mercredi 30 octobre 2019

Les mots pour le dire

« Ce n’est pas un “drame familial” […]. C’est un double meurtre, commis par un meurtrier. »
La mort, mercredi dernier, de deux jeunes enfants aux mains de leur père a fait couler beaucoup d’encre, suscitant indignation et incompréhension comme chaque fois qu’une telle calamité se produit. Mais la tuerie de la rue Curatteau à Montréal a aussi provoqué une montée de lait chez la co-porte-parole de Québec solidaireManon Massé. Appelons « un chat un chat », disait-elle, visiblement irritée des perpétuels gants blancs enfilés lorsque l’on parle de violence conjugale. « Comme si le meurtrier était un gars ordinaire qui, dans un moment de détresse, écrit-elle sur sa page Facebook, décide d’assassiner et de mutiler ses deux enfants. T’sais, une réaction banale à une séparation. »
Crime passionnel. Fait divers. Drame familial. Violence faite aux femmes. La question de la violence conjugale — cette autre épée de Damoclès qui pend, après l’agression sexuelle, au-dessus de la tête de bien des femmes — a quand même progressé depuis 30 ans. « Après avoir longtemps été tenues pour des affaires de couple relevant du secret des alcôves, les violences conjugales sont devenues peu à peu une affaire de justice pénale », dit une étude sur la question.
Pointez-vous dans un poste de police du SPVM et il y a fort à parier que vous verrez des affiches avisant que la violence conjugale, c’est du sérieux. Grâce aux pressions de groupes féministes, notamment, on a compris qu’un homme qui bat sa femme, à plus forte raison qui la tue ou, encore, qui tue et mutile leurs deux enfants en s’assurant que son ex sera la première à en faire la macabre découverte, n’est pas d’abord un homme en « détresse ». C’est un homme qui cherche à avoir le dernier mot.
« Certains hommes considèrent qu’ils ont le droit de contrôler leur conjointe et d’utiliser tous les moyens qu’ils estiment nécessaires, incluant la violence, pour affirmer et maintenir leur pouvoir sur elle», écrit Simon Lapierre, professeur de travail social à l’Université d’Ottawa. «Lors de la séparation, ces hommes considèrent qu’on leur enlève ce qui leur appartient et tentent ainsi de continuer d’exercer leur contrôle et leur pouvoir. Le principal problème n’est donc pas la détresse masculine, mais bien la domination des hommes sur les femmes. »
Et pourtant, chaque fois qu’une histoire comme celle-ci surgit — et c’est bien ce qui enrage les femmes qui, comme Manon Massé, ont travaillé à mettre les choses au clair — on continue à ne pas savoir où donner de la tête. « C’est tellement incompréhensible », disait Bernard Drainville sur les ondes du 98.5 FM. On lève les bras au ciel en se demandant comment « l’humanité » peut tomber si bas, déplorant encore un autre « drame familial ». Sans nécessairement en être conscient, on démasculinise et on dédramatise l’événement. Comme dit un collectif féministe qui dénonce le traitement des meurtres conjugaux, « le “drame” n’est pas un qualificatif pénal, il relève du champ lexical de l’art ».
Bien des années et des études plus tard, on persiste donc à tourner les coins ronds en matière de violence conjugale. On parle, par exemple, de « ces parents qui tuent leurs enfants » comme s’il s’agissait, entre pères et mères, du même phénomène. Oui, les femmes tuent leur progéniture, elles aussi, mais leur motivation n’est pas du tout la même : elles sont souvent à bout de ressources et décident d’amener les enfants avec elles dans la mort. C’est tout aussi inacceptable, mais il ne s’agit ni de vengeance ni de domination, plutôt de désespoir. Alors pourquoi cette surprenante confusion lorsque surviennent des cas de violence conjugale ?
Pour la même raison qu’il a fallu attendre 20 ans avant d’admettre collectivement que la tuerie de Polytechnique, loin de relever du simple délire, était un crime haineux contre les femmes. L’idée qu’un jeune homme ait froidement exécuté 14 étudiantes n’était tout simplement pas recevable. C’était un affront direct au rêve le plus tenace de l’existence humaine : l’amour. Des hommes qui tuent leur femme ou leurs enfants tuent également un certain idéal amoureux. Sans parler de l’image monstrueuse, déformée par une cruauté inimaginable, qu’elle renvoie de certains hommes. Autant de choses qu’on refuse d’affronter.
Comme pour Polytechnique, ces meurtres suicides sont difficiles à accepter. C’est la vie conjugale à son plus laid, alors qu’on a besoin de croire qu’elle existe à son plus beau. Ne vous demandez pas pourquoi 70 % des actes de violence conjugale, comme bien des agressions sexuelles d’ailleurs, ne sont jamais signalés à la police, ainsi que l’analyse Statistique Canada. On garde ça mort pour mieux garder l’idéal amoureux en vie. L’être humain carbure à l’espoir, c’est bien connu, et l’espoir est justement un sentiment aux coins ronds.
Cela dit, cette façon de prendre la violence conjugale avec des pincettes a assez duré. Regardons la réalité en face, traitons les faits avec les mots qui correspondent aux gestes plutôt qu’aux sentiments ambigus que nous entretenons à ce sujet. Un père qui tue et mutile ses enfants par pur ressentiment mérite-t-il toujours d’être appelé un père, de toute façon ?

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