annulation apporte à MBC lui-même, depuis longtemps obsédé par la rectitude politique de gauche.
De quelque allégeance politique qu’on soit, gauche ou droite, la tendance est souvent de serrer les rangs devant les outrecuidances et les bévues, de prétendre qu’il n’y a rien là. Voyez un peu ce que devient le Parti républicain, aujourd’hui vidé de tout sens moral à force d’accommoder les dérapages de Donald Trump. Il y a un coût à siffler dans le cimetière. Le coût est particulièrement élevé, à mon avis, pour la gauche qui s’est quand même battue pour la liberté de parole, la liberté tout court, et qui se dépatouille à l’heure actuelle avec l’espèce de purisme qui étreint le débat sur l’appropriation culturelle.
Si l’inclusion dont se targuent les mouvements de gauche est pour garder tout son sens, elle doit inclure la parole de ses adversaires. La tendance à faire taire ce qui nous indispose, bien que profondément humaine, n’est aucunement acceptable et mérite, chaque fois, d’être dénoncée. On espère que la poignée de militants qui voient M. Bock Côté dans leur soupe peaufinent leurs arguments, la prochaine fois, plutôt que leurs menaces.
Cela dit, remettons l’incident en perspective. On peut se demander, d’abord, pourquoi la police a cru bon d’avertir la librairie de ce qui se tramait à l’égard de MBC. Après tout, « il ne s’agissait pas de menaces de mort », de préciser un des dirigeants. Et la librairie était déjà au parfum. La police cible-t-elle aussi les endroits susceptibles d’être perturbés par des mouvements d’extrême droite ?
Je pose la question, car on sait que Facebook et Google, tout en ayant ignoré l’intrusion russe aux dernières élections américaines ainsi que la prolifération des discours haineux, ont décidé de se reprendre en ciblant des propos de gauche. Selon le World Socialist Web Site, « une campagne qui a débuté sous le prétexte de combattre l’ingérence russe et les fausses nouvelles vise de plus en plus ouvertement les opinions de gauche ». On peut donc se demander si la police n’est pas, elle aussi, en train de se tromper de cible.
La rectitude politique, maintenant. Non seulement elle n’est pas l’apanage uniquement de la gauche, mais elle est devenue une véritable obsession des mouvances de droite. Le politiquement correct est le miroir déformant par lequel ceux qui se sentent marginalisés par le « système » dépeignent tout ce qu’ils perçoivent comme élitiste : les universités, les gouvernements, les intellectuels de gauche. Aux États-Unis, Donald Trump a même imputé des fusillades ainsi que le groupe État islamique à la rectitude politique — ce qui empêche les gens, dit-il, d’utiliser « le gros bon sens et de se défendre comme ils devraient ».
Ce que Mathieu Bock-Côté appelle « la dictature des minorités haineuses » se trouve en fait davantage du côté de l’extrême droite. Il s’agit ici des nationalistes purs et durs, « ivres de vertu et tellement convaincus d’avoir le monopole de la vérité » qu’ils dictent, en terre promise, qui a droit de cité. Ces patriotes qui, partout en Occident, défendent l’honneur et la survie des vieilles souches ont, bien entendu, leurs propres règles et lignes de conduite. Ils sont ce que l’analyste américain Alex Nowrasteh appelle les « patriotiquement corrects », constamment à l’affût des invasions barbares et des voleurs de jobs.
« Ce qu’on voit aujourd’hui dans les campus est une forme de tyrannie couronnée de bonnes manières alors que la rectitude patriotique, elle, est tyrannique mais sans manières », dit-il.
Oui, la rectitude politique est un fléau. Mais elle est beaucoup plus répandue qu’on le croit.

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